La Presse Anarchiste

13, 14, 15 Juin 1990, une enquête au-dessus de tout soupçon

Paru aux édi­tions La Décou­verte, fin 1990, Rou­ma­nie, le livre blanc : la réa­li­té d’un pou­voir néo-com­mu­niste, un ouvrage réa­li­sé par Mih­nea Berin­dei, Ariad­na Combes et Anne Planche, pré­sente un inté­rêt qui se fait rare par les temps qui courent : celui de per­mettre au lec­teur atten­tif de se for­ger par lui-même, sur la base des maté­riaux qui lui sont pro­po­sés, une idée plus pré­cise quant à l’ac­tua­li­té poli­tique par­ti­cu­liè­re­ment embrouillée de ce pays. Membres de la Ligue pour la défense des droits de l’homme en Rou­ma­nie, les auteurs ont ras­sem­blé et tra­duit en fran­çais les extraits signi­fi­ca­tifs des témoi­gnages, enquêtes, échos, com­mu­ni­qués, ana­lyses, repor­tages et autres comptes ren­dus parus dans la presse rou­maine indé­pen­dante, d’op­po­si­tion et par­ti­sane du FSN, puis, en pro­cé­dant par recou­pe­ments suc­ces­sifs des infor­ma­tions, ils se sont livrés à une recons­ti­tu­tion détaillée des faits, gestes et pro­pos qui ont mar­qué les évé­ne­ments des 13, 14 et 15 juin à Bucarest.

Ce tra­vail méti­cu­leux, qui se pro­pose de dénouer les fils du prétendu«complot légion­naire orga­ni­sé par des élé­ments fas­cistes et anar­chistes » — pour reprendre les termes uti­li­sés dans un com­mu­ni­qué par le pré­sident Ion Ilies­cu —, débouche notam­ment sur une sérieuse remise en ques­tion des sté­réo­types qui cir­culent, tant en Rou­ma­nie que dans le monde, à pro­pos des mobiles et des moda­li­tés de l’en­ga­ge­ment poli­tique des ouvriers rou­mains en géné­ral et des mineurs en par­ti­cu­lier lors des dits événements.

Voi­ci, à titre d’exemple, deux extraits de décla­ra­tions de mineurs qui en disent long sur les condi­tions dans les­quelles ils furent mobilisés :

Nous, nous sommes par­tis seule­ment le 15, le matin, à 7 h 30, avec un train spé­cial qui a cir­cu­lé sans arrêt jus­qu’à Buca­rest. Ceux de la troi­sième équipe n’ont pas été auto­ri­sés à se chan­ger, quant à ceux de la pre­mière équipe, on les a obli­gés à se mettre en salo­pette. Beau­coup de ceux de la deuxième équipe ont aus­si été appe­lés chez eux. (Culi­ta Napa, de la mine de Coma­nes­ti, p. 195.)

À 7 h 15, mon chef, Vasile Mari­nes­cu, a dit qu’il fal­lait que nous sor­tions, parce que ça chauf­fait à Buca­rest. On ne m’a pas don­né la per­mis­sion de repas­ser chez moi. Ion Caras­ca, le régleur du sec­teur III, nous a embar­qués dans des auto­bus et nous a conduits à la Mai­son des syn­di­cats. Là-bas, on avait ras­sem­blé tous les mineurs qui se trou­vaient à ce moment-là dans les mines de Live­ze­ni, de Petri­la… (Gheor­ghe Gheor­ghe, la mine de Lonea, val­lée de Jiu, p. 193.)

La veille de la des­cente des mineurs sur la capi­tale, ce sont des ouvriers de l’en­tre­prise de construc­tion d’é­qui­pe­ment lourd de Buca­rest, IMGB, qui firent leur appa­ri­tion sur la place de l’U­ni­ver­si­té, déjà«nettoyée » au cours de la nuit par la police. Les sac­cages et les bru­ta­li­tés qu’ils ont com­mis au cri de ralliement«IMGB fait de l’ordre » ont lais­sé des traces pro­fondes dans la mémoire des Buca­res­tois. J’ai pu moi-même m’en rendre compte sur place, début août, en assis­tant à un débat de rue, à l’oc­ca­sion de l’une des nom­breuses ten­ta­tives faites pour recons­ti­tuer la«zone libé­rée du néo-com­mu­nisme ». Après avoir expo­sé la situa­tion des sala­riés réduits au chô­mage tech­nique — il se fon­dait sur son propre cas —, et s’être inter­ro­gé à voix haute sur la réponse poli­tique à don­ner à cette nou­velle situa­tion, un des inter­ve­nants com­mit l’im­pru­dence de pré­ci­ser son lieu de tra­vail : IMGB. Pas­sé un moment de silence gla­cial, des répliques cin­glantes fusèrent de toutes parts, ses inter­lo­cu­teurs l’ayant pour­tant écou­té avec atten­tion jusque-là… À la lec­ture des divers maté­riaux pro­po­sés dans ce livre au sujet d’IMGB, on réa­lise à quel point les géné­ra­li­sa­tions peuvent être trom­peuses et dan­ge­reuses. À eux seuls, les chiffres sont élo­quents : à l’ap­pel du direc­teur géné­ral et sous la pres­sion des chefs de sec­tions et des contre­maîtres, mal­gré l’op­po­si­tion des syn­di­cats de l’en­tre­prise, pris de court par la pré­ci­pi­ta­tion des évé­ne­ments, 5.000 ouvriers se ras­semblent devant le por­tail de l’en­tre­prise, le matin du 13 juin. Peu de temps après, ils s’é­branlent en cor­tège, le direc­teur mar­chant à leur tête. À la sor­tie du métro, ils ne sont déjà plus qu’un mil­lier, enfin, la colonne qui char­ge­ra un quart d’heure plus tard les étu­diants de l’Ins­ti­tut d’ar­chi­tec­ture ne comp­te­ra plus que quelques cen­taines de per­sonnes, dont un cer­tain nombre — aux dires de plu­sieurs mani­fes­tants qui se sont éclip­sés à la der­nière minute —, ne tra­vaillaient pas à l’IMGB. Que pour­rait-on rai­son­na­ble­ment conclure à par­tir de l’ac­tion de ces quelques cen­taines de per­sonnes alors que l’IMGB compte 16.000 salariés ?

Après une brève mise en pers­pec­tive des évé­ne­ments des 13, 14 et 15 juin, et le rap­pel des réac­tions qu’ils ont déclen­chées, les auteurs concluent ainsi :

Ain­si, la socié­té civile, dont les auto­ri­tés ont vou­lu bri­ser les efforts de recons­truc­tion auto­nome, prouve à l’oc­ca­sion de la crise [pro­vo­quée par les évé­ne­ments de juin] qu’elle n’est plus ato­mi­sée, abê­tie, abu­sée dans sa tota­li­té. Véri­table élec­tro­choc pour l’o­pi­nion rou­maine, le coup de force obtient fina­le­ment l’ef­fet inverse de celui recher­ché : il réveille les consciences, cla­ri­fie les don­nées, unit une par­tie de la popu­la­tion face à l’ad­ver­saire com­mun. Une chaîne de soli­da­ri­té s’or­ga­nise, qui est sans pré­cé­dent dans ce pays. (p. 248.)

Cer­tains ne man­que­ront pas de voir dans ces pro­pos avant tout l’ex­pres­sion d’un pari plu­tôt opti­miste et quelque peu pré­ma­tu­ré. Et, les argu­ments en ce sens ne manquent pas. Un exemple : par­mi les moments forts de cette soli­da­ri­té nou­velle, les auteurs rap­portent l’ac­co­lade reçue par Marian Mun­tea­nu, le lea­der étu­diant bat­tu par les mineurs puis empri­son­né, de la part de Miron Coz­ma, le diri­geant de la Ligue des syn­di­cats de mineurs, lors de la ren­contre entre ouvriers et intel­lec­tuels orga­ni­sée début sep­tembre à Brasov.«Un geste sym­bo­lique qui sou­lève l’en­thou­siasme », nous dit-on. Mais les infor­ma­tions rap­por­tées dans la pre­mière par­tie du livre, intitulée«Le mon­tage », ne laissent sub­sis­ter aucun doute : Miron Coz­ma a joué un rôle clef dans l’o­pé­ra­tion de mobi­li­sa­tion des mineurs (cf. p. 193 – 194). On peut, à la limite, se réjouir du cli­mat d’a­pai­se­ment qu’un tel revi­re­ment — aus­si oppor­tun que spec­ta­cu­laire — était à même d’ins­tau­rer. Mais ce ne seront cer­tai­ne­ment pas des retrou­vailles de ce genre qui per­met­tront à la socié­té rou­maine, et aux indi­vi­dus qui la com­posent, d’a­van­cer sur la voie de l’au­to­no­mie. S’en tenir là, me semble-t-il, c’est entre­te­nir l’illu­sion selon laquelle on par­vien­dra à s’en sor­tir en fai­sant l’é­co­no­mie d’une rup­ture radi­cale… Une illu­sion qui a déjà fait beau­coup de mal à ce pays.

N.T.


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