La Presse Anarchiste

Des femmes roumaines

Dans les dis­cus­sions à bâtons rom­pus aux­quelles j’ai par­ti­ci­pé lors de mon séjour fin décembre 1989 à Buca­rest, j’ai été frap­pé de consta­ter que les pro­pos de mes inter­lo­cu­trices m’ap­pa­rais­saient sou­vent comme étant plus sen­sés, plus réa­listes, je veux dire plus intel­li­gents par rap­port à la réa­li­té du moment, moins radi­caux mais aus­si moins far­fe­lus et, peut-être, plus réso­lus que les pro­pos de mes inter­lo­cu­teurs. Intri­gué, j’ai fini par me dire que, davan­tage que les femmes, les hommes ont ten­dance à se sen­tir obli­gés, en rai­son de leur sta­tut, donc en bons et res­pon­sables chefs de famille, de four­nir coûte que coûte des cer­ti­tudes à leur entou­rage et d’é­la­bo­rer des scé­na­rios rétros­pec­tifs et pros­pec­tifs par­ti­cu­liè­re­ment retors en guise d’ex­pli­ca­tion des convul­sions his­to­riques qui les dépassent. Dans le contexte émo­tion­nel et poli­tique des jour­nées qui ont sui­vi l’é­li­mi­na­tion de Ceau­ses­cu, cette atti­tude avait quelque chose à la fois de déri­soire et de dra­ma­tique. En effet, la culture poli­tique des Rou­mains (pré­caire et approxi­ma­tive parce que consti­tuée, bri­co­lée en quelque sorte, par déduc­tion et en pre­nant le contre-pied de la pro­pa­gande com­mu­niste) et les convic­tions s’y rap­por­tant (for­gées, en cachette, à par­tir d’une constel­la­tion hété­ro­clite de valeurs refuge, et dont il est dif­fi­cile de juger le conte­nu et l’au­then­ti­ci­té en rai­son de leur fort encrage émo­tion­nel) n’a­vaient jamais eu droit jusque-là à une véri­table confron­ta­tion, dans un débat public. Du coup, consi­dé­rés de l’ex­té­rieur ; les scé­na­rios les plus dérou­tants et les innom­brables spé­cu­la­tions poli­tiques qui allaient bon train en cette fin de décembre fai­saient figure d’au­tant de pistes de décol­lage par rap­port à la réa­li­té, certes confuse, qu’ils étaient cen­sés éclai­rer. Or cette réa­li­té, sur laquelle on finis­sait par s’in­ter­dire d’a­gir à force d’en cher­cher la signi­fi­ca­tion cachée, n’é­tait pas confuse seule­ment en rai­son d’un concours de cir­cons­tances ou de l’in­ter­ven­tion de fac­teurs inat­ten­dus. La confu­sion était pour une bonne part entre­te­nue déli­bé­ré­ment par le nou­veau pou­voir d’É­tat émergent et, plus grave, par les agents et les béné­fi­ciaires de l’an­cien régime qui, eux, fai­saient preuve d’un sens aigu des réa­li­tés immé­diates en sachant jus­te­ment se débar­ras­ser des convic­tions qui, la veille encore, jus­ti­fiaient leurs privilèges.

Basée sur des remarques empi­riques et sub­jec­tives, mon hypo­thèse pèche sans doute par des géné­ra­li­sa­tions hâtives qui ne sont pas sans rap­pe­ler les spé­cu­la­tions poli­tiques évo­quées plus haut. Si j’en fais part ici c’est parce qu’elle consti­tue le point de départ de l’en­tre­tien qui suit. Sma­ran­da Mezei, qui tra­vaille à l’Ins­ti­tut de socio­lo­gie de Buca­rest, évo­que­ra plu­sieurs aspects liés à l’his­toire sociale récente des femmes rou­maines et à la signi­fi­ca­tion de leur par­ti­ci­pa­tion aux mani­fes­ta­tions qui ont contri­bué à la chute du régime de Ceausescu.

N.T.

— À vrai dire, ma curio­si­té et mon inté­rêt pour la pro­blé­ma­tique par­ti­cu­lière de la condi­tion et du sta­tut de la femme rou­maine se sont mani­fes­tés pour la pre­mière fois à l’oc­ca­sion des évé­ne­ments de décembre 1989. Il m’a sem­blé que les femmes se sont com­por­tées, notam­ment l’a­près-midi de la jour­née du 21, d’une manière sen­si­ble­ment dif­fé­rente des hommes. En cher­chant une réponse, tu sug­gères dans ta ques­tion que les femmes avaient une vision vrai­sem­bla­ble­ment plus réa­liste de la situa­tion. À mon avis, une telle vision découle d’un méca­nisme à mul­tiples res­sorts que je m’ef­for­ce­rai de pré­sen­ter ici.

Les femmes sont ame­nées à jouer, d’un point de vue socio­lo­gique, un plus grand nombre de rôles dans la socié­té rou­maine que les hommes. Elles sont sol­li­ci­tées plus sou­vent, par­fois de manière conco­mi­tante, tout au long de leur vie. Si dans la divi­sion des rôles une telle situa­tion pour­rait appa­raître comme étant à leur avan­tage, sur le plan humain elle consti­tuait pour les femmes un désa­van­tage de taille. Pour se faire une idée sur ce cumul des rôles, pense d’a­bord au fait que la Rou­ma­nie, comme l’URSS, est un pays avec un taux d’ac­ti­vi­té fémi­nine très éle­vé, ce qui veut dire qu’une majo­ri­té de femmes sont impli­quées dans des acti­vi­tés extra domes­tiques. Puis, du point de vue de la nup­tia­li­té, la Rou­ma­nie appar­tient au type « est-euro­péen » dans la clas­si­fi­ca­tion démo­gra­phique consa­crée : le mariage est hau­te­ment valo­ri­sé et, par consé­quent, nous avons affaire à un haut taux de nup­tia­li­té. La grande majo­ri­té des femmes sont donc mariées. Enfin, elles sont mères. En disant cela je pense bien enten­du à toutes les consé­quences de ce rôle à l’é­gard duquel le sys­tème poli­tique a exer­cé une action oppres­sive ce der­nier quart de siècle. Bien que la fer­ti­li­té ait connu depuis la Pre­mière Guerre mon­diale un déclin pro­gres­sif, le rem­pla­ce­ment des géné­ra­tions est assu­ré jus­qu’à nos jours et par­fois confor­ta­ble­ment dépas­sé, ce qui veut dire, en d’autres termes, que la moyenne des enfants par femme est d’en­vi­ron deux. Cela est, en par­tie tout au moins, le résul­tat de la poli­tique démo­gra­phique offi­cielle de ces der­niers temps que j’ai évo­quée plus haut mais dont je ne com­men­te­rai pas ici les consé­quences. Je me tien­drai à ces trois prin­ci­paux rôles de sala­riée, épouse et mère de la femme dans la mesure où les autres en résultent ou peuvent être consi­dé­rés comme complémentaires.

Je ne m’at­tar­de­rai pas ici sur la ques­tion de l’é­ga­li­té entre les sexes ou sur celle des chances sociales égales telles qu’elles sont trai­tées par la rhé­to­rique com­mu­niste. Ce qui me semble inté­res­sant à rele­ver c’est que, dans la per­cep­tion sociale cou­rante, il n’y a pas de dis­cri­mi­na­tion impor­tante à l’é­gard de la femme. Une hié­rar­chi­sa­tion sen­sible des sta­tuts s’o­père, en revanche, dans la praxis fami­liale. La nuance d’in­fé­rio­ri­té dont la femme est sou­vent vic­time découle jus­te­ment de sa manière de s’au­to­va­lo­ri­ser, ce qui à pre­mière vue peut sem­bler para­doxal. Elle est l’âme de la famille, le centre de l’u­ni­vers fami­lial, elle confère sta­bi­li­té émo­tion­nelle, affec­tive et, par­fois, maté­rielle aux autres membres de la famille. La femme est beau­coup plus sol­li­ci­tée que l’homme qui assure une par­tie du reve­nu fami­lial et, par­tage, éven­tuel­le­ment, la tâche de l’ap­pro­vi­sion­ne­ment ; ce fut le cas sur­tout ces der­nières années quand une part consi­dé­rable du bud­get de temps de la famille pas­sait dans l’at­tente des mar­chan­dises devant les maga­sins d’a­li­men­ta­tion. On sait, par ailleurs, grâce aux diverses études réa­li­sées sur la fonc­tion d’ins­tance com­pen­sa­toire de la famille dans l’ins­truc­tion, que la femme inves­tis­sait davan­tage de temps pour aider les enfants dans leurs pro­blèmes scolaires.

Lit­té­ra­le­ment au bout de leurs forces, les femmes se retrou­vaient dans une situa­tion limite en quelque sorte. D’où leur réac­tion de déses­poir pen­dant les jour­nées de décembre. Spon­ta­née en appa­rence, cette réac­tion s’ex­plique aisé­ment dès lors que l’on adopte un point de vue rétros­pec­tif et que l’on prend en compte l’his­toire sociale de la condi­tion de la femme rou­maine de ce der­nier quart de siècle.

Je devrais peut-être pré­ci­ser que mon pro­pos porte ici en prio­ri­té sur les femmes ouvrières. Par ailleurs, il convient de rap­pe­ler le poids crois­sant des femmes dans la sphère des ser­vices ; dans les domaines par exemple de la san­té, de la culture ou de l’en­sei­gne­ment elles sont déjà majoritaires.

Deux phé­no­mènes ont pro­fon­dé­ment mar­qué la dyna­mique de la vie sociale rou­maine de l’a­près-guerre : la mobi­li­té sociale et la mobi­li­té ter­ri­to­riale. Pour la caté­go­rie des ouvrières de la popu­la­tion des femmes, ces phé­no­mènes ont eu un impact par­ti­cu­lier en rai­son du pas­sage rapide et mas­sif, par vagues suc­ces­sives, du vil­lage à la ville, d’une part, et du sta­tut de pay­san à celui d’ou­vrier (d’ou­vrier qua­li­fié, en géné­ral, si l’on prend en consi­dé­ra­tion le sys­tème de for­ma­tion mis en place pour faire face aux besoins de l’ex­pan­sion indus­trielle), d’autre part. Or ce sont jus­te­ment les femmes appar­te­nant aux géné­ra­tions des qua­rante et cin­quante ans qui ont été les plus actives pen­dant la période de la révolte popu­laire. La plu­part d’entre elles ont connu la même tra­jec­toire sociale : par­ties du vil­lage, elles s’é­ta­blissent en ville où elles obtiennent — en sui­vant des cours de qua­li­fi­ca­tion sur le lieu de tra­vail ou dans le cadre d’é­coles pro­fes­sion­nelles — une qua­li­fi­ca­tion, se font attri­buer, ou achètent, un appar­te­ment. Grâce à la soli­da­ri­té fami­liale, qui peut être consi­dé­rée comme l’une des valeurs les plus impor­tantes dans ces milieux et qui a per­mis une sur­vie domes­tique « accep­table » à ceux qui la pra­ti­quaient, ces femmes résolvent les pro­blèmes de gar­de­rie des enfants jus­qu’à leur entrée dans le sys­tème d’en­sei­gne­ment, arrivent à se pro­cu­rer assez faci­le­ment les pro­duits ali­men­taires introu­vables en ville et finissent par acqué­rir une cer­taine conscience de la supé­rio­ri­té de leur propre pres­tige social en com­pa­rai­son avec le reste de la famille res­té au vil­lage. L’a­po­gée de cette mobi­li­té ter­ri­to­riale et sociale se situe dans les années 70. Pen­dant les dix der­nières années on assiste à un glis­se­ment sen­sible des aspi­ra­tions. Dans les pro­ces­sus d’au­to­va­lo­ri­sa­tion, le sys­tème de réfé­rences domi­nant n’est plus celui de la famille d’o­ri­gine du milieu rural, mais celui four­ni par les milieux sociaux et cultu­rels urbains dans les­quels cette nou­velle popu­la­tion venait de s’intégrer.

Il y a trois ans, j’ai réa­li­sé une étude sur la fer­ti­li­té de la popu­la­tion fémi­nine afin de déce­ler la moti­va­tion qui fonde son com­por­te­ment démo­gra­phique. J’ai pu consta­ter que le choix du nombre d’en­fants, ou le nombre d’en­fants consi­dé­ré comme idéal, tenait compte dans la plu­part des cas du fait que la famille pou­vait offrir des chances de réa­li­sa­tion seule­ment à un nombre limi­té d’en­fants. Contrai­re­ment à mes attentes, la fer­ti­li­té réduite était due pour l’es­sen­tiel non pas à des rai­sons éco­no­miques mais à des aspi­ra­tions de réa­li­sa­tion sociale pour ses enfants. Si nous lais­sons de côté les filières de pro­mo­tion propres au monde occulte du pou­voir on peut dire que la seule voie d’as­cen­sion sociale en Rou­ma­nie était l’é­cole. En rai­son des dys­fonc­tion­ne­ments de plus en plus pro­non­cés du sys­tème d’é­du­ca­tion et d’en­sei­gne­ment, les pos­si­bi­li­tés de mon­ter dans l’é­chelle sco­laire étaient, aux yeux de la famille, direc­te­ment pro­por­tion­nelles avec les inves­tis­se­ments qu’elle pou­vait assurer.

— Ce que tu avances main­te­nant n’est plus spé­ci­fique aux femmes…

— Je parle, bien enten­du, de stra­té­gies fami­liales mais il existe un élé­ment de nature psy­cho­lo­gique qui nuance le por­trait de la femme dans ce cadre. Je l’ap­pel­le­rais obs­ti­na­tion. L’u­ni­vers que les femmes valo­risent au plus haut degré c’est la famille dont elles sont l’élé­ment à la fois le plus mobile et déterminant…

— Lors de ton enquête sur le ter­rain, com­ment réagis­saient les femmes sur la ques­tion de l’in­ter­dic­tion de l’a­vor­te­ment et, de fait, de la contra­cep­tion ? Qu’en pensaient-elles ?

— Ta ques­tion appelle deux réponses dis­tinctes. D’une part, pour ce qui est de l’o­pi­nion des femmes je ne sau­rai te dire grand-chose. La peur, la méfiance et le double lan­gage entraî­nés dans les rela­tions humaines par la légis­la­tion concer­nant l’a­vor­te­ment ris­quaient fort de faus­ser les résul­tats de l’en­quête. J’ai donc pré­fé­ré ne pas intro­duire ce cha­pitre dans mon ques­tion­naire afin d’é­li­mi­ner autant que pos­sible la sus­pi­cion de mes inter­lo­cu­trices et accroître ain­si les chances du socio­logue que j’é­tais. S’il ne maî­tri­sait pas l’art de rendre cré­dibles les valeurs déon­to­lo­giques de sa pro­fes­sion, le socio­logue cou­rait le risque de pas­ser pour un agent de l’ordre répres­sif. D’autre part, il était inutile d’in­ter­ro­ger les femmes sur les méthodes de contra­cep­tion, sur­tout moderne, puisque celles-ci étaient absentes sur le mar­ché. Des pri­vi­lé­giées pou­vaient par­fois y accé­der, mais grâce au mar­ché noir. Le sujet était par consé­quent deux fois tabou. Très déli­cat, aus­si, pour une autre rai­son. juste avant mon enquête, il y a eu par deux fois, en 1985 et 1987, ren­for­ce­ment des dis­po­si­tifs répres­sifs de la loi. Après les années 70, la ten­dance à la baisse de la fer­ti­li­té s’est de nou­veau mani­fes­tée, en sorte qu’en 1983, pour la pre­mière fois depuis 1966 (l’an­née de l’in­ter­dic­tion de l’a­vor­te­ment), le nombre de nais­sances est rede­ve­nu infé­rieur à celui des décès. Le fait de ques­tion­ner les femmes sur la manière dont elles contrô­laient la fer­ti­li­té rele­vait par consé­quent de l’en­quête policière.

En ce qui concerne, dans les faits, la réac­tion des femmes, je peux faire quelques déduc­tions. Toute pra­tique contra­cep­tive était inter­dite. Mais il res­sor­tait de mon enquête que moins de 7 % seule­ment des nou­veau-nés n’é­taient pas dési­rés. Cela prouve qu’il exis­tait bien un contrôle de la fer­ti­li­té exer­cé par des méthodes tra­di­tion­nelles. L’é­vo­lu­tion ascen­dante du décès des femmes des classes d’âge jeune à la suite d’a­vor­te­ments pro­vo­qués illé­ga­le­ment confirme, par ailleurs, ce phénomène.

— Reve­nons, si tu veux bien, à ce qui t’as sem­blé par­ti­cu­lier dans l’en­ga­ge­ment des femmes pen­dant les jour­nées de décembre.…

— Ce qui s’est impo­sé à moi cet après-midi du 21 décembre 1989 dans le tumulte des choses que j’ai pu vivre, dans les sen­ti­ments que j’ai pu éprou­ver et les angoisses qui ont pu me tra­ver­ser c’est avant tout l’i­mage des femmes sai­sies par le déses­poir. Je suis arri­vée à la place de l’U­ni­ver­si­té aux alen­tours de 16 heures. Beau­coup de monde sur la par­tie car­ros­sable de la place, l’es­pace inves­ti par les « déter­mi­nés ». Sur les trot­toirs se bous­cu­laient les curieux, les indé­cis, ceux qui cen­su­raient leur émo­tion en appli­quant une tac­tique bien connue : « Atten­dons voir s’il ne s’a­git pas d’un nou­veau piège qu’ils (le pou­voir) nous tendent. » La ten­sion géné­rée par la révolte enfin osée, la répres­sion annon­cée par la pré­sence de l’ar­mée et les éven­tuels affron­te­ments à venir sug­gé­rés par la dis­po­si­tion des lieux confé­raient au tableau des accents tra­giques. Or, dans cette atmo­sphère char­gée, celles qui se sont spon­ta­né­ment consti­tuées en « révé­la­teur » de la conscience civique et morale furent les femmes. L’air de la place vibrait se fai­sait l’é­cho de leurs exhor­ta­tions, par­fois apo­ca­lyp­tiques, criées sur le ton du déses­poir. Les exhor­ta­tions de ces femmes étaient autant de varia­tions sur une même inter­ro­ga­tion : com­ment les hommes pour­raient-ils jus­ti­fier aux yeux de leurs enfants, le jour du juge­ment, la lâche­té avec laquelle ils ont si long­temps accep­té un régime aus­si dégra­dant. Com­ment pour­raient-ils res­ter pas­sifs lorsque leurs enfants meurent de faim ? Il y avait sur la place des femmes appar­te­nant à toutes les caté­go­ries d’âge, occu­pa­tion­nelles, reli­gieuses, eth­niques… Cepen­dant, le seg­ment le plus déses­pé­ré était com­po­sé par des femmes entre qua­rante et cin­quante ans, celles-la même qui avaient une his­toire déjà satu­rée par l’exer­cice de leurs rôles. Des femmes qui avaient des enfants et qui connais­saient mieux que qui­conque le prix que la famille devait payer pour assu­rer aux enfants une chance de réa­li­sa­tion sociale dans une socié­té mar­quée par la « crise des crises ».

Je vou­drais te dres­ser un petit por­trait à valences emblé­ma­tiques. J’ai eu l’oc­ca­sion de suivre de près pen­dant quelque temps l’ac­ti­vi­té de celles que la pro­pa­gande offi­cielle appe­lait les « cama­rades de lutte et de vie » [d’E­le­na Ceau­ses­cu]. Je me réfère aux ouvrières d’une grande entre­prise d’in­dus­trie légère de Buca­rest. 18.000 femmes qui tra­vaillaient, en deux tours, dans des ate­liers de pro­duc­tion où se concen­traient entre 300 et 500 ouvrières. Cha­cune clouée à son « lieu de tra­vail », le petit espace néces­saire à son outillage, toutes enva­hies par la cha­leur, les vapeurs et les bruits qui défiaient toutes les règles de l’hy­giène de tra­vail. Sou­vent, on pou­vait aper­ce­voir dans ces endroits inhu­mains une femme qui cachait son enfant der­rière quelques bal­lots, l’«objet de son tra­vail », juste à côté de son « ins­tru­ment de tra­vail ». Cela parce les crèches ne satis­fai­saient plus la demande et que l’his­toire urbaine récente de cette femme ne lui avait pas encore per­mis de tis­ser un réseau social infor­mel d’as­sis­tance fami­liale. Une telle situa­tion n’é­tait, bien enten­du, pas propre à Buca­rest, des réa­li­sa­tions du socia­lisme dans le genre il y en avait par­tout dans le pays.

Pour affi­ner cette des­crip­tion je te recons­ti­tue­rai le bud­get de temps d’une femme « nor­male », celle cor­res­pon­dant à la moyenne éta­blie par les sta­tis­tiques. Elle com­mence la jour­née par la pré­pa­ra­tion des gamelles pour tous les membres de la famille ; si elle a des enfants qui ne vont pas encore à l’é­cole, elle doit les pré­pa­rer puis les ame­ner à la gar­de­rie. Tout cela avant 7 ou 8 heures du matin, heure à laquelle débute sa jour­née de tra­vail pen­dant laquelle elle doit accom­plir une « norme » qui, bien qu’é­ta­blie selon des cri­tères dits scien­ti­fiques, ne res­pecte le plus sou­vent aucun prin­cipe ergo­no­mique ou tech­no­lo­gique, sans par­ler des dif­fi­cul­tés d’ap­pro­vi­sion­ne­ment. En sor­tant du tra­vail, elle doit cal­cu­ler judi­cieu­se­ment la tour­née des maga­sins d’a­li­men­ta­tion de la ville, en sorte que dans un laps de temps rela­ti­ve­ment bref, 3 ou 4 heures, elle puisse trou­ver le mini­mum néces­saire pour la pré­pa­ra­tion du dîner. En ren­trant à la mai­son, outre la pré­pa­ra­tion du dîner et du déjeu­ner à empor­ter pour le len­de­main, elle doit faire la les­sive, sur­veiller les devoirs des enfants lors­qu’ils sont sco­la­ri­sés, etc. Vers minuit, elle peut enfin se cou­cher et pré­pa­rer ain­si sa nou­velle jour­née de tra­vail… L’i­mage déva­lo­ri­sée du sta­tut d’ou­vrier dans la per­cep­tion sociale de la hié­rar­chie occu­pa­tion­nelle trouve ici son expli­ca­tion. Pour les femmes dotées d’un petit capi­tal social et cultu­rel (selon les cri­tères en vigueur) le rêve était de trou­ver un poste, aus­si humble fut-il, de fonc­tion­naire, en sorte que, au moins au tra­vail, elle puisse « respirer » !

Tout ce que je viens de dire n’est pas for­cé­ment en oppo­si­tion avec l’homme qui était plus « pauvre » en rôle et avait, par consé­quent, une plus grande liber­té de manœuvre. Ces der­nières années, lorsque la crise ali­men­taire était en train de prendre des pro­por­tions apo­ca­lyp­tiques, on aper­ce­vait d’ailleurs tou­jours plus d’hommes dans les files d’at­tente. Comme quoi, les exi­gences de la sur­vie se mani­fes­taient aus­si dans une répar­ti­tion plus judi­cieuse des tâches.

— Pen­dant les mois ayant sui­vi les évé­ne­ments de décembre, peut-on rele­ver un com­por­te­ment poli­tique par­ti­cu­lier des femmes ?

— Dif­fi­cile à dire, je ne pense pas, même si elles per­ce­vaient sans doute la situa­tion de manière dis­tincte. En fait, des hommes et des femmes fai­saient par­tie des divers camps poli­tiques. Ce qui dif­fé­ren­ciait les indi­vi­dus et les groupes c’é­tait le degré de conscience cri­tique : les un(e)s étaient plus faciles à mani­pu­ler que les autres. En revanche, pen­dant la cam­pagne élec­to­rale, le pou­voir a su uti­li­ser à son avan­tage, pour ce qui est de cer­taines caté­go­ries socio­pro­fes­sion­nelles sur­tout, un trait psy­cho­lo­gique de la femme, son pen­chant pour les valeurs stables, son rejet de toute action pou­vant mettre en dan­ger l’u­ni­vers domestique.

— Quels dangers ?

— Jus­qu’à fin jan­vier, quand s’est pro­duit la pre­mière faille dans l’or­ga­nisme social, la socié­té rou­maine appa­raît comme une socié­té soli­daire dans ses mani­fes­ta­tions, soli­daire dans ses attentes. Chose aisé­ment com­pré­hen­sible si l’on pense au fait que jus­qu’à décembre on avait affaire pour l’es­sen­tiel à deux enti­tés qui s’af­fron­taient taci­te­ment et que l’on dési­gnait par nous — les plus nom­breux — et eux — le pou­voir tota­li­taire. La scis­sion de décembre a ren­du vul­né­rable l’or­ga­nisme social et, depuis, chaque nou­velle secousse allait affec­ter de nou­veaux liens sociaux.

— Les femmes se seraient-elles mani­fes­tées comme une force quelque peu conser­va­trice à la veille des élections ?

— Pas toutes… Sur­tout les femmes d’un âge plu­tôt avan­cé, avec un niveau d’ins­truc­tion modeste, donc un niveau éle­vé de cré­du­li­té et, par consé­quent, faciles à mani­pu­ler. Dans mon pro­pos, la cré­du­li­té ne relève pas de l’ap­pré­cia­tion indi­vi­duelle, je la conçois comme une don­née sociale.

Les pres­sions idéo­lo­giques exer­cées par la pro­pa­gande du régime, sur­tout ces quinze der­nières années, ont eu pour résul­tat une vision mani­chéenne fon­dée sur une forte dicho­to­mie dans le conte­nu des idées, des valeurs ou des actions. Cela c’est tra­duit après les évé­ne­ments de décembre par le rai­son­ne­ment sui­vant par­ta­gé par une grande par­tie de la popu­la­tion : du temps de Ceau­ses­cu, c’é­tait mal : le froid, l’obs­cu­ri­té, la faim… Nous avons éli­mi­né Ceau­ses­cu, donc le mal, alors l’emprise du bien fut réta­blie. Même si tout n’est pas très bien, c’est tou­jours mieux aujourd’­hui qu’au­pa­ra­vant. La logique du dis­cours de ceux qui sou­te­naient le nou­veau pou­voir poli­tique était struc­tu­rée selon le prin­cipe qui suit : rap­por­té à Ceau­ses­cu, la quin­tes­sence du mal, tout autre ne peut être que bon, même s’il n’est pas par­fait alors pour­quoi pro­lon­ger les actions contes­ta­taires si Ceau­ses­cu n’est plus ?

Puis il y avait autre chose. Nous nous sommes retrou­vés sans repères. Avant la révo­lu­tion nous avions les repères que le sys­tème nous four­nis­sait et qui étaient d’au­tant plus pré­sents dans nos consciences que nous les contes­tions sans cesse. Et voi­là, du jour au len­de­main, ces repères et ces normes ont per­du toute pertinence…

— On peut cepen­dant s’in­ter­ro­ger sur le peu d’im­pact d’un autre rai­son­ne­ment, par­tant de pré­misses simi­laires et appa­ren­té au pre­mier. « Si nous avons réus­si à nous débar­ras­ser du mal suprême, en ren­ver­sant Ceau­ses­cu, pour­quoi se conten­ter d’un léger mieux, somme toute rela­tif, et ne pas conti­nuer dans la fou­lée ? » Autre­ment dit, on peut s’in­ter­ro­ger pour­quoi la « deuxième révo­lu­tion », à laquelle appe­laient cer­tains sec­teurs, mino­ri­taires certes, de la popu­la­tion, mais qui avaient géné­ra­le­ment par­ti­ci­pé aux mou­ve­ment de rue de décembre et s’en récla­maient haut et fort, n’a-t-elle pas eu lieu ? Sans doute parce que les deux rai­son­ne­ments étaient d’emblée faus­sés par le sta­tut équi­voque du fameux « nous » et que, en réa­li­té, dans sa majo­ri­té, la socié­té n’a pas été impli­quée dans la pre­mière révo­lu­tion ; pire, si tout un cha­cun a applau­di sin­cè­re­ment à la chute de Ceau­ses­cu, beau­coup ont été pris de court et cer­tains n’ont pas man­qué de nour­rir quelques inquié­tudes devant les consé­quences éven­tuelles du bou­le­ver­se­ment révo­lu­tion­naire. Mais aus­si, vrai­sem­bla­ble­ment, parce qu’il y allait de l’in­té­rêt de cette majo­ri­té, ou du moins le pen­sait-elle ; à tort, le plus sou­vent, mais dans cer­tains cas non sans quelque raison…

— On peut ten­ter une expli­ca­tion à par­tir de la struc­ture sociale et de l’a­na­lyse cultu­relle et psy­cho­lo­gique des grandes caté­go­ries sociales. Je retien­drais les deux d’entre elles qui pré­sentent le plus de simi­li­tudes dans la pers­pec­tive qui nous inté­resse : les ouvriers et les tech­ni­ciens d’une part, l’in­tel­li­gent­sia tech­nique et les tech­no­crates d’autre part. Je pense sur­tout à ceux de ses membres de la cin­quan­taine qui ont fait, ou esti­maient avoir fait, une car­rière pen­dant l’a­près-guerre. Leur ori­gine sociale était com­mune en ce sens qu’une grande par­tie des ouvriers pro­ve­naient des pay­sans ayant four­ni les grands contin­gents de l’é­mi­gra­tion vers les villes, tan­dis que pour les membres de la tech­no­struc­ture la même ori­gine sociale, pay­sanne, avait consti­tué un cri­tère d’ac­cès à l’en­sei­gne­ment supé­rieur à l’é­poque où l’en­sei­gne­ment consti­tuait le levier poli­tique de la lutte des classes.

Dans une situa­tion de crise, de confu­sion des valeurs, comme celle où nous nous trou­vons depuis le 22 décembre, l’é­co­no­mie affec­tive de l’in­di­vi­du l’o­riente, le pousse en quelque sorte, vers une confi­gu­ra­tion stable de son his­toire indi­vi­duelle et de celle du groupe auquel il appar­tient ou auquel il appar­te­nait. Une telle orien­ta­tion peut faire figure de pro­jet et c’est ce qui arri­va dans les deux caté­go­ries sociales sus­men­tion­nées, qui ont pro­cé­dé à une reva­lo­ri­sa­tion de leur propre his­toire afin de d’y trou­ver des cri­tères pour recons­truire un pré­sent per­çu comme incer­tain. Ilies­cu pas­sait pour le repré­sen­tant et le garant de ce que l’on consi­dé­rait comme bon dans l’an­cien régime. Qui plus est, ces caté­go­ries étaient très sen­sibles aux dys­fonc­tions, tel le chô­mage, du modèle libé­ral et, après tant d’an­nées de com­mu­nisme, beau­coup s’é­taient fait à l’i­dée d’un confort mini­mal, à condi­tion qu’il soit sûr. Par­mi les trois can­di­dats, Ilies­cu était le seul à se défi­nir néga­ti­ve­ment par rap­port au libé­ra­lisme et à accep­ter, impli­ci­te­ment, les vieilles habitus.

N’ayant pas fonc­tion­né aupa­ra­vant comme cri­tères, la concur­rence et la com­pé­ti­ti­vi­té ne pou­vaient pas être valo­ri­sées par une majo­ri­té de la popu­la­tion. Enfin, dans des moments his­to­riques comme ceux que nous avons vécu en Rou­ma­nie, inter­vient aus­si une logique fon­dée sur l’a­na­lo­gie com­pen­sa­toire. On se rap­porte de pré­fé­rence au point de départ et non pas à un ave­nir ten­tant par cer­tains côtés mais seule­ment pro­bable. L’ou­vrier de la ville se trouve mer­veilleux en com­pa­rai­son avec le pay­san d’une coopé­ra­tive qui tra­vaille dur pour pas grand-chose… C’est d’ailleurs l’i­mage exploi­tée à pro­fu­sion par l’an­cienne pro­pa­gande offi­cielle qui y pui­sait la jus­ti­fi­ca­tion du pou­voir communiste.

Je vou­drais, en guise de conclu­sion, atti­rer l’at­ten­tion sur un élé­ment que l’on a ten­dance à omettre dans nos ana­lyses sur l’his­toire rou­maine de ce der­nier quart de siècle. La car­rière de Ceau­ses­cu comme numé­ro un du pays a débu­té sous de bons aus­pices. La condam­na­tion par la Rou­ma­nie de l’in­va­sion de la Tché­co­slo­va­quie en 1968 a ouvert au pays la voie vers l’Eu­rope. Du point de vue éco­no­mique, la fin des années 60 a mar­qué une cer­taine amé­lio­ra­tion et en pou­vait noter en ce temps une rela­tive libé­ra­li­sa­tion de la vie sociale. Même limi­tée, la cir­cu­la­tion de l’in­for­ma­tion et des per­sonnes pré­sen­tait les symp­tômes d’une cer­taine libé­ra­li­sa­tion. Aujourd’­hui, cette période peut appa­raître comme « dési­rable » en com­pa­rai­son avec la dégra­da­tion accé­lé­rée subie pen­dant les dix der­nières années. Nom­breux sont ceux qui consi­dèrent la dété­rio­ra­tion du pays comme un effet de la folie de Ceau­ses­cu et non du sys­tème. Ain­si peut-on expli­quer par exemple pour­quoi pen­dant la cam­pagne élec­to­rale la mémoire col­lec­tive a réac­ti­vé cette période libé­rale de l’his­toire du pays.

Mal­heu­reu­se­ment, il n’y a pas d’é­tude sur la hié­rar­chie réelle des valeurs dans la socié­té rou­maine. Elle pour­rait faci­li­ter la com­pré­hen­sion du com­por­te­ment des groupes et des divers sec­teurs de la popu­la­tion pen­dant l’a­près-Ceau­ses­cu. Un seul exemple. Une des ques­tions posées lors de l’en­quête réa­li­sée par la SOFRES en mars 1990 à Buca­rest deman­dait d’é­ta­blir une hié­rar­chie entre plu­sieurs valeurs de la culture occi­den­tale jugées néga­tives. Il est signi­fi­ca­tif de consta­ter que l’«individualisme » figu­rait en tête dans la plu­part des cas. L’in­di­vi­dua­lisme occi­den­tal est per­çu comme syno­nyme d’é­goïsme et l’é­goïsme est un élé­ment indis­pen­sable de la stra­té­gie du plus fort dans la lutte pour l’exis­tence ; ce qui rap­pelle les règles de la jungle. En fait, beau­coup de Rou­mains asso­cient le col­lec­ti­visme à une ins­tance qui déve­loppe des méca­nismes de protection…

Sma­ran­da Mezei
Pro­pos recueillis par Nico­las Trifon/]


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