La Presse Anarchiste

Manifestation avec le portrait de Ceausescu

Là où il se trouve en ce moment, dans le monde des… justes, le « génie de Scor­ni­ces­ti » peut se frot­ter les mains avec une légi­time satis­fac­tion. Le 10 juillet 1990, un jour, c’est vrai, de cha­leur acca­blante, les ouvriers du Com­bi­nat de cel­lu­lose et de papier de Tur­nu Seve­rin ont his­sé son por­trait sur des voi­tures, à la place d’hon­neur, pour le véné­rer et mon­ter ensuite la garde à ses pieds. Ce fut une action spon­ta­née et béné­vole de pavoi­se­ment. Le sous­si­gné s’est ren­du sur les lieux et a appris que cette action n’é­tait nul­le­ment orga­ni­sée par le secré­taire du comi­té dépar­te­men­tal du par­ti (com­mu­niste roumain).

Le com­bi­nat du bord du Danube est un petit New York. La sys­té­ma­ti­sa­tion est pas­sée par là et les rues sont numé­ro­tées : la 4e rue est per­pen­di­cu­laire à la 11e, la 7e croise la 10e et ain­si de suite. Lorsque je me suis ren­du au com­bi­nat, le 20 juillet, ces rues n’é­taient pas bon­dées. Par-ci par-là on aper­çoit quelques groupes de trois ou quatre ouvriers et je ne manque pas l’oc­ca­sion de lier conver­sa­tion. En reliant les faits entre eux et en résu­mant, qu’ai-je appris ? Qu’au début du mois quelque deux cents ouvriers avaient reçu de la part de la direc­tion, en guise de féli­ci­ta­tions, des petites mis­sives les infor­mant qu’ils devaient prendre des congés sans solde entre le 9 juillet et le 1er août. Selon la rumeur, beau­coup d’autres ouvriers allaient être congé­diés à leur tour pour une durée limi­tée, rai­son pour laquelle les gens, sai­sis par l’an­goisse, tra­vaillaient avec ces « mis­sives de Damo­clès » au-des­sus de la tête. À un moment don­né, les ouvriers se sont ras­sem­blés sur le pla­teau situé à l’en­trée du com­bi­nat pour orga­ni­ser un mee­ting de pro­tes­ta­tion. La direc­tion, invi­tée, s’est fait attendre en vain pen­dant trois heures. Com­plè­te­ment igno­rés, les hommes ont rega­gné leur poste de tra­vail. Résul­tat ? On leur a décomp­té les heures pas­sées au mee­ting devant le combinat.

« Vous ne voyez pas que c’était mieux du temps de Ceausescu ? »

« Nous aus­si, nous sommes des humains, me dit un gars — élec­tri­cien, à en juger par les outils qu’il por­tait sur lui —, nous vou­lions que le direc­teur vienne nous expli­quer les rai­sons de ce licen­cie­ment et com­bien de temps la situa­tion allait encore durer, puisque l’on raconte que le mois pro­chain il n’y aura pas de tra­vail. Parce qu’il n’y aurait pas de matière pre­mière, selon les uns ; parce qu’il n’y aurait pas de com­mande, selon les autres… Mais le chef du ser­vice des ventes est la femme du direc­teur. Cha­cun y va de sa petite idée pour expli­quer la chose, mais ne serait-il pas nor­mal que la direc­tion nous dise la véri­té ? » Et, comme per­sonne ne leur prê­tait d’at­ten­tion, puis­qu’ils étaient trop petits pour que quel­qu’un du haut s’en­tre­tienne avec eux, les gens se sont empa­rés des tableaux où figu­rait le por­trait de Ceau­ses­cu, les ont accro­chés à des voi­tures puis sur­veillés soi­gneu­se­ment. En réa­li­té, per­sonne ne les mena­çait car les chefs de sec­teur s’é­taient faits tout petits et avaient disparu.

Je me retrouve par­mi quatre hommes au pied d’un énorme cylindre, comme il y a en a tant dans ce com­bi­nat. Après avoir dis­cu­té à pro­pos de ces qua­si-licen­cie­ments, je leur demande : « Alors, ces por­traits de Ceau­ses­cu, les a‑t-on exhi­bés oui ou non ? » « Mon­sieur, si vous ne l’é­cri­vez pas, nous vous le dirons ! Autre­ment, non : notre direc­teur, voyez-vous, est vin­di­ca­tif et nous met­tra à la porte. » C’é­tait déjà une réponse, mais je pro­mets de ne rien écrire. « Voyons, en effet, on les a exhi­bés ces por­traits », confirme un gars volu­mi­neux por­tant une che­mise kaki des gardes patrio­tiques. « Et d’où les avez-vous pris ? » « À la sec­tion de macu­la­ture d’emballage, où l’on peut obte­nir, à tout ins­tant une bonne ving­taine de tableaux label Ceau­ses­cu. » Alors, can­dide, j’in­siste : Je ne com­prends tout de même pas pour­quoi les avez-vous sor­ti…. « Com­ment, mon­sieur, s’en­flamme le gars à la blouse kaki, vous ne voyez pas que c’é­tait mieux du temps de Ceau­ses­cu ? Sou­vent, on dépas­sait les objec­tifs du plan de 20%, et l’on tou­chait tou­jours quelque chose en plus du salaire. Main­te­nant, nous sommes des chô­meurs avec emploi mais sans salaire. Regar­dez les maga­sins d’a­li­men­ta­tion… Dans le jour­nal d’au­jourd’­hui, on nous annonce la réin­tro­duc­tion des bons de ration­ne­ment pour le pain en ville. Pas moyen de trou­ver une bou­teille de bière ! On nous a un peu rou­lé, c’est ça, jus­qu’aux élec­tions, on nous a payé les salaires, et main­te­nant, on se débar­rasse de nous. Dans les maga­sins il n’y a rien, et pour­tant, on aug­mente les prix ! Alors, moi, je vous demande : ne trou­vez-vous pas que Ceau­ses­cu est mort pour rien, comme un con ? Nous nous sommes quelque peu réveillés, nous…» « Ne l’é­cou­tez pas, inter­vient un brun, vêtu d’une salo­pette brillante, comme en caou­tchouc, lui il est tou­jours sur les nerfs. Main­te­nant, com­ment vous le dire, pour que vous ne vous y mépre­niez pas : nous non plus, nous ne croyons pas que Ceau­ses­cu c’é­tait mieux. Si les hommes ont his­sé ses por­traits ; c’é­tait jus­te­ment pour que ceux à qui nous nous adres­sons com­prennent que les choses peuvent être envi­sa­gées aus­si autre­ment… En fin de compte, nos hommes ont com­pris, eux aus­si, qu’il ne faut pas trop jouer avec le feu. Cer­tains ont pro­po­sé de sor­tir avec les por­traits en ville, mais n’al­laient-ils pas ain­si cou­rir le risque de se faire lapi­der ? Cette his­toire des por­traits, ça a été une sorte de pro­tes­ta­tion. » « Mais cela, ne l’é­cri­vez pas, me rap­pelle mon pre­mier inter­lo­cu­teur. Déjà, toute la ville en parle. Écri­vez plu­tôt que rien n’a chan­gé chez nous, que la direc­tion est la même qu’a­vant la révo­lu­tion ; côté syn­di­cat, pareil. Écri­vez aus­si que la prime de toxi­ci­té — quatre-vingts lei, mais c’est tou­jours bon à prendre — a été supprimée…»

Dans la rue à numé­ros impairs que j’emprunte, je me fau­file péni­ble­ment par­mi les flaques d’eau boueuses lais­sées par les pluies tor­ren­tielles du matin.

« Le syndicat ne se soucie pas des malheurs de l’homme »

La porte du syn­di­cat libre Celu­lo­za est fer­mée. « La cama­rade Valen­ti­na Via­su est au bord de la mer, m’ex­plique une labo­ran­tine. C’est le cama­rade Pîr­vu de la sec­tion de cel­lu­lose du com­bi­nat qui la rem­place. » Devant la porte de cette sec­tion, plu­sieurs ouvriers éclatent de rire lorsque je leur demande où je pour­rais trou­ver M. Pîr­vu. « Voyons, où pen­sez-vous pou­voir le trou­ver un mois de juillet ? Au bord de la mer, mon­sieur ! » « Pour le syn­di­cat, à qui pour­rais-je m’a­dres­ser ? » « À per­sonne ! », m’as­sure-t-on. Alors j’es­saie de me ren­sei­gner sur la façon dont le syn­di­cat libre Celu­lo­za défend les inté­rêts des ouvriers. Mes inter­lo­cu­teurs me regardent d’un air hébé­té, comme si je venais de des­cendre d’un ovni. Peu après, le contre­maître prin­ci­pal, Constan­tin Damian, me confirme que le syn­di­cat ne se sou­cie guère des mal­heurs de ceux qui tra­vaillent. Et il rajoute : « Je ne trouve pas tout à fait cor­rect que toute la direc­tion syn­di­cale soit for­mée d’in­gé­nieurs. Même les repré­sen­tants de sec­tions et des ate­liers sont des ingé­nieurs, alors je ne vois pas com­ment ils pour­raient repré­sen­ter les inté­rêts des ouvriers. » Bref, pour ne pas en rajou­ter, disons que j’ai fini par com­prendre que le syn­di­cat libre était une filiale du conseil d’ad­mi­nis­tra­tion, ce qui veut dire, en d’autres termes, que le direc­teur de l’en­tre­prise et le chef du syn­di­cat étaient les deux mains qui se lavent l’une l’autre pen­dant que les hommes étaient ren­voyés chez eux pour pou­voir enfin se don­ner le temps de médi­ter sur la dif­fé­rence entre la démo­cra­tie socia­liste de ces der­nières décen­nies et la jeune démo­cra­tie de nos jours.

« Vous faites semblant de travailler…»

Naïf, après avoir appris ce que j’ai appris sur l’é­tat des choses dans le com­bi­nat, je pense trou­ver le direc­teur quelque peu affec­té. Nul­le­ment. Il est tout à fait tran­quille, un véri­table homme qui sait ne pas perdre la tête, et le fau­teuil non plus. D’un air natu­rel, il m’ex­plique que le conseil d’ad­mi­nis­tra­tion a pure­ment et sim­ple­ment déci­dé de conser­ver seule­ment le per­son­nel qui peut rece­voir un salaire inté­gral. Les autres sont ren­voyés en congé sans solde. L’ab­sence de matière pre­mière, des rési­neux en par­ti­cu­lier, en est la prin­ci­pale rai­son. Et l’on n’en­tre­voit pas d’es­poir d’a­mé­lio­ra­tion de la situa­tion pour le mois à venir. Pen­dant que le direc­teur du com­bi­nat m’ex­pli­quait tout cela, son calme par­fait, sa maî­trise de soi, sa façon de par­ler comme s’il fai­sait état de je ne sais quel suc­cès démon­trant la supé­rio­ri­té de notre socié­té socia­liste, m’ont conduit à lever ins­tinc­ti­ve­ment les yeux au-des­sus de son bureau. Mais le tableau n’é­tait pas à sa place. Seule une tâche rec­tan­gu­laire, à peine per­cep­tible, le rappelait.

La direc­tion a même trou­vé un cri­tère pour déci­mer le per­son­nel moyen­nant, par-des­sus le mar­ché, un nou­veau slo­gan : « Si tu le veux vrai­ment, tu le peux ! » Ont été ain­si évin­cés, ceux qui avaient été déjà sanc­tion­nés pour des « écarts » et des absences jugées pro­lon­gées ou encore ceux qui s’é­taient révé­lés, d’une manière ou d’une autre, récal­ci­trants. Les gens disent que ce ne serait pas un hasard si les femmes ont été les plus touchées…

En péné­trant dans le bureau du direc­teur, j’a­vais en tête le pré­ju­gé décou­lant de la pre­mière pro­po­si­tion du fameux adage : « Vous, vous faites sem­blant de tra­vailler ; nous, nous fai­sons sem­blant de vous payer ! » En sor­tant, j’ai acquis la convic­tion que l’on a évo­lué vers un nou­veau prin­cipe : « Vous faites sem­blant d’a­voir du tra­vail ; nous fai­sons sem­blant de vous croire ! » On est donc pas­sé du men­songe à la contre-véri­té ou vice versa.

Réflexion d’un ouvrier : « Écou­tez-moi, M. Ilies­cu est un homme bon ; mais je ne sais pas ce qui nous arrive. C’est ça, il n’est pas infor­mé. Mais, avant d’ar­ri­ver à Dieu on se fait dévo­rer par les anges…»

Dumi­tru Augus­tin Doman
(Zig­zag, n°21, 1er-6 août 1990)


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