La Presse Anarchiste

« Le mineur est un esclave avec une âme d’enfant… » Entretien avec Neculai Spiridota mineur de Rodna-Faget

— À la suite des divers évé­ne­ments qui se sont pro­duits depuis jan­vier, les mineurs sont entrés au pre­mier plan de notre vie publiue ; ils jouissent d’une grande renom­mée, pas for­cé­ment dans le bon sens, mais, en tous cas, d’une renom­mée dont peu d’autres groupes sociaux peuvent se tar­guer. Il a, entre autres, été repro­ché aux mineurs de ne pas avoir par­ti­ci­pé à la Révo­lu­tion, et en revanche d’être venus, à trois reprises, à Buca­rest pour faire de l’ordre. Est-il exact qu’ils n’ont pas par­ti­ci­pé à la Révo­lu­tion ?

— D’a­bord, je vou­drais vous dire qu’il faut bien com­prendre les mineurs. Les mineurs sont des gens simples, faciles à influen­cer. Ris­quant chaque jour leur vie, ils méri­te­raient d’être un peu mieux com­pris. Par ailleurs, il est faux de dire que les mineurs n’ont pas par­ti­ci­pé à la Révo­lu­tion. J’ai été moi-même l’or­ga­ni­sa­teur du groupe de la mine de Rod­na-Bis­tri­ta, qui a par­ti­ci­pé acti­ve­ment à la Révo­lu­tion : nous nous trou­vions pré­ci­sé­ment sur la place des Avia­teurs et à la Télévision…

— Quand ?

— Nous sommes arri­vés à Buca­rest le 23 décembre à 3 h 30 du matin.

— Donc aus­si­tôt après le 22…

— Oui : nous sommes par­tis à 4 heures de l’a­près-midi, le 22.

— Y a‑t-il eu aus­si des mineurs d’autres régions ?

— Dans la zone où je me trou­vais, c’est-à-dire la Télé­vi­sion, il y avait aus­si quatre chauf­feurs du bas­sin de Motru.

— Autre­ment dit, seuls les mineurs de Rod­na ont lutté ?

— Je ne peux pas vous le garan­tir. Buca­rest est une grande ville. Peut-être qu’il y en a eu d’autres, ailleurs… En tous cas, il est cer­tain que les mineurs de Rod­na ont été là. Eux, au moins.

— Qu’a­vez-vous fait là-bas ? De quelle mis­sion de com­bat ou de garde avez-vous été chargés ?

— Ça, c’est un peu plus dif­fi­cile à dire. Mais par­lons concrè­te­ment. Nous tenions des bar­rages, on nous a indi­qué ce que nous avions à faire. Il était ques­tion de voi­tures volées par des ter­ro­ristes. On nous a don­né diverses séries de numé­ros de carte d’i­den­ti­té ; je peux men­tion­ner UX et BX, déli­vrés en 1980 – 1981, plus aisés à dépis­ter dans la masse des gens por­teurs de cartes d’i­den­ti­té. Nous avons par­ti­ci­pé, avec les offi­ciers de l’ar­mée, aux com­man­dos de liqui­da­tion des « nids de guêpes ». [légion­naires].

— Vous a‑t-on don­né des armes ?

— Dans les com­man­dos, oui.

— Donc, vous avez vu des ter­ro­ristes ; vous en avez arrê­tés ; pro­ba­ble­ment, vous en avez aus­si tué quelques-uns…

— C’est plus dif­fi­cile à dire. J’en ai vu. J’en ai arrê­té. Je ne peux pas en dire plus.

— Donc, les ter­ro­ristes ont bien existé ?

— C’est évident.

— Alors, com­ment expli­quez-vous le fait qu’au­jourd’­hui per­sonne ne sait plus rien d’eux ? Le pré­sident Ilies­cu lui-même ne sait plus rien, d’a­près ce que j’ai lu dans une inter­view don­née à Româ­nia lite­ra­ra, alors qu’en décembre, il nous met­tait en garde, à la télé­vi­sion, contre leur exis­tence et leur habileté…

— Sur ces ter­ro­ristes-là ? Ayant par­ti­ci­pé à divers com­man­dos — sans vou­loir me van­ter — j’en sais quelque chose. Par exemple, que les vrais ter­ro­ristes se ren­daient dif­fi­ci­le­ment. Cer­tains avaient déjà com­mis beau­coup de crimes et ne vou­laient pas être pris vivants. D’autres étaient exter­mi­nés, d’autres encore s’enfuyaient.

— Bien, mais en avez-vous attra­pé au moins un ?

— J’en ai arrê­té et remis quatre.

— Savez-vous ce qu’ils sont devenus ?

— Non, je les ai livrés dans le métro, au commandement.

— Pour­quoi les avez-vous livrés à l’armée ?

— À l’ar­mée et aux civils, parce que l’ar­mée tra­vaillait en col­la­bo­ra­tion avec les civils. Je crois que je peux vous don­ner quelques noms. Il y avait un cer­tain Todi­ca dans le métro de la place des Avia­teurs, un homme d’une qua­ran­taine d’an­nées, avec mous­taches. Il y avait aus­si Roman Alexan­dru, le chef de la sta­tion de métro, qui assu­rait pra­ti­que­ment le lien entre ceux de l’ex­té­rieur comme nous, qui pre­nions les ter­ro­ristes, et ceux de l’ar­mée, qui les pre­naient en charge.

— Si nous nous adres­sions à ces per­sonnes, peut-être appren­drions-nous quelque chose…

— Qu’est-ce que j’en sais ? Nous, nous leur en avons livré quatre, plus quelques mal­fai­teurs por­teurs d’ob­jets volés, et beau­coup de gens de l’an­cienne nomenk­la­tu­ra. Nous en avons pris aus­si, de ceux-là. Par exemple Ver­det, je ne sais pas si je vous l’a­vais dit. Nous l’a­vons remis à l’ar­mée, à la Télé­vi­sion, dans une voi­ture blindée.

— Donc, Ver­det, celui qui avait consti­tué un gou­ver­ne­ment qui a duré vingt minutes ?

— Plus exac­te­ment vingt-deux minutes.

— Vous avez donc arrê­té Ver­det, mais nous ne l’a­vons pas vu par­mi les arrê­tés, ni par­mi ceux qui ont été jugés.

— Ça aus­si, c’est une curio­si­té. Le 13 jan­vier, j’ai lu dans la presse — peut-être dans Ade­va­rul ou dans Bana­tul — que le « jugé » était libre et qu’il pou­vait recons­ti­tuer un par­ti communiste.

— Ça ne vous semble pas bizarre ? Il a pris part, avec tous les autres, aux séances du Comi­té exé­cu­tif, donc à la pire des déci­sions répres­sives et, main­te­nant, il est libre. À la dif­fé­rence des autres. Qu’est-ce que vous en dites ?

— Cette his­toire avec Ver­det est très impor­tante pour nous, les mineurs. Nous avons un compte à régler avec lui. En 1977, il a été, d’une cer­taine manière, celui qui nous a men­ti le plus. C’est pour­quoi il était ter­ro­ri­sé quand nous l’a­vons pris, il nous regar­dait avec des yeux… Il nous a men­ti gros­siè­re­ment en 1977, quand il était Pre­mier ministre et que nous l’a­vons enfer­mé dans la val­lée de Jiu. Il nous a fait de grandes pro­messes, mais ensuite il nous a tour­né le dos, pour ne pas dire pire.

— Donc, vous l’a­vez pris, vous l’a­vez remis, mais aujourd’­hui, il a même vou­lu recréer le Par­ti communiste.

— Oui. Il faut que chaque mineur com­prenne que c’est une ques­tion com­plexe. […] Mais Ver­det nous a men­ti. Il doit être jugé et condam­né. C’est un tyran, il nous a men­ti en 1977.

— Avez-vous deman­dé au gou­ver­ne­ment ou à M. Ilies­cu le juge­ment de Verdet ?

— Non. Dans la situa­tion d’a­lors, per­sonne ne savait où était Ilies­cu. Nous, nous l’a­vons remis à l’ar­mée. Les mineurs ont vou­lu lui don­ner une leçon, le battre « à la manière des mineurs », mais j’ai cal­mé les choses et je l’ai livré. C’é­tait le 24 décembre. La situa­tion était dra­ma­tique, à ce moment-là à la Télé­vi­sion. Aux alen­tours de la place des Avia­teurs, il y avait une cen­taine de civils. Ils étaient pour­chas­sés par une dizaine de ter­ro­ristes, pos­tés dans des lieux stra­té­giques, qui som­maient la Télé­vi­sion de se rendre. Ça a été quelque chose de ter­rible. C’est alors que j’ai livré Verdet.

— Com­ment se fait-il que la télé­vi­sion a été atta­quée plu­sieurs fois sans que jamais les ter­ro­ristes ne songent, par exemple, à détruire l’antenne ?

— Je ne sais pas. Je n’y ai pas pen­sé sur le coup. J’é­tais trop pré­oc­cu­pé, trop trou­blé. Plus tard, cette idée m’est venue, j’ai lu des choses. C’est vrai que c’est très bizarre. Ils avaient toutes sortes d’armes, il ne leur aurait pas été dif­fi­cile de détruire l’antenne.

— Bon. Reve­nons à l’ar­res­ta­tion de Ver­det. Vous ne saviez pas où était Ilies­cu. Mais, plus tard, vous n’a­vez pas pen­sé à deman­der un jugement ?

— Nous sommes une mino­ri­té de 3.000 mineurs. Il en existe plus de 200.000 dans le pays, dont 100.000 au moins dans la val­lée de Jiu. Nous ne pou­vons pas deman­der cela à nous seuls, ce serait une manière de nous glo­ri­fier nous-mêmes, et ça, c’est une chose que les mineurs n’aiment pas. Il fau­drait que tous les mineurs s’in­té­ressent à cette ques­tion, au cas Verdet.

— Avez-vous eu des pertes ?

— Non. Seule­ment un gar­çon bles­sé au pied, mais ce n’est pas ce qu’on appelle une perte.

— Cela aurait aus­si bien pu arri­ver dans la mine ?

— Bien sûr. C’est ça, la mine : plus per­sonne n’est impres­sion­né par le fait que quel­qu’un meure. Il n’y a pas de mineur de fond qui ne passe, ne serait-ce qu’une fois par an, tout près de la mort. C’est là quelque chose de banal.

— Donc, vous avez par­ti­ci­pé aux luttes de décembre et cela fut quelque peu pas­sé sous silence. Mais, par la suite, vous êtes inter­ve­nus à plu­sieurs reprises à Buca­rest, ce qui a don­né lieu à des inter­pré­ta­tions diverses. Les jour­naux du Front vous ont adres­sé des louanges, mais beau­coup d’autres, rou­mains et étran­gers, ont condam­né les inter­ven­tions en disant que ce n’é­tait pas aux mineurs de s’oc­cu­per de l’ordre public. Qu’en pensez-vous ?

— Les mineurs tra­vaillent dur, mais pour autant, ils ne repré­sentent pas le pays. On a pro­fi­té de leur bon­té et de leur naï­ve­té, en se ser­vant de slo­gans gra­tuits du genre « Mer­ci aux mineurs » ou « Bra­vo les mineurs ». Les mineurs doivent com­prendre une chose : aus­si dif­fi­cile que soit notre vie au fond de la mine, nous ne pou­vons en aucun cas, ni d’au­cune manière, nous mettre à diri­ger le pays. Ni nous sépa­rer des intel­lec­tuels. C’est seule­ment l’u­ni­té, la vraie, à la rou­maine — parce que nous sommes tous rou­mains — que nous soyons mineurs, ouvriers, étu­diants ou intel­lec­tuels. Cette divi­sion, cette scis­sion, entre ouvriers et intel­lec­tuels, ne peut conduire qu’au malheur.

— D’ac­cord. D’ailleurs, les intel­lec­tuels, après vous avoir quelque peu inju­riés, se sont ren­du compte que ce n’é­taient pas vous les cou­pables mais ceux qui ont semé la dis­corde. Aujourd’­hui ils savent qu’il faut cher­cher à se rap­pro­cher de vous. C’est peut-être même la rai­son pour laquelle nous avons cet entre­tien aujourd’­hui. Mais je vou­drais connaître quelques points de détail. Quand êtes-vous reve­nu pour la pre­mière fois à Buca­rest après décembre ? Et comment ?

— Je suis reve­nu le 26 jan­vier, de nou­veau avec mon groupe, en enten­dant des slo­gans comme : « Dans chaque mai­son, un mort sur la table ! » ou « Chef, nous allons te ven­ger ! » Alors nous sommes venus. De nous-mêmes, sans être appe­lés par per­sonne, comme en décembre.

— Mais le 29 janvier ?

— Nous, nous sommes repar­tis le 27 à Rod­na. Ce qui s’est pas­sé le 29 me dépasse. Il y a eu des mineurs d’autres régions. Nous, per­sonne ne nous a appelés.

— Et le 18 février ?

— Le 19. Le 18, le siège du gou­ver­ne­ment avait été atta­qué. Nous, nous sommes venus le 19 février.

— Qui vous a appe­lés, alors ? Je vous demande cela car on dit qu’il aurait exis­té un « trio » au Front, com­po­sé de Cazi­mir lones­cu, Gelu Voi­can Voi­cu­les­cu et Dan Iosif, qui se serait occu­pé des « mou­ve­ments de troupes minières ». Est-ce vrai ?

— Que vous dire ? Les mineurs ont un faible pour M. Voi­can. Étant ingé­nieur géo­logue, il a su éta­blir un lien entre les mineurs et lui. Et puis, le fait qu’il a été empri­son­né, qu’il a été une vic­time (ou une soi-disant vic­time, comme l’é­crivent cer­tains jour­naux) du com­mu­nisme… Les mineurs étant des gens simples, tu les touches faci­le­ment si tu sais jouer de la corde sen­ti­men­tale, et, c’est le cas, il les tient bien en main.

— Si je com­prends bien, c’est M. Voi­can qui vous a appelés ?

— Oui.

— Com­ment ? Par télé­phone ? Est-il venu personnellement ?

— Non. C’est bien plus com­pli­qué. Par des hommes à lui, je crois.

— Il a des hommes dans tous les bas­sins miniers ?

— Com­ment le sau­rais-je ? J’en suis sûr seule­ment pour Rod­na, pas pour tous les bassins !

— Alors, à Rod­na, com­ment ça c’est passé ?

— Bon, bon, je ne veux pas avoir l’air de défendre M. Voi­can. J’ai dis­cu­té deux fois avec lui. C’est sûr que c’est lui qui donne le signal. Mais, pra­ti­que­ment, le tra­vail se fait par l’in­ter­mé­diaire des entre­prises, de leurs direc­teurs. Dans notre cas, chez nous, c’est M. Dicu, l’an­cien ministre, qui a fait la liai­son avec le direc­teur Bauer.

— Oui, mais c’est quand même curieux, non ? Les entre­prises ont été dépo­li­ti­sées, non ? Les FSN d’en­tre­prise ont été dis­sous, et pour­tant vous avez été appe­lés par les directions…

— Mais la direc­tion fait par­tie de la mine !

— Elle en fait par­tie, oui, au moins en prin­cipe. Dans toutes les entre­prises, il existe des syn­di­cats ouvriers et des conseils d’ad­mi­nis­tra­tion ou de direc­tion. Chez vous, il n’en est pas ainsi ?

— Nous, nous avons eu de très grandes dif­fi­cul­tés à consti­tuer des syn­di­cats. Moi, et le groupe avec lequel je suis allé à Buca­rest, nous avons beau­coup lut­té pour avoir un syn­di­cat. Mais les forces locales nous ont dis­cré­di­tés. Ils ont dit de moi que je suis mol­dave, que je veux deve­nir maire ou lea­der syn­di­cal. Ils ont dit que je suis ingé­nieur et que je veux deve­nir direc­teur, bien que je n’aie fait que le lycée. Fina­le­ment, nous avons réus­si à des­ti­tuer le direc­teur et le chef comp­table, des délin­quants de droit com­mun, en fait, qui, pen­dant des années, ont com­mis de très graves infrac­tions. Mais les choses ne sont pas tou­jours en ordre dans l’en­tre­prise, aujourd’­hui. Donc, on a uti­li­sé des moyens mal­hon­nêtes pour empê­cher la for­ma­tion du syn­di­cat. Chez nous, le syn­di­cat a été créé tout juste en mai. C’est une honte. Moi, fina­le­ment, je me suis mis de côté, pour qu’on ne dise pas qu’un Mol­dave met de l’ordre chez eux. Des enfantillages.

— Donc, le 19 février ; vous êtes venus sur la demande de M. Vol­can. Et la fois d’a­près, quand était-ce ?

— Ben, les gens disent que ce fut le 14, le 14 juin.

— Et com­ment ça c’est pas­sé, alors ?

— Que vou­lez-vous que je vous dise ! Sim­ple­ment, comme tout le monde le sait.

— Qui vous a appelés ?

— Les mêmes… M. Gelu Voican.

— On sait que le 13 juin M. llies­cu a fait appel aux ouvriers de Buca­rest, mais qu’ils ne sont pas venus.

— C’est un men­songe. Ils n’ont pas refu­sé. Ils étaient aux côtés des mineurs, ils nous don­naient à man­ger et nous encou­ra­geaient. Ça, ça a gon­flé la tête des mineurs, ça leur a fait croire qu’ils accom­plis­saient une tâche gran­diose, et on en est arri­vé au pas­sage à tabac des intel­lec­tuels, des étu­diants, des per­son­na­li­tés poli­tiques. Parce que… peut-être, dans les groupes de mineurs, s’é­taient infil­trées d’autres per­sonnes, avec la claire inten­tion de les exci­ter. Mais l’ap­pro­ba­tion mani­fes­tée par les ouvriers buca­res­tois a pous­sé les mineurs à se mon­trer plus cruels.

— Quand avez-vous été appe­lés à Bucarest ?

— Nous sommes arri­vés le 14.

— Mais quand avez-vous été appelés ?

— Dans la nuit du 13. Le fac­teur déter­mi­nant a été l’ap­pel lan­cé par M. Ilies­cu. Puis les appels lan­cés par la télé­vi­sion. Le fait que, par la suite, on ait tra­vaillé par d’autres voies, ça, c’est autre chose.

— Donc, vous êtes arri­vés le matin du 14, à 4 heures…

— Nous, à 6 heures. Les autres étaient arri­vés à 4 heures.

— Et vous avez ren­con­tré M. Ilies­cu ce matin-là ?

— Nous, non. Quand nous sommes arri­vés à la gare, quel­qu’un nous a conduits sur la place de la Vic­toire, dans un bâti­ment où on nous a don­né à man­ger. Nous avons man­gé, puis on nous a dit que la consigne était « sans vio­lence », et sans vic­times. Le but, c’é­tait de neu­tra­li­ser ceux qui se ren­daient cou­pables d’infractions.

— Cou­pables d’in­frac­tions ? Mais les membres du Par­ti pay­san, les libé­raux, les étu­diants, les intel­lec­tuels, les jour­na­listes des publi­ca­tions indé­pen­dantes, c’est quand même beau­coup pour un pays ?

— Cha­cun a com­pris la notion d’in­frac­tion comme il a pu. Vous voyez. Nous, nous avons sou­le­vé le pro­blème des étu­diants dès le début. Les mineurs n’ont rien contre les étu­diants. Beau­coup d’é­tu­diants sont fils de mineurs, neveux ou frères de mineurs. Les cou­pables, ce sont ceux qui nous ont mon­tés contre eux et qui nous ont mis dans cette situa­tion déplorable.

— On vous a dit « sans vio­lence », mais il y a eu au moins trois morts et des cen­taines de bles­sés. Com­ment cela a‑t-il pu arriver ?

— Ben, com­ment ça c’est pas­sé ? Vous avez vu tout ce qui est arri­vé le 13. La télé­vi­sion a été un fac­teur très impor­tant d’in­ci­ta­tion à la violence.

— Donc, la télé­vi­sion a inci­té d la violence ?

— Sans aucun doute. Il y a incon­tes­ta­ble­ment eu des vio­lences le 13, à la télé­vi­sion et au minis­tère de l’In­té­rieur, mais, nous, ils nous ont fait venir quand le calme était déjà reve­nu dans la capi­tale. Ça, nous l’a­vons appris par la suite. Je crois que le fac­teur qui a inci­té à la vio­lence, ça a été la télé­vi­sion, parce qu’elle a aus­si eu un effet sur les gens de Buca­rest. Les mineurs ont com­men­cé à com­prendre la vérité…

— Et dans les sièges des par­tis, vous avez trou­vé quelque chose ?

— Nous, notre groupe, nous sommes allés à Feren­ta­ri et à Raho­va. Mais les autres ont dit qu’ils ont trou­vé beau­coup de choses dans les locaux des par­tis. Je ne sais pas si cela a été une mise en scène, mais ils ont trou­vé des machines à fabri­quer de la fausse mon­naie, des devises, de la drogue, des appa­reils sophis­ti­qués, des armes…

— Des armes… Pour­tant, après avoir annon­cé tout cela à la télé­vi­sion — en allant jus­qu’à dire qu’il s’y atten­dait —, le gou­ver­ne­ment l’a nié. Et il a éga­le­ment per­mis à l’op­po­si­tion de le nier. N’est-ce pas ?

— Là, je crois qu’ils ont per­du les mineurs. On nous a embo­bi­nés, notam­ment au sujet de MM. Ratiu et Câm­pea­nu. À la fin des évé­ne­ments, lorsque les mineurs ont eu une ren­contre avec M. Ilies­cu, ils lui ont sim­ple­ment dit : « Mon­sieur Ilies­cu, tu nous as deman­dé des preuves et nous te les avons appor­tées. » Mais, qu’on n’en­tende plus par­ler de lui, pour que l’ordre règne enfin. Cela étant, je crois que M. Ilies­cu a com­mis une erreur. Car s’ils sont cou­pables d’in­frac­tions, alors il faut les mettre en pri­son ou les expul­ser. Sinon, pour­quoi avons-nous été appe­lés ? Là-des­sus, il nous a per­du, nous les mineurs, à qui on a constam­ment men­ti, soit quand on nous a appe­lés à venir soit quand on nous a ren­voyé chez nous.

— Croyez-vous que les preuves étaient « arran­gées » ou réelles ? Pour­quoi y a‑t-on renoncé ?

— Vous deman­dez trop à un mineur. Nous ne vou­lons pas nous impli­quer dans la poli­tique, nous vou­lons beau­coup moins, nous vou­lons le calme. On s’est ser­vi de nous, c’est clair, ils ont comp­té sur notre sim­pli­ci­té, mais là, ils ont com­mis une erreur : car on ne joue pas comme ça avec les mineurs. Le mineur est un esclave qui a une âme d’en­fant. Il est dan­ge­reux de lui mentir.

Il ne peut y avoir de démo­cra­tie sans une oppo­si­tion puis­sante, vivante. Mais ce que nous avons chez nous, c’est plu­tôt une mas­ca­rade. Chez nous, l’op­po­si­tion a été déni­grée par tous les moyens média­tiques ; on l’a empê­chée de deve­nir puis­sante. De plus, elle est trop divi­sée, il y a trop de par­tis. S’il n’y en avait que quelques-uns, mais puis­sants, ce serait mieux. Nous nous sommes ren­con­trés entre nous, nous avons dis­cu­té de cela, et nous en sommes arri­vés à cette convic­tion : il ne peut pas y avoir de démo­cra­tie sans une opposition.

— Vos col­lègues aus­si le croient ?

— Oui, pas mal d’entre eux. Quand à ceux qui ne le pensent pas, je les prie de se sou­ve­nir de ce que vou­lait dire le tota­li­ta­risme com­mu­niste. On n’a pas besoin d’une autre expé­rience, celle-là suf­fit. Qu’ils se rap­pellent ce qui s’est pas­sé avec un seul par­ti qui a fait de nous ce qu’il a voulu.

— Si vous réflé­chis­sez à ce que vous avez fait les 14 et 15 juin, pas vous per­son­nel­le­ment mais vos pairs, ne croyez-vous pas qu’il s’a­gis­sait d’é­tran­gler l’opposition ?

— Eh oui. C’est à peu près ça. Mais l’op­po­si­tion devrait tirer pro­fit de l’é­vé­ne­ment et se ren­for­cer, s’u­nir. Pas par la vio­lence, mais à tra­vers la presse, ou par des ras­sem­ble­ments paci­fiques. Comme les étu­diants l’ont fait pour Marian Munteanu.

— Com­ment avez-vous pro­cé­dé, le 14 juin ?

— Notre groupe s’est ren­du à Feren­ta­ri et à Raho­va. Chaque groupe avait son commandant…

— Mineur ?

— Oui. Dans d’autres groupes, ça a été par­fois dif­fé­rent. Avec ceux de la val­lée de Jiu, il y avait aus­si des gens de l’an­cienne Secu­ri­tate, comme Cama­re­ses­cu, pour don­ner un exemple, mais il y en avait d’autres. Ils étaient eux aus­si habillés en mineurs.

— Le soir du 14, à la gare du Nord, j’ai vu un camion de mineurs qui était gui­dé par une voi­ture Dacia, avec quatre civils à l’in­té­rieur. Qui étaient ces gens ?

— Des gens de la police, ce n’est pas la peine d’en reparler.

— Si la police était sur place, avec les mineurs, pour­quoi a‑t-on eu besoin de ces derniers ?

— Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Qui le sait ?

— Quel rôle jouaient les policiers ?

— Il fal­lait que nous arrê­tions des délin­quants de droit com­mun que la police n’a­vait pas pu arrê­ter, parce qu’elle n’a­vait pas pu péné­trer là. Et des Tziganes…

— Les avez-vous arrê­tés ? Les avez-vous livrés à la police ?

— Oui, bien sûr !

— Vous les avez d’a­bord battus ?

— Eh, c’est arri­vé… Ces Tzi­ganes-là, quand on les arrê­tait, étaient vio­lents, ils nous atta­quaient avec tout ce qui leur tom­bait sous la main. On m’a même jeté un enfant à la tête ! Ils oppo­saient une résis­tance farouche à leur arres­ta­tion, et alors, il fal­lait bien les « amol­lir » un peu, n’est-ce pas ?

— Mais, tout de même… Vous avez été vio­lents avec eux parce qu’ils étaient Tzi­ganes ou sim­ple­ment en rai­son de leur comportement ?

— À cause de leur com­por­te­ment. C’é­taient des tra­fi­quants, des voleurs, des ivrognes. Nous ne les avons pas bat­tus parce qu’ils étaient Tzi­ganes, car à la mine aus­si il y a des Tzi­ganes et des Hongrois.

— Qu’est-ce que vous savez sur ce qui s’est pas­sé à l’U­ni­ver­si­té, dans les sièges des par­tis, à la rédac­tion de « Roma­nia libera » ?

— D’a­bord, l’U­ni­ver­si­té. Dès le début, j’é­tais contre. Nous n’a­vons rien à faire avec les étu­diants. Avec ce qui s’est pas­sé à l’U­ni­ver­si­té, on a creu­sé encore plus le gouffre entre les mineurs et les étu­diants, entre les mineurs et les intel­lec­tuels. Il ne fal­lait pas faire cela mais, mal­heu­reu­se­ment, ça a été fait. Quant à Marian Mun­tea­nu — pour autant que je le connaisse, d’a­près ce que j’ai lu sur lui —, s’il a com­mis une infrac­tion de droit com­mun, qu’il soit condam­né pour cela, mais pas pour ses convic­tions poli­tiques. Si le gou­ver­ne­ment s’est trom­pé, s’il n’a pas de preuve sur sa culpa­bi­li­té, c’est une très grande faute de ne pas le libé­rer. Il se pour­rait qu’il soit quel­qu’un qui veuille vrai­ment le bien du pays. N’ou­blions pas qu’il a d’a­bord été un ouvrier, qu’il connaît les ouvriers, mais qu’à vingt-huit ans il est étu­diant. Peut-être qu’il y en a qui ont peur de lui. Quel­qu’un qui a été ouvrier dans le métro, c’est-à-dire à peu près comme un mineur, qui est deve­nu un bon étu­diant et que ses cama­rades ont élu comme leur chef, n’est pas n’im­porte qui. Si ce sont les mineurs qui l’ont arrê­té, alors qu’il soit jugé par les mineurs. Parce que ce sont des hommes justes… Ils sont durs peut-être, mais honnêtes.

— Mais ça, c’est un pro­blème. Si les mineurs le jugeaient, ce serait encore un abus, de même que son arres­ta­tion par les mineurs. Ne serait-il pas plus simple que les mineurs réclament la libé­ra­tion de M. Munteanu ?

— Les mineurs ne peuvent pas faire cela. Ils ont arrê­té des gens dont on leur a dit qu’ils étaient cou­pables. Per­sonne ne leur a offert une preuve de cette culpa­bi­li­té, mais c’est seule­ment main­te­nant que les mineurs com­mencent à com­prendre. Il faut encore un peu de temps. Cer­tains croient encore qu’ils ont bien fait d’a­gir comme ils ont agi, qu’ils ont fait pour le pays quelque chose de magni­fique. Main­te­nant, ils com­mencent à com­prendre que, en fait, ils n’ont pas été les sau­veurs de la patrie, mais une sorte de vic­times. Le pro­cès de Marian Mun­tea­nu pour­rait bien les réveiller tous. Ils auraient les preuves qu’il n’é­tait pas cou­pable… Au moins, que l’on retrans­mette le pro­cès à la télé­vi­sion, mais hon­nê­te­ment. Que ce soit un pro­cès cor­rect, un pro­cès hon­nête, retrans­mis hon­nê­te­ment. À qui la véri­té fait-elle peur ?

— D’a­près l’é­cho inter­na­tio­nal des évé­ne­ments des 13, 14 et 15 juin, les mineurs n’ap­pa­rais­saient pas pré­ci­sé­ment comme des sau­veurs de la patrie. Nous avons per­du le renou­vel­le­ment de la clause de la nation la plus favo­ri­sée, nous avons per­du d’autres aides. Vous avez été une sorte de cala­mi­té pour la patrie…

— Non, non, non. Il ne faut pas prendre les choses dans ces termes. Nous avons été, nous aus­si, des vic­times. Les mineurs doivent être regar­dés et jugés jus­te­ment, en fonc­tion de la sim­pli­ci­té de leur cœur. Ils ne mentent pas et c’est pour cela qu’on peut les trom­per faci­le­ment. Je vous le dit : ils ont un très bon fond, mais il est mal culti­vé. Parce que, si, effec­ti­ve­ment, la télé­vi­sion est celle du gou­ver­ne­ment — et elle l’est, n’en par­lons plus — et infeste l’o­pi­nion publique avec toutes sortes d’i­dées — qui sont, au fond, com­mu­nistes —, alors, la presse, les jour­naux — et il y a tant de jour­naux indé­pen­dants — devraient faire quelque chose, arri­ver à tou­cher le cœur de ces gens, faire en sorte que s’o­père un rap­pro­che­ment entre les ouvriers et les intel­lec­tuels, parce que les ouvriers, cela ne veut pas dire seule­ment les mineurs.

— Je veux vous deman­der quelque chose : les mineurs ont-ils crié « Mort aux intellectuels » ?

— Abso­lu­ment pas.

— Alors qui a crié cela ? Parce que cela a été bel et bien crié…

— Ce n’est pas à moi de vous apprendre à faire votre métier. C’est très simple. Il se pou­vait très bien qu’il y ait eu une sta­tion d’am­pli­fi­ca­tion. Parce que, pour ma part, je n’ai pas vu ceux qui criaient mais, pour ce qui est des cris, ça oui, je les ai entendus…

— J’ai pen­sé à cela, mais je vou­lais que quel­qu’un qui avait été au cœur des évé­ne­ments le confirme.

— Main­te­nant, je ne vous cer­ti­fie rien, je ne veux pas vous voler votre métier… Qui tra­vaille­rait encore à la mine ?

— Mais cela vous est donc pas­sé par la tête ?

— Oui, bien sûr, et beau­coup d’entre nous se sont posé la ques­tion. On ne voyait pas ceux qui criaient.

— O.K.! J’ai encore une ques­tion concer­nant les mineurs. Je ne com­prend pas com­ment ces mineurs, qui se sont sou­le­vés en 1977, ont pu faire aujourd’­hui une chose pareille ?

— Je vais vous répondre par une plai­san­te­rie : beau­coup de ceux de 1977 sont arri­vés à la retraite.

— Donc, vous avez beau­coup de mineurs « type nouveau » ?

— Non. J’ai plai­san­té. Cela étant, il est vrai que, par­mi ceux qui s’é­taient sou­le­vés en 1977, beau­coup sont aujourd’­hui à la retraite, mais ce n’est pas la ques­tion. On a mis dans la tête des mineurs qu’ils sau­vaient le pays, que per­sonne n’é­tait comme eux.

— Vous ne croyez pas qu’il y a aus­si autre chose ? Ne croyez-vous pas que les mineurs ont été cor­rom­pus par le dou­ble­ment de leurs salaires ?

— Vous vous trom­pez. On n’a don­né aux mineurs que très peu par rap­port à leur tra­vail. Qui raconte que leur salaire a doublé ?

— Je l’ai lu dans la presse…

— C’est une erreur, un men­songe. Je peux vous le prouver.

— Vous, par exemple. Quel était votre salaire avant le 22 décembre ?

— Bien, pas­sons aux choses concrètes : j’a­vais 227 lei, mul­ti­plié par 20 jours, ça fait à peu près 6.000 lei par moi. Aujourd’­hui, je reçois à peu près 7.000 lei. Donc, mon salaire de mineur « spé­cia­liste » a été aug­men­té de 15%, c’est tout. On nous a encore accor­dé quelques aug­men­ta­tions qui nous avaient été reti­rées en 1983. Nous atten­dons la deuxième étape d’aug­men­ta­tion à par­tir du 1er juillet, comme nous l’a pro­mis M. Petre Roman. Cela fera une aug­men­ta­tion de 33%. Il y a aus­si la retraite, après vingt ans de tra­vail au fond de la mine. Voi­là les pro­blèmes qui pré­oc­cupent actuel­le­ment les mineurs et qui doivent être résolus.

— Croyez-vous que de telles pro­messes ont été faites aux mineurs afin qu’ils répondent aus­si « promp­te­ment » à cer­taine sol­li­ci­ta­tions dans des domaines qui ne les regar­daient pas ?

— Non, je vous l’ai dit : s’ils ont réagi si promp­te­ment, c’est parce qu’on leur a fait croire qu’ils étaient les sau­veurs de la patrie.

— Parce qu’on les a flattés ?

— Oui, c’est exac­te­ment cela.

— Reve­nons aux évé­ne­ments des 13, 14 et 15 juin, c’est-à-dire à ces jour­nées de ter­reur à Buca­rest. Une ter­reur pro­vo­quée d’a­bord par des forces encore incon­nues, puis par vos col­lègues. En fin de compte, à ces opé­ra­tions plus qu’é­tranges pour un État qui se pré­tend démo­cra­tique, M. Ilies­cu vous a remercié…

— C’é­tait nor­mal. Quand quel­qu’un vient de si loin et risque sa vie, on doit le remercier.

— Pour­tant vos col­lègues se sont livrés à des des­truc­tions, à des atro­ci­tés. Il est curieux que le chef de l’É­tat vous en remercie ?

— Je n’ai pas à juger M. Ilies­cu, je ne suis pas en mesure de le faire. Mais je crois qu’il a aggra­vé encore la scis­sion entre ouvriers et intel­lec­tuels par les pro­pos qu’il nous a tenus alors, à nous, les mineurs. Et puis, il a com­mis une autre erreur : il nous a deman­dé des preuves sur MM. Ratiu et Câm­pea­nu. Que ces preuves soient vraies ou fausses, cela ne compte pas. Nous les avons mises à sa dis­po­si­tion, à la suite de quoi, il devait prendre des mesures. Il a pro­mis de mettre les choses en ordre et il ne l’a pas fait. Au contraire, nous l’a­vons vu ser­rer la main à M. Câm­pea­nu pen­dant au moins une minute. Je suis res­té à regar­der cela et je me suis deman­dé : « Qui est le coupable ? »

— Oui, qui ?

— Eh bien ! tous les mineurs et tous les Rou­mains ont le devoir de se poser cette ques­tion et de voir quelle sera la réponse. Jus­qu’à pré­sent, c’est Marian Mun­tea­nu. Mais, quand deux per­sonnes se battent, c’est la troi­sième qui gagne, si on peut par­ler de vic­toire quand il s’a­git d’être en pri­son pour rien.

— Et si une autre crise poli­tique se pro­dui­sait et que quel­qu’un fai­sait appel aux mineurs, est-ce que ceux-ci revien­draient faire régner l’ordre à Bucarest ?

— On peut tou­jours essayer : ils ne revien­dront plus jamais. À par­tir du moment où on les a trom­pés sur Câm­pea­nu, Ratiu et les autres, ils ne revien­dront plus. Aujourd’­hui, même les mineurs se posent clai­re­ment le pro­blème : où sont les ter­ro­ristes ? C’est cela qu’il faut per­cer à jour, c’est là le point de jonc­tion entre les ouvriers, les étu­diants et les intel­lec­tuels. Les ter­ro­ristes, les ter­ro­ristes véri­tables, ont créé cette sépa­ra­tion entre ouvriers, étu­diants et intel­lec­tuels. C’est eux qui ont tiré dans la foule. Sans faire de dis­tinc­tion. Que s’est-il pro­duit ? Exac­te­ment ce qui se pro­duit aujourd’­hui. Je ne vou­drais pas que les gens croient que les mineurs ont été des terroristes !

— Oui. Il y a beau­coup de ques­tions à pro­pos des­quelles nous atten­dons tous une réponse. Si les élec­tions s’é­taient tenues après les évé­ne­ments de juin, croyez-vous qu’elles auraient eu les mêmes résultats ?

— Ça aurait été à peu près pareil. Pour les élec­tions, on a joué de la même manière sur la naï­ve­té des gens. Le Rou­main n’a pas encore sai­si ce que c’est que la démo­cra­tie. Le Rou­main, le simple Rou­main, c’est-à-dire la majo­ri­té. Si vous, les intel­lec­tuels, vous n’a­vez pas tous tiré cela au clair, alors com­ment vou­lez-vous l’exi­ger de l’homme simple, de l’ou­vrier, du pay­san… Il ne sait pra­ti­que­ment rien de ce que veut dire la démo­cra­tie, tout le monde n’a pas la pos­si­bi­li­té de se rendre à l’é­tran­ger et de voir ce que c’est, tout le monde n’est pas capable de se l’imaginer.

— A Iasi j’ai ren­con­tré des ouvriers qui, au lieu de venir à 6 h 15, arri­vaient à l’u­sine à 8 heures. Si leur chef leur en fai­sait la remarque, ils répon­daient : « Désor­mais, c’est la démo­cra­tie, désor­mais c’est la liber­té. » Est-ce normal ?

— Non, non. Et cela devrait être clai­re­ment éta­bli. Chaque ouvrier devrait avoir conscience qu’il ne peut en être ain­si. Il fau­drait for­cer la pri­va­ti­sa­tion, pour que l’ou­vrier soit direc­te­ment inté­res­sé à tra­vailler. À mon avis, il fau­drait se diri­ger vers la trans­for­ma­tion des entre­prises en socié­tés par actions, cha­cun étant action­naire, c’est-à-dire par­tiel­le­ment pro­prié­taire. Alors, plus per­sonne ne se conten­te­rait de ne rien faire. Je peux vous cer­ti­fier que, chez nous, près de 20% des gens sont là pour rien, et l’argent qu’on leur donne est un cadeau. Et c’est vrai non seule­ment des mines mais aus­si de toutes les entre­prises. Si on fait des socié­tés par actions, ça ne se pas­se­ra pas pareil. Le terme ne m’est pas très clair, mais j’ai com­pris que l’on pro­cé­de­ra à une éva­lua­tion, et que l’on répar­ti­ra les actions entre les ouvriers, ou on les ven­dra. Alors, si tu n’ac­com­plis pas ta tâche, on te prend par le bras et on te met à la porte.

— Cha­cun a inté­rêt à gagner, non ?

— Bien sûr. Sinon, cha­cun cherche à se fau­fi­ler. Je me réfère aus­si à la ques­tion de la ges­tion. Il y a quelque chose que je ne com­prend pas : je n’ai rien contre le fait que l’en­tre­prise donne un salaire de base. Mais d’où ? Mais, si elle n’a pas de quoi, que fait-elle ? Tu leur donnes leur salaire de base, mais eux, ils ne viennent et ne tra­vaillent qu’à 10%. Est-ce que le sac ne finit pas par se vider ? L’argent doit bien venir de quelque part, il doit bien venir de la production ?

— Croyez-vous qu’il existe un lien entre la démo­cra­tie éco­no­mique — par le chan­ge­ment de sta­tut de la pro­prié­té et l’in­tro­duc­tion des méca­nismes du mar­ché — et la démo­cra­tie politique ?

— Elles marchent main dans la main. L’une n’est pas pos­sible sans l’autre. Si la liber­té et la démo­cra­tie n’existent pas, il ne peut y avoir ni pro­duc­tion ni pros­pé­ri­té. Le gou­ver­ne­ment doit faire quelque chose. Il doit éli­mi­ner les entre­prises en faillite. Il vaut mieux payer pen­dant plu­sieurs mois des aides aux chô­meurs, jus­qu’à ce que l’on réus­sisse à pla­cer les gens dans d’autres endroits, que de pro­duire à perte. L’in­dus­trie a beau­coup de branches, nous ne devons pro­duire que ce qui cor­res­pond à un besoin, ici ou à l’é­tran­ger. C’est ce qu’il fau­drait faire : ne plus pro­duire bête­ment et pour rien.

— Du temps de Ceau­ses­cu, nous avions pour ambi­tion de pro­duire de tout et nous pro­dui­sions en géné­ral des choses de piètre qualité…

— Il n’y a pas de grande dif­fé­rence avec aujourd’­hui. Aujourd’­hui, c’est pareil, même pire : nous pro­dui­sons moins.

— Vous avez rai­son. Mais le pro­gramme de réforme n’a pas encore démar­ré. C’est pos­sible, ça ?

— Je regarde tout le temps, sur­tout à la télé­vi­sion, ce qui se fait dans ce domaine. Mais ce n’est pas avec une vague gar­gotte et deux cuites que l’on va faire la pri­va­ti­sa­tion. Il faut démar­rer sérieu­se­ment et tra­vailler sérieu­se­ment. Que faire ? On nous montre à la télé­vi­sion qu’un tel a créé un bis­trot avec 3 lei et 25 bani ? Qu’il aille au diable ! On se moque de nous. Le gou­ver­ne­ment se perd et nous mène tous à notre perte. Nous nous enfon­çons nous-mêmes.

— Mais, st le pro­gramme du gou­ver­ne­ment était appli­qué, seriez-vous optimistes ?

— Je suis rou­main et je me dois donc d’être opti­miste car chaque Rou­main doit lut­ter, cha­cun à sa manière, dans son domaine, et tra­vailler. En décembre, per­sonne ne nous a appe­lés, nous avons agi selon notre conscience. C’est comme ça qu’il faut faire aujourd’­hui aus­si. Nous n’a­vons pas pen­sé alors que nous ris­quions de mou­rir. Mais est-ce qu’on en meurt, de tra­vailler ? Je crois qu’il faut essayer tout ce qui est humai­ne­ment pos­sible, je crois que c’est un moment déci­sif pour notre pays. Aujourd’­hui, il n’y a pas d’autre voie : il faut abso­lu­ment que nous soyons unis si nous vou­lons que les choses marchent. Il faut rendre conscients les mineurs —je parle des mineurs parce que je suis mineur depuis quinze ans — et tous les ouvriers, du fait que jus­qu’à pré­sent on s’est ser­vi d’eux, on s’est ser­vi de nous comme de simples ins­tru­ments. Nous sommes, nous aus­si, des hommes. Qu’on ne nous fasse pas prendre des ves­sies pour des lan­ternes. Que ce ne soit pas seule­ment de la poudre aux yeux. C’est clair, mais il faut le sou­li­gner. On dit que, à Constan­ta, il y a de la viande, et à Buca­rest, aus­si. Je suis allé à Buca­rest et je m’en suis ren­du compte. Mais le pays ce n’est pas seule­ment Buca­rest. Il n’y a pas grande dif­fé­rence entre aujourd’­hui et hier. Je vous dis, la main sur le cœur, chez nous, c’est même pire. Avant, pour nous empê­cher d’ex­plo­ser, on nous don­nait un peu plus qu’ailleurs ; main­te­nant, on ne trouve plus grand-chose.

— Fau­drait-il faire quelque chose avec l’approvisionnement ?

— Pas parce que nous sommes mineurs, mais parce que nous fai­sons un tra­vail dur. Il nous faut à man­ger, sinon, nous mou­rons. C’est comme ça que l’on meurt dans des acci­dents, par mala­die pro­fes­sion­nelle. Quand on attrape la sili­cose, c’est foutu.

— Êtes-vous satis­fait de notre discussion ?

— Je vou­drais que cette dis­cus­sion touche le cœur des ouvriers, le cœur des intel­lec­tuels. Qu’ils com­prennent qu’il ne faut en aucun cas le chaos, que cha­cun doit lut­ter pour jeter un pont. Nous avons besoin de tran­quilli­té. Que nous soyons d’a­bord tous rou­mains, et seule­ment après, ouvriers ou intel­lec­tuels, d’un par­ti ou d’un autre, de telle ou telle reli­gion. Don­nons tous un coup d’é­paule pour ce pauvre pays, qui est le nôtre. Il faut que nous nous y met­tions tous, pour le bien, pour la véri­té, pour la liber­té. Il faut aller dans les entre­prises, il faut par­ler aux ouvriers. Et puis, les étu­diants, sur­tout ceux des cours du soir, et qui tra­vaillent en usine, ils auraient beau­coup à dire, eux aus­si. Il faut faire quelque chose. Sinon, qu’est-ce qui va arri­ver ? On va aller cher­cher des épaves en RFA et on va dire que nous aus­si, nous avons des voi­tures alle­mandes ! Et comme ça, eux, ils seront débar­ras­sés de leurs vieilles carcasses !

Entre­tien réa­li­sé par Liviu Antonesei
(Opi­nia stu­den­teas­ca, n°33 – 34, août 1990)
[Tra­duit du rou­main par Anne Planche].


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