La sortie de l’anonymat de Costica Dobre remonte au mois d’août 1977, période à laquelle Ceausescu fut confronté à un grave problème sur le plan intérieur : la grève des mineurs de la vallée de Jiu. Costica Dobre a été l’un des leaders de cette grève et a personnellement mené les pourparlers avec Verdet, Pana et Ceausescu. Depuis le 30 août 1977, il vit en résidence surveillée dans la ville de Craiova.
De 1977 jusqu’aux tout premiers jours d’après la révolution — lorsqu’il a pu s’adresser aux mineurs de la vallée de Jiu et s’exprimer à la télévision et lorsque les journaux ont commencé à écrire à son sujet — on n’a presque rien su sur lui. Il n’y a eu que quelques informations transmises par les radios émettant de l’étranger, et on a même annoncé sa mort.
Ensuite, des voix se sont élevées pour lui contester la qualité de leader de la grève de 1977, pour l’accuser d’imposture, de trahison et pour le soupçonner d’avoir été agent ou collaborateur de la Securitate (sécuriste).
Pour faire un peu de lumière sur le cas de Costica Dobre, voyons ce qui s’est passé depuis 1977. Une fois arrivé à Craiova, il est enregistré comme « élève, qualification soudeur » à l’entreprise de réparations auto de cette ville. Son salaire élevé, 4.182 lei par mois, soulève la première interrogation. Ne serait-il pas sécuriste ? L’explication est simple et logique : comme mineur, ses revenus étaient relativement élevés et, dans le cadre d’un transfert « dans l’intérêt du travail », le salaire représente la moyenne des revenus des mois précédents.
Il souhaite suivre des cours d’enseignement supérieur et, en 1978, passe, sans succès, le concours d’admission à l’Institut d’études économiques. En contestant les résultats, il apprend que son dossier d’inscription se trouvait à la Securitate.
Par ailleurs, il obtient la qualification de soudeur et, sur le plan professionnel, il ne rencontre aucun problème particulier. En revanche, Costica Dobre commence à critiquer et à combattre les méthodes et les pratiques erronées de la direction de l’entreprise, en prenant position contre le dictateur qui maltraitait les ouvriers, contre les modalités de déroulement des réunions organisées par le parti, contre les injustices de toutes sortes. Son attitude ne passe pas inaperçue ; soigneusement surveillé par la Securitate, il reçoit des coups de téléphone de menaces s’adressant également à sa femme et à son fils. A l’occasion des visites de Ceausescu dans le département de Dolj, on l’isole dans les cellules de la Securitate. Il n’a jamais été battu, les pressions étant toujours d’ordre psychologique. La Securitate faisait preuve de raffinement. Costica Dobre ne renonce pas pour autant et adresse mémoire sur mémoire au Comité central. Là encore, la Securitate fait preuve de raffinement : à l’automne 1980, Miu Dobrescu en personne, en ce temps premier secrétaire de Dolj, lui propose de suivre des cours à Stefan Ghorghiu, l’université des cadres du parti. Pouvait-on trouver meilleur moyen de discréditer un ancien leader des mineurs qu’en le cataloguant de « membre de parti diplômé » ? C,ostica Dobre accepte — pouvait-il faire autrement ? — et, entre 1981 et 1986, suit par correspondance les cours de l’école d’activistes. Je lui ai demandé comment il voyait la situation en ce temps. « Pour lutter contre un système, il faut le connaître de l’intérieur », m’a-t-il dit. Nous ne ferons pas de commentaires. À la faculté, il est regardé comme un loup blanc. On le surnomme l’«anarchiste » et tant les professeurs que les étudiants l’évitent. Lorsqu’il se rend à Bucarest pour des examens, il ne partage jamais de chambre avec ses collègues. Pendant toute cette période, il travaille comme soudeur ; en fait, il est le seul véritable ouvrier de sa promotion. À la fin des études, il n’est promu à aucune fonction de direction politique.
En 1987, il tente de s’inscrire à la Faculté de droit, mais son dossier n’est pas accepté alors qu’il venait de finir une faculté d’études politiques. Puis il tente d’obtenir, sur la base de son diplôme, l’équivalence d’économiste. Ce n’est que trois ans plus tard qu’il finira par l’obtenir. Pendant tout ce temps il continue de travailler comme soudeur. Le 14 avril 1989, il est nommé économiste à l’IRA.
Mais, dans cette fonction son attitude est encore plus difficile à avaler pour les organes supérieurs. L’activité « récalcitrante » de Costica Dobre doit cesser. Celui qui, à l’occasion des événements de Brasov, avait protesté en renvoyant son carnet de parti au Comité central, doit être affecté à un poste qui entraîne sa perte. Ainsi, après avoir refusé un poste de maire dans un village, il est nommé vice-président de la coopérative artisanale « Doljana ». L’affectation n’est pas légale. Pour exercer une telle fonction il faut une ancienneté d’au moins douze ans dans le secteur coopératif. Le manque d’expérience, certains accès de nervosité — les « amis » n’avaient pas renoncé à exercer des pressions sur lui —, ses tentatives d’être correct dans son travail, même sur la ligne de parti, les rumeurs selon lesquelles il aurait une « ligne directe » avec Nicu (Ceausescu), et bien d’autres affirmation de ce genre qu’une partie de ses collègues de « Doljana » prenaient très au sérieux, ont fini par créer un mur de suspicion et de méfiance autour de Costica Dobre. Sa position était très fragile et, après la révolution et les nouvelles élections dans l’entreprise, il fut contraint de présenter sa démission. Sa demande de réintégrer son ancien lieu de travail, sur le poste de soudeur, fut rejetée. En ce moment, Costica Dobre n’a pas de travail.
Sa situation est, en effet, délicate. Non seulement il est privé des moyens de gagner son pain, mais il continue à faire l’objet de menaces. De la part de qui ? Nous ne saurons pas le dire avec certitude. On lui conseille de se taire. Il semble d’ailleurs que ma présence chez lui ne soit pas passée inaperçue. Les coups de téléphone de menaces continuent. Dans un journal local, Situatia [la situation] est paru un article l’accusant d’avoir trahi, à l’époque, les intérêts des mineurs. Son auteur, Ion Rosescu, soutient avoir été personnellement impliqué dans les événements de 1977. Toutes mes tentatives de retrouver l’auteur de cet article se sont révélées vaines. Ceux qui pouvaient fournir des preuves concernant le rôle de Costica Dobre dans la grève de 1977 sont priés de les rendre publiques. Parce que cet homme, qui durant treize ans s’est battu, comme il a pu, lui, avec un système que nous avons tous connu, est tout de même confronté à une grande injustice. Il subit des pressions à la limite du supportable et risque, à tout instant, de craquer : à l’instant même où nous commençons à croire à une vie nouvelle. Quand devrait-on commencer avoir confiance les uns dans les autres ? Quand l’humanité retrouvera-t-elle sa place parmi nous ? Et c’est juste d’un peu d’humanité que Costica Dobre a besoin.
P.S. À la veille de mon départ de Craiova, Costica Dobre m’a fait part de sa décision de demander l’ouverture d’une enquête officielle pour établir une fois pour toutes la vérité sur les événements d’août 1977.
Tudor Artenie
(Romania libera du 1er mars 1990)./]