Indépendamment de la participation active de certains secteurs de la population, là où les circonstances l’ont permis ou exigé, le coup d’État du 22 décembre 1989 peut être qualifié de populaire. Il a recueilli d’emblée l’assentiment froid mais réel de la plupart des cadres de l’État et du parti — ceux qui avaient pris conscience du caractère de plus en plus intenable de la « formule Ceausescu » —, et il a déclenché l’enthousiasme de ceux, nombreux, qui attendaient la moindre occasion pour agir et en finir avec un régime scélérat. À cet unanimisme, renforcé par le soutien précipité des tenants du nouvel ordre international inquiets des effets d’une vacance prolongée du pouvoir dans un pays de l’Est et parfois manipulées, ont fait suite le désenchantement progressif de bien des supporters de la première heure (qui animeront par la suite la contestation, radicale mais peu efficace, du nouveau pouvoir) et le retour en force aux affaires du pays de ceux qui avaient suivi le changement faute de pouvoir s’accrocher à une autre solution. Entre ces deux pôles, la masse de la population n’a pas manqué, après avoir nourri au départ quelque espoir, de retrouver son indifférence d’antan, la seule attitude concevable dans une logique de survie. Chose nouvelle, cette indifférence sera soumise à rude épreuve.
Le mérite incontestable du coup d’État du 22 décembre aura été d’avoir débloqué la situation. Il a permis, du jour au lendemain, pour ne pas dire provoqué, la manifestation au grand jour d’un double processus. D’une part, un processus de libération. Malgré ses limites évidentes, dues pour l’essentiel au fait que ce processus était consécutif et, à bien des égards, consubstantiel non pas à une révolution sociale mais à un Thermidor communiste, on peut parler de libération dans la mesure où ce processus s’est traduit pour beaucoup par une soudaine prise de conscience de sa condition, de son pouvoir, de ses intérêts, de ses possibilités. Les acquis dans ce domaine où il reste, certes, encore beaucoup à faire peuvent être considérés désormais comme incontournables et irréversibles.
D’autre part, le coup d’État du 22 décembre a provoqué un processus de décomposition-recomposition de la société roumaine en général et du mouvement ouvrier en particulier. L’indépendantisme roumain, qui avait donné ses lettres de noblesse, à l’intérieur du pays comme à l’étranger, au national-communisme de Ceausescu, a eu comme pendant, sur le plan social, l’autoritarisme le plus absolu, et comme conséquence, sur le plan économique, l’isolationnisme. L’effilochage du tissu social, fondé sur le clientélisme, la corruption, le repli sur soi et les réflexes défensifs, de même que l’éclatement des structures économiques du pays, en total décalage par rapport à l’économie mondiale, étaient inéluctables au lendemain du 22 décembre. Or les projets et les programmes socio-économiques pouvant déboucher sur une recomposition à la fois du tissu social et des structures économiques brillent pas leur absence depuis ce jour. L’héritage du régime communiste et le contexte économique international défavorable n’expliquent pas tout. Le drame de la Roumanie d’après Ceausescu ne consiste pas uniquement dans la disproportion entre les ravages d’une décomposition accélérée et l’absence d’un projet cohérent et crédible de recomposition du champ socio-économique. À des degrés moindres, d’autres pays de l’Est connaissent également ce phénomène. Le drame de la Roumanie, un pays qui n’a pas connu dans son passé de contestation anti bureaucratique et anticommuniste massive comme la Hongrie, la Pologne ou la Tchécoslovaquie, et où les réseaux de résistance à la veille du renversement de Ceausescu étaient plutôt symboliques, résulte surtout du décrochage quasi instantané entre le processus de libération et celui de décomposition-recomposition socio-économique. En entretenant habilement l’illusion d’une révolution, alors qu’il tentait par tous les moyens de l’empêcher, le pouvoir issu du coup d’État a réussi à masquer ce décrochage, condition de sa survie.
La situation de la configuration politique, syndicale et associative roumaine actuelle reflète la capacité et la volonté, manifestée par ses diverses composantes, de se positionner par rapport au processus de décomposition-recomposition de la société roumaine. La force du Front de salut national et de ses innombrables relais institutionnels (depuis la Confédération nationale des syndicats de Roumanie, l’héritière des anciens syndicats officiels, jusqu’à la télévision et à la plupart des quotidiens nationaux d’information, en passant par les associations de masse para-étatiques les plus diverses) est d’avoir su accompagner la décomposition, en se présentant comme un recours possible aux yeux de ses victimes potentielles, sans pour autant s’opposer à cette décomposition dont elle ne nie ni le caractère inéluctable ni la nécessité. La subtile dialectique entre le populisme autoritaire d’un Iliescu et le réformisme tout aussi cynique qu’inconsistant d’un Roman, sur laquelle repose le pouvoir actuel, s’est traduite dans les faits davantage par un retour, revu et corrigé à l’heure de la perestroïka, à l’ordre, ou plutôt au désordre organisé, de l’ancien régime que par l’élaboration et la mise en œuvre d’un programme de renouveau socio-économique. Mal implantés sur le terrain, les partis politiques d’opposition sont trop préoccupés à conserver le peu de pouvoir que leur concède le Front pour proposer une alternative politique sérieuse. Malgré les ouvertures encourageantes qu’elles ont pu manifester dans le domaine de la recomposition, les confédérations représentatives du syndicalisme indépendant (la confédération « Fratia », le cartel « Alfa » et l’Alliance intersyndicale de Brasov) se montrent dans les faits soucieuses avant tout de limiter les dégâts de la décomposition, rudement ressentie par leurs adhérents. Les différents groupes, mouvances et personnalités de l’opposition civile, extraparlementaire, ont d’emblée posé un préalable moral à la recomposition socio-économique du pays : l’éviction politique des responsables de l’ancien régime. Mais ils n’ont pas réussi se donner les moyens de déclencher ou de capter une dynamique sociale à même de faire aboutir leurs objectifs. La création, début novembre 1990, de l’Alliance civique ne semble pas avoir inversé la tendance.
Cette douloureuse décomposition sur fond de recomposition improbable a entraîné un bouleversement sans précédent de la figure ouvrière, un bouleversement dont les ravages se sont fait sentir tout au long de l’année 1990. En effet, la nécessité de la mise au travail et l’imminence des reconversions et des licenciements massifs, ont inlassablement surgi durant tous ces mois dans les débats portant de près ou de loin sur la reconstruction du pays. Ce n’est qu’après les élections du 20 mai que le chômage technique et les mises à pied ont fait leur apparition, sans d’ailleurs que de telles mesures s’accompagnent de réformes économiques d’envergure. Mais la menace de cette précarisation pesait déjà depuis longtemps sur le statut des ouvriers. Et ce sont, au bout du compte, ceux qui ont dramatisé à outrance la situation qui ont fini par en tirer profit, sous couvert de protéger le statut ouvrier. Le savoir-faire sur ce point du Front s’est révélé, d’entrée de jeu, redoutable. On aurait tort de voir dans les innombrables appels aux travailleurs, les exhortations au travail, les hommages rendus aux ouvriers, qui ponctuent la presse du Front et des anciens syndicats autoproclamés « libres » dès le lendemain du 22 décembre, de simples clichés surannés. Les poncifs de la langue de bois — il n’est pas indifférent de noter qu’ils n’ont été conservés précisément que sur la question du travail — n’étaient pas destinés uniquement à assumer la transition et tout porte à croire qu’ils ont vraisemblablement eu, pour une fois, un impact réel. Mais c’est aussi que l’enjeu était plus précis. Il s’agissait de récupérer, coûte que coûte, et d’encadrer ceux sur lesquels les anciens cadres communistes reconvertis fondent depuis toujours leur pouvoir.
À peine sortis du cauchemar de la dictature du prolétariat, les ouvriers roumains se sont trouvés devant cette étonnante alternative : ou bien se raccrocher à leur défroque de faux princes dont on les a affublés pendant plusieurs décennies de communisme, cela afin de négocier au mieux leur statut menacé, ou bien courir le risque, qui dans le climat de surenchère émotionnelle de cette période semblait inévitable, de devenir de vrais mendiants, les parias d’un système nouveau où ils n’avaient plus leur place. De toute évidence, la première perspective semblait préférable à la seconde. Profitant de la naïveté ou de l’inconscience de ses adversaires, n’hésitant pas au besoin à user de la calomnie, le FSN a su faire endosser la responsabilité de l’apocalypse annoncée aux partis de l’opposition. On connaît la suite : l’opération s’est soldée par le triomphe du FSN aux élections du 20 mai.
Les sursauts orwelliens (suscités et encadrés, certes, par le Front mais avec l’accord tacite de certains secteurs de travailleurs et, surtout, sans rencontrer une résistance significative parmi la plupart d’entre eux), inaugurés par le fameux « Noi muncim, nu gîndim !» [nous travaillons, nous ne pensons pas] scandé par des partisans du Front en début d’année, constituent les épiphénomènes grotesques du mauvais choix auquel ont été acculés les ouvriers roumains. Ce mauvais choix — mais s’agit-il d’un choix ? — ne manquera pas d’hypothéquer l’efficacité des actions futures qu’ils engageront relativement aux menaces réelles qui pèsent sur leur statut, leur emploi ou bien encore leur qualification. En effet, la razzia punitive sur Bucarest des mineurs contre les agents supposés du désordre politique (les manifestants de la place de l’Université) et économique (les Tziganes) du pays, les 13, 14 et 15 juin, a été la plus spectaculaire mais aussi la dernière prestation sur la grande scène politique à laquelle les ouvriers auront été conviés.
Les mesures draconiennes du gouvernement de Petre Roman, notamment dans le domaine des prix, ne laisseront à bon nombre de ceux qui avaient été séduits par le Front, et voté et agit en sa faveur, même pas le temps de déchanter 1Pour comprendre le succès de cette entreprise de séduction, il faut remonter aux premières mesures prises par le Front au lendemain de la chute de Ceausescu telles que l’allégement sensible des dispositifs de contrôle et d’encadrement de l’époque Ceausescu, la réduction du temps de travail sur le plan national ou la liberté syndicale. Même si les nombreux conflits dans les entreprises pendant les premiers mois de l’année 1990 ont eu comme principale cause l’application de ces nouvelles mesures, celles-ci ont d’emblée fait figure, y compris aux yeux des principaux intéressés, de concessions, voire de cadeaux, de la part d’un pouvoir fort et généreux, incarné justement par le Front, plutôt que de conquêtes ou d’acquis sociaux obtenus par la lutte.. Le second semestre de l’an I de la révolution roumaine apportera un démenti sanglant aux illusions que bon nombre de travailleurs avaient pu nourrir, faute de mieux, au départ. En revanche, les menaces qu’ils appréhendaient au départ se préciseront. Subitement abandonnés, après avoir été patiemment conquis par le Front, les travailleurs devront désormais l’affronter. Tel est pris qui croyait prendre, pourrait-on se dire au sujet du Front qui se retrouve aujourd’hui en position de victime d’une opération qu’il avait montée lui-même. Encore faudrait-il rappeler que, dans le Sud-Est européen, affronter le pouvoir n’est pas chose facile…
La multiplication sans équivalent dans les autres pays de l’Est des grèves à double volet, économique et politique, depuis la rentrée 1990 a démontré l’existence d’une réelle détermination des travailleurs et prouvé leur capacité d’exercer une pression sociale efficace sur le gouvernement. S’ils ont sérieusement compromis le programme de réformes de Roman, dont la seule partie concrète aux yeux de la population demeure les augmentations des prix, ces arrêts de travail n’ont pas débouché pour autant sur une grève générale comme on pouvait s’y attendre, ni favorisé l’émergence d’un projet alternatif de renouveau socio-économique. Mais nous avons affaire là à une dynamique qui n’a pas dit sans dernier mot et qui pourra nous réserver quelques surprises dans les mois à venir.
Les ouvriers roumains de 1990 n’ont pas grand-chose à voir avec les ouvriers polonais de 1980. Ces derniers, qui ont depuis changé, ont ouvert un cycle de contestation et opposition ouvrières au sein du bloc des pays du socialisme dit réel, aujourd’hui éclaté, auquel le comportement contradictoire des ouvriers roumains semble avoir mis fin brutalement. Et, pourtant, c’est de l’attitude de ces ouvriers — exhibés et rejetés, tour à tour, par les grandes fractions rivales de l’intelligentsia roumaine regroupées aujourd’hui autour du Front et des microcosmes oppositionnel et contestataire — que dépend pour une grande part la solution de la crise actuelle en Roumanie. Il nous a donc semblé important de fournir au lecteur un aperçu des pesanteurs et des ambiguïtés qui caractérisent la réalité ouvrière roumaine à travers plusieurs textes traduits de la presse indépendante.
Nicolas Trifon
- 1Pour comprendre le succès de cette entreprise de séduction, il faut remonter aux premières mesures prises par le Front au lendemain de la chute de Ceausescu telles que l’allégement sensible des dispositifs de contrôle et d’encadrement de l’époque Ceausescu, la réduction du temps de travail sur le plan national ou la liberté syndicale. Même si les nombreux conflits dans les entreprises pendant les premiers mois de l’année 1990 ont eu comme principale cause l’application de ces nouvelles mesures, celles-ci ont d’emblée fait figure, y compris aux yeux des principaux intéressés, de concessions, voire de cadeaux, de la part d’un pouvoir fort et généreux, incarné justement par le Front, plutôt que de conquêtes ou d’acquis sociaux obtenus par la lutte.