La Presse Anarchiste

Un témoin de la « grande époque »

Par le ton et la mise en œuvre pas­sion­nés, à la Miche­let, Trots­ky exi­lé fut l’historien épique de la Révo­lu­tion russe ; Vic­tor Serge, l’amant mal­heu­reux des grandes aven­tures, en fut le roman­cier lyrique et le mémo­ria­liste inquiet ; Ros­mer, figure hono­ra­ble­ment par­mi les chro­ni­queurs sérieux dont le cercle, peu nom­breux, com­prend John Reed, Arthur Ran­some et Pierre Pas­cal (on hésite à citer Hen­ri Guil­beaux ou Jacques Sadoul, non moins que René Mar­chand ou André Mori­zet). Ce petit nombre des témoins dévoile assez la misère intel­lec­tuelle et morale d’une « grande époque » qu’un recul de plus de trente années a ren­due pres­ti­gieuse. En fait, si quelque chose peut la valo­ri­ser à nos yeux, c’est bien moins la sta­ture gigan­tesque (?) de ses héros, que l’étrange lumière qu’elle a pro­je­tée sur cer­taines vies aux­quelles l’enthousiasme révo­lu­tion­naire est res­té congé­ni­tal, comme il l’était encore à tels demi-solde res­ca­pés des guerres du Consu­lat et de l’Empire, super­be­ment rai­dis dans leur fidé­li­té à la lumière de Val­my. Tel est le vété­ran Alfred Ros­mer, « vieux de la vieille » à qui je tire mon chapeau.

Il y a pour­tant quelque décep­tion à trou­ver en 1953, — et sous la plume d’un homme aus­si bien infor­mé et aus­si cou­ra­geux, qui en était à l’âge mûr lors des évé­ne­ments qu’il décrit et qui a eu depuis lors trente ans de répit pour les médi­ter et en tirer des leçons — des rai­son­ne­ments his­to­riques aus­si fra­giles [[Et aus­si la jus­ti­fi­ca­tion, dont dans sa pré­face Camus se dis­tance si légi­ti­me­ment, de la san­glante répres­sion de la Com­mune de Crons­tadt. ]] que ceux qui attri­buent le cours tota­li­taire (ou si l’on veut « contre-révo­lu­tion­naire ») de la révo­lu­tion à l’isolement de la Rus­sie, à son carac­tère agri­cole, au relâ­che­ment ther­mi­do­rien de la dic­ta­ture, et, last but not least, au mau­vais carac­tère du cama­rade Sta­line dans ses mutuels rap­ports avec le cama­rade Trots­ky. Il serait facile de démon­trer, tout à rebours, que — sans l’isolement de la Rus­sie, qui la met­tait non seule­ment hors de por­tée de la « bour­geoi­sie » occi­den­tale, mais hors de por­tée du « pro­lé­ta­riat » occi­den­tal en la situant dans un uni­vers uto­pique presque ultra­ter­restre — le régime des Soviets n’aurait pas duré plus d’une année ou deux ; que seul, son carac­tère fon­ciè­re­ment agri­cole per­mit au pays de ne pas mou­rir tota­le­ment de faim sous le com­mu­nisme ; enfin, qu’un Ther­mi­dor qui met­trait fin à la ter­reur poli­tique est pré­ci­sé­ment ce dont le peuple russe a le plus besoin et ce qu’il attend vai­ne­ment depuis octobre 1917. Quant aux ana­lyses carac­té­rielles dont se com­pose le Tes­ta­ment poli­tique de Lénine (repro­duit en appen­dice), qui donc vou­dra croire à la san­té sociale d’un régime dans lequel le sort de tout un peuple est sus­pen­du au fait que Trots­ky ou Pia­ta­kov « prennent trop volon­tiers les choses par leur côté admi­nis­tra­tif » que « Sta­line est trop bru­tal » et que « Bou­kha­rine entend mal la dia­lec­tique » ? Il est assez déce­vant, lorsqu’on se nomme Lénine, de pas­ser une vie à l’étude et à l’application du mar­xisme, pour abou­tir à une inter­pré­ta­tion de l’histoire qui fait du nez de Cléo­pâtre et de la ves­sie de Crom­well la cause pre­mière des révo­lu­tions et des contre-révolutions.

Heu­reu­se­ment, l’ouvrage de Ros­mer [[Alfred Ros­mer, Mos­cou sous Lénine, les ori­gines du com­mu­nisme, pré­face par Albert Camus ; Flore, édi­tion Pierre Horoy, Paris.]] vaut beau­coup mieux que son cha­pitre conclu­sif. D’abord, parce qu’il est un livre de bonne foi, et ensuite, parce qu’il a cri­blé, dans une réa­li­té dont la com­plexi­té nous échap­pe­ra tou­jours, bien des élé­ments char­gés de sens.

Ce qui dif­fé­ren­cie Mos­cou sous Lénine des repor­tages hâtifs, ou des com­pi­la­tions savantes qui tiennent une si grande place dans la lit­té­ra­ture poli­tique, c’est qu’il com­porte, en arrière-plan, cette part d’expérience humaine incom­mu­ni­cable, en dehors de laquelle il n’existe qu’impressions super­fi­cielles ou spé­cu­la­tions abs­traites. Cela ne veut pas dire que les appré­cia­tions, d’ordre per­son­nel d’Alfred Ros­mer sur les grandes figures du bol­che­visme soient néces­sai­re­ment valables ; mais son témoi­gnage est de ceux qui peuvent effi­ca­ce­ment aider à recons­truire la réa­li­té d’une époque et à com­mu­ni­quer à ses pro­ta­go­nistes ce relief sté­réo­sco­pique qu’un seul point de vue est impuis­sant à donner.

Ain­si lorsqu’il évoque Sta­line entrant pour la pre­mière fois en contact avec l’Internationale com­mu­niste réunie au Congrès et se pré­sen­tant seul en cos­tume mili­taire après quatre ans de paix, bot­té jusqu’aux cuisses au cœur de l’été — il semble qu’un tel trait man­que­rait à l’image recueillie par l’histoire, s’il n’avait été enre­gis­tré au vol. Seul éga­le­ment un Ros­mer pou­vait nous rap­por­ter la vision fami­lière de Bou­kha­rine au Prae­si­dium, crayon­nant inlas­sa­ble­ment des por­traits-charges de Radek en tutu, ou nous mon­trer la gri­ma­çante arro­gance d’un sous-Radek, le fameux Paul Levi, pro­po­sant, du haut de sa science mar­xiste, de refu­ser tout sim­ple­ment la parole aux syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires des pays latins, aux anti­par­le­men­taires anglais, autri­chiens, belges, hol­lan­dais, et aux élé­ments anar­chi­sants de la CNT espa­gnole, des IWW amé­ri­cains, du KAP alle­mand, de l’USI ita­lienne, élites com­bat­tantes que Lénine s’était don­né tant de mal à ral­lier autour du dra­peau bol­che­vik grâce aux thèses « liber­taires » de l’État et la Révo­lu­tion.

L’adhésion de la plu­part d’entre eux, fon­dée sur un mal­en­ten­du, fut d’ailleurs éphé­mère, et le troi­sième congrès les sacri­fia défi­ni­ti­ve­ment aux « par­tis de masse ». Au fond, Ros­mer en était plus proche, que Lénine et Trots­ky ; mais il nous appa­raît pri­son­nier d’une édu­ca­tion jaco­bine qui est celle — laïque — de tous les Français.

Pour un jaco­bin, le droit de cri­ti­quer une révo­lu­tion n’existe pas. Or, dans un uni­vers en mou­ve­ment de révo­lu­tion tota­li­taire per­ma­nente, il n’y a de place ni pour l’erreur ni pour l’abstention.

Il y a d’une part, l’appareil impi­toyable de la ver­tu, et les masses révo­lu­tion­naires qui l’acclament ; il y a, de l’autre, les crimes des contre-révo­lu­tion­naires écra­sés par la roue de l’histoire ; et, tant qu’il y a révo­lu­tion, le suc­cès coïn­cide avec la ver­tu. Ros­mer jaco­bin ne peut pas recon­naître les droits de la révolte à Makh­no ou aux insur­gés de Crons­tadt — ces « anar­chistes » et « enra­gés » de la guerre civile russe — parce qu’il lui fau­drait alors, de proche en proche, étendre les mêmes droits humains aux Dan­to­nistes, aux Giron­dins, aux Fédé­ra­listes, aux Feuillants, à la Ven­dée, et jus­qu’aux émi­grés de Coblence, qui furent pour un Jaco­bin d’autres fac­teurs de la « contre-révo­lu­tion ». La logique par­ti­sane de Ros­mer, sa fidé­li­té jaco­bine, est celle-ci : à un moment don­né, il cesse d’être pour ceux que la roue écrase et prend par­ti pour la roue qui tourne, pour la roue de feu qui est le sym­bole des révo­lu­tions ; c’est que ses amis poli­tiques, naguère encore soli­daires des écra­sés, sont main­te­nant au pou­voir. À un autre moment, il cesse de s’identifier à la roue et reprend le par­ti des écra­sés, du moins, de cer­tains écra­sés : c’est que ses amis ont été pré­ci­pi­tés du pou­voir sous la roue. Fidé­li­té per­son­nelle digne d’éloges, en un monde où les infor­tu­nés n’ont que des enne­mis ; mais fidé­li­té aux hommes de la secte ou du clan, plu­tôt qu’à l’homme, plu­tôt qu’à la jus­tice. Le double deal, la double morale envers les amis et les étran­gers, trans­for­més en bons et mau­vais par le pré­ju­dice, le wish­full thin­king qui nous aide à confir­mer nos choix ; le right or wrong, my people, qui nous attache à une classe, à une cause, à une géné­ra­tion, à une tra­di­tion, plus encore qu’à nous-mêmes et à la rai­son uni­ver­selle — toutes ces démarches, qui ne sont étran­gères à per­sonne, se retrouvent à l’état de pure­té inno­cente dans l’attitude théo­rique de Rosmer.

Et fina­le­ment, à tra­vers ce livre, trans­pa­raît une fra­ter­ni­té ins­tinc­tive de l’auteur pour des indi­vi­dus réprou­vés par l’histoire, et condam­nés par la théo­rie impi­toyable de l’efficience poli­tique. Face aux « membres » d’une orga­ni­sa­tion inhu­maine, s’affirme le désir indi­vi­duel de véri­té et de pure­té qui fut la noblesse d’une géné­ra­tion brû­lée sur l’autel d’un Dieu incon­nu ; elle était ins­crite dans la nature de ces hommes, l’impossibilité pour eux, tôt ou tard, de se conten­ter de l’état de choses dont Trots­ky expri­ma l’essence en 1921 :

« Nous avons plan­té un immense encrier sur la place Rouge ; et cha­cun, pour écrire, doit venir y trem­per sa plume. »

Ros­mer a cru, peut-être, rem­plir son sty­lo de mémo­ria­liste aux sources de l’ancienne ortho­doxie. Il n’en plaide pas moins, sans le vou­loir, la cause de l’Hérésie immortelle.

André Pru­nier

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