La Presse Anarchiste

Coup d’œil en arrière

L’«Almanach de la Révo­lu­tion, pour 1908 » (p.60), pose la ques­tion sui­vante : « Qui s’est le pre­mier ser­vi, dans la lutte ouvrière, de la for­mule si expres­sive et si bien appro­priée : “Action Directe”?»

Elle cite le pas­sage sui­vant d’un article de Fer­nand Pel­lou­tier, dans l’«Ouvrier des Deux-Mondes » du 1er février 1897 : « Le Syn­di­cat des Employés du dépar­te­ment de la Seine, convain­cus que le moyen d’o­pé­rer des modi­fi­ca­tions dans les condi­tions du tra­vail dépend beau­coup plus de l’“action directe” exer­cée par les Syn­di­cats contre les patrons, que des inutiles appels à l’in­ter­ven­tion légis­la­tive ou admi­nis­tra­tive, vient de déci­der une cam­pagne de propagande. »

L’«Almanach » après avoir repro­duit cette phrase, conclut ain­si : « Pel­lou­tier, jus­qu’à preuve du contraire, semble bien être le pre­mier qui ait employé si à pro­pos, dans la lutte ouvrière, le vocable “Action Directe”. En est-il le père ? »

À mon tour, j’ap­porte deux cita­tions, extraites du « Bul­le­tin de la Fédé­ra­tion Juras­sienne de l’In­ter­na­tio­nale » numé­ros du 1er novembre 1874 et du 28 février 1875.

Dans l’ar­ticle du 1er février 1874, il s’a­git d’une cam­pagne entre­prise en Suisse pour la dimi­nu­tion de la jour­née de tra­vail. À ceux qui vou­laient avoir recours à l’in­ter­ven­tion légis­la­tive, le « Bul­le­tin » répon­dait ceci :

« Notre opi­nion est que c’est aux ouvriers eux-mêmes à limi­ter la durée de la jour­née de tra­vail. Si les ouvriers le veulent sérieu­se­ment, ils peuvent par la seule puis­sance de leur orga­ni­sa­tion en socié­té de résis­tance, for­cer la main aux patrons sur ce point, sans avoir besoin de l’ap­pui d’au­cune loi de l’É­tat. Et, au contraire, si les ouvriers ne sont pas orga­ni­sés de manière à pou­voir impo­ser leurs volon­tés au patrons, ils auront beau invo­quer le texte d’une loi que leur aurait octroyé le pou­voir légis­la­tif : cette loi sera constam­ment élu­dée et res­te­ra à l’é­tat de lettre morte parce que les ouvriers ne seraient pas assez forts pour contraindre la bour­geoi­sie à l’exécuter. »

Et la méthode à suivre pour « for­cer la main » à la classe capi­ta­liste était décrite en ces termes :

« Les ouvriers se sont orga­ni­sés par­tout en socié­tés de métiers. Ces socié­tés se sont grou­pées en Fédé­ra­tions cor­po­ra­tives, et ces Fédé­ra­tions, à leur tour, se sont fédé­rées entre elles cou­vrant tout le pays d’un vaste réseau. C’est l’ar­mée du tra­vail, une armée qui, une fois aguer­rie et dis­ci­pli­née, est en état de tenir tête à la bour­geoi­sie et de lui dic­ter ses volontés.

« Lorsque cette orga­ni­sa­tion est réa­li­sée, quelle est la marche à suivre pour obte­nir des réformes sociales ? Les ouvriers ont-ils besoin de s’a­dres­ser en humbles péti­tion­naires à l’au­to­ri­té légis­la­tive pour la prier de les prendre sous sa pro­tec­tion ? Nul­le­ment. S’ils veulent rac­cour­cir la jour­née de tra­vail, ils signi­fient à leurs patrons leur volon­té, et, la résis­tance à l’ar­mée du tra­vail étant impos­sible, les patrons sont for­cés de céder. S’a­git-il d’aug­men­ter les salaires, de prendre des mesures concer­nant le tra­vail des femmes et des enfants, etc.? On emploie le même moyen : au lieu d’a­voir recours à l’É­tat, « qui n’a de force que celle que les ouvriers lui donnent », les ouvriers « règlent direc­te­ment l’af­faire avec la bour­geoi­sie, lui posent les condi­tions, et, par la force de leur orga­ni­sa­tion, la contraignent de les accepter. »

La même ques­tion est trai­tée dans l’ar­ticle du 28 février 1875 :

« Pour la réduc­tion de la jour­née de tra­vail, lorsque les ouvriers juge­ront le moment oppor­tun pour intro­duire cette réforme dans tel métier, ils sont par­fai­te­ment en état de le faire par l’«action » des socié­tés de résis­tance. Au lieu d’im­plo­rer de l’É­tat une loi astrei­gnant les patrons à ne faire tra­vailler que tant d’heures, la socié­té de métier « impose direc­te­ment » aux patrons cette réforme ; de la sorte, au lieu d’un texte de loi res­tant à l’é­tat de lettre morte, il s’est opé­ré, « par l’i­ni­tia­tive directe des ouvriers », une trans­for­ma­tion dans un fait économique.

Ce que la socié­té de résis­tance peut faire pour la réduc­tion des heures de tra­vail, elle peut éga­le­ment le réa­li­ser au point de vue du tra­vail des femmes et des enfants, des condi­tions hygié­niques, des garan­ties en cas de bles­sure ou de mort au ser­vice d’un patron, et dans bien d’autres ques­tions encore.

«– Très bien, nous dira-t-on : mais ces réformes « opé­rées direc­te­ment par les ouvriers » dans leurs métiers res­pec­tifs, ne serait-il pas utile de leur don­ner une sanc­tion légale ?

« Nous répon­dons : cette sanc­tion ne peut avoir aucune valeur ; car, si la situa­tion éco­no­mique, si la puis­sance d’or­ga­ni­sa­tion ouvrière font de ces réformes un fait qui pénètre dans les mœurs publiques, elles res­te­ront acquises, et leur vraie garan­tie se trou­ve­ra dans la pres­sion exer­cée par l’or­ga­ni­sa­tion ouvrière ; tan­dis qu’au contraire si une situa­tion éco­no­mique défa­vo­rable, un relâ­che­ment dans l’or­ga­ni­sa­tion ouvrière, devaient ame­ner une réac­tion contre ces réformes, aucune sanc­tion légale ne serait capable d’ar­rê­ter cette réaction.

« La ten­dance de cer­tains groupes ouvriers d’at­tendre et de récla­mer toutes les réformes de l’i­ni­tia­tive de l’État, nous paraît un immense dan­ger. En atten­dant tout de l’État, les ouvriers n’ac­quièrent point cette confiance en leurs propres forces qui est indis­pen­sable à la marche en avant de leur mou­ve­ment ; le gri­moire des lois s’ac­croît de quelques nou­veaux textes et la posi­tion ne change en rien.

« Au lieu de dire cela, si les ouvriers consa­craient toute leur acti­vi­té et toute leur éner­gie à l’or­ga­ni­sa­tion de leurs métiers en socié­tés de résis­tance, en fédé­ra­tions de métiers, locales et régio­nales ; si, par les mee­tings, les confé­rences, les cercles d’é­tudes, les jour­naux, les bro­chures, ils main­te­naient une agi­ta­tion socia­liste et révo­lu­tion­naire per­ma­nente ; si, joi­gnant la pra­tique à la théo­rie, ils ‘réa­li­saient direc­te­ment’, sans aucune inter­ven­tion bour­geoise et gou­ver­ne­men­tale, toutes les réformes immé­dia­te­ment pos­sibles, la cause du tra­vail serait mieux ser­vie que par le recours à l’in­ter­ven­tion législative.

« C’est là notre pro­gramme : nous reje­tons toutes les fic­tions légales, et nous nous consa­crons à une action per­ma­nente de pro­pa­gande, d’or­ga­ni­sa­tion, de résis­tance, jus­qu’au jour de la Révo­lu­tion sociale. »

Voi­là com­ment, il y a plus de trente ans, dans un jour­nal de l’In­ter­na­tio­nale, on pré­co­ni­sait l’‘Action Directe’. Si les ‘mots’ n’y sont qu’ap­proxi­ma­ti­ve­ment : ‘les ouvriers ‘règlent direc­te­ment’ l’af­faire avec la bour­geoi­sie’, – ‘action’ des socié­tés de résis­tance… impo­sant ‘direc­te­ment’ aux patrons une réforme’, ‘trans­for­ma­tion dans un fait éco­no­mique opé­rée par l’‘initiative directe’ des ouvriers’, – ‘réformes’ opé­rées direc­te­ment” par les ouvriers », etc., la « chose » y est de la façon la plus explicite.

L’ar­ticle du 1er novembre 1874 a été écrit par le sous­si­gné, celui du 28 février 1875, par Adhé­mar Schwitzguébel.

Une autre cita­tion encore me semble avoir éga­le­ment son inté­rêt. Le 6 avril 1870, à la Chaux-de-Fonds, le Congrès de la « majo­ri­té » de la Fédé­ra­tion romande de l’In­ter­na­tio­nale (après la scis­sion pro­vo­quée par la « mino­ri­té » poli­ti­cienne que menaient Coul­le­ry et Outine) vota à l’u­na­ni­mi­té, sur le rap­port de Schwitz­gué­bel, la réso­lu­tion suivante :

« Le Congrès Romand recom­mande à toutes les Sec­tions de l’As­so­cia­tion Inter­na­tio­nale des tra­vailleurs de renon­cer à toute action ayant pour but d’o­pé­rer la trans­for­ma­tion sociale au moyen de réformes poli­tiques natio­nales, et de por­ter toute leur acti­vi­té sur la consti­tu­tion fédé­ra­tive des corps de métier, seul moyen d’as­su­rer le suc­cès de la révo­lu­tion sociale. Cette Fédé­ra­tion est la véri­table repré­sen­ta­tion du tra­vail, qui doit avoir lieu abso­lu­ment en dehors des gou­ver­ne­ments politiques ».

Voi­là bien la concep­tion que plus d’un quart de siècle après, au len­de­main du Congrès d’A­miens, on a résu­mé dans cette for­mule qui a fait for­tune : « Le syn­di­ca­lisme se suf­fit à lui-même ».

Ces cita­tions ne montrent-elles pas qu’il y a iden­ti­té com­plète entre les idées et la tac­tique des mili­tants de l’In­ter­na­tio­nale et celles du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire actuel ?

James Guillaume


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