La Presse Anarchiste

Le mangeur de rêves

« Le Mangeur de rêves », pièce en neuf scènes et un prologue par H.-R. Lenormand

Les lec­teurs de la Revue Anar­chiste savent déjà la qua­li­té du théâtre de Lenor­mand. Ils connaissent et dési­rent connaître plus pro­fon­dé­ment l’œuvre d’un auteur qui se plaît à faire jouer sur la scène des per­son­nages, non seule­ment avec leurs sens et leur cœur, mais encore avec leur intel­li­gence. Cet art dra­ma­tique ne néglige pas les idées et cepen­dant les pièces qui en résultent ne sont pas ce que l’on a cou­tume d’appeler des pièces à thèse. Elles ont l’imprévu, la pas­sion et la fan­tai­sie d’une action qui, pour être conduite par un pen­seur, n’en est pas moins dra­ma­tique. C’est que Lenor­mand a le don de repré­sen­ter par des images émou­vantes les pro­blèmes qui le sol­li­citent. Il tra­duit en visions sen­sibles les inquié­tudes psy­cho­lo­giques, méta­phy­siques et morales de son esprit. Voi­là vrai­ment un dra­ma­turge.

Chez Lenor­mand, il n’y a pas d’œuvres acci­den­telles. La plu­part des auteurs à suc­cès du bou­le­vard traitent à tort et à tra­vers des sujets qui les sol­li­citent pour des rai­sons de mode ou d’interprétation. On écrit « sur mesure » pour le public de tel théâtre ou pour cette comé­dienne illustre qui exige un « rôle en or » ou pour ce « m’as-tu-vu ? » de marque dont il faut uti­li­ser les pires défauts.

Les pièces de Lenor­mand forment une œuvre. Cha­cune d’elles est indis­pen­sable pour la conti­nui­té et la varié­té d’expression d’une indi­vi­dua­li­té ori­gi­nale. À chaque drame nou­veau, l’auteur nous découvre, en même temps qu’un aspect de sa per­son­na­li­té, une des infi­ni­té­si­males faces de l’inquiétude humaine.

Dans le Temps est un songe, c’était l’angoisse d’un homme pour tout ce qui dépasse notre connais­sance rela­tive, c’était la folie de l’au delà ; dans les Ratés, ce fut l’inquiétude du milieu social ; dans le Simoun, l’influence du climat.

Qu’est-ce que le Man­geur de Rêves ?

En voi­ci l’argument :

Dans une pen­sion, en Savoie, par un soir plu­vieux de la fin de l’été, l’écrivain Luc de Bronte ren­contre une femme, Jean­nine Flese, qui vit là, soli­taire, crain­tive, en proie à l’obsession du sui­cide. Luc est une de ces âmes tour­men­tées dont l’inquiétude ne s’apaise que dans la connais­sance ou l’illusion de la connais­sance. Psy­cho­logue sans être psy­chiatre, dis­ciple pas­sion­né de l’analyse freu­dienne, mais non pas méde­cin, il s’approche avec curio­si­té des êtres qu’il devine para­ly­sés par des énigmes non réso­lues, par des secrets igno­rés d’eux-mêmes. Il s’imagine, en les confes­sant, leur rendre l’équilibre et la joie de vivre. Il com­mence à ques­tion­ner Jean­nine, qui se dérobe timidement.

Il la retrouve à Nice et là, mise en confiance par la dou­ceur et l’apparente saga­ci­té de son nou­vel ami, elle se livre un peu plus. Elle lui raconte un drame qui, dit-elle, a pesé sur toute sa jeu­nesse et serait la cause des troubles men­taux dont elle souf­frait encore récem­ment. À l’âge de six ans, elle a vu mou­rir sa mère, frap­pée d’une balle au front, dans un guet-apens, près de la fron­tière maro­caine. Des rêves affreux évo­quant la mort de sa mère — mais non les cir­cons­tances du drame — la pour­suivent jusqu’à ce jour. Luc se fait fort de l’en délivrer.

Il a retrou­vé à Nice une ancienne maî­tresse, Fea­ron, une aven­tu­rière anglaise qui vit d’escroqueries, de cam­brio­lages et d’intrigues illé­gales. C’était, quand il l’a connue, une jeune fille comme les autres. C’est lui qui, croyant décou­vrir en elle des ins­tincts des­truc­teurs, l’a orien­tée vers cette exis­tence hors la loi. Tout en lui racon­tant ses der­nières prouesses, elle le plai­sante sur sa fausse science, sa fausse bon­té, dans les­quelles elle ne voit qu’une espèce de don jua­nisme intellectuel.

Le désir com­mence à alté­rer les rap­ports de Luc et de Jean­nine. L’écrivain explique à la jeune femme cette dua­li­té qui le pousse à recher­cher dans l’amour, outre la pos­ses­sion des corps, celle des consciences et de leur secret le plus pro­fond. Elle se cabre devant des demi-aveux et confie à Luc qu’elle se sait condam­née à vivre à l’écart des pas­sions : l’amour, le plai­sir lui sont inter­dits ; pour s’être aban­don­née, l’an der­nier, à un homme, elle a ten­té de se tuer ; elle s’est jetée à l’eau, comme pour se punir d’un crime. Luc lui démontre en sou­riant qu’il s’agit là d’une aber­ra­tion mor­bide. Il croit avoir devi­né l’énigme de sa mala­die : « Si l’amour vous semble un crime, lui dit-il, c’est que vous vous repro­chez un autre crime, le crime ancien et ima­gi­naire que tout enfant com­met au ber­ceau envers ses parents. » Et il expose à Jean­nine la célèbre théo­rie, qu’il a fait sienne, du « com­plexe d’Œdipe » : l’influence, sur la des­ti­née d’un être, de l’inconscient désir sexuel qu’il res­sen­tit, dans sa pre­mière enfance, à l’égard de son père ou de sa mère. Après un mou­ve­ment de révolte, Jean­nine accepte son expli­ca­tion : elle admet qu’elle a pu dans sa petite enfance éprou­ver une atti­rance pas­sion­nelle incons­ciente envers son père, et, par jalou­sie, des sen­ti­ments hai­neux, des dési­rs de mort à l’adresse de sa mère. De là pro­viennent sans doute les rêves où elle la voit morte ; de là et non du drame réel qu’elle a tra­ver­sé jadis. Luc de Bronte, en lui dévoi­lant le sens pro­fond de sa névrose, est convain­cu qu’il la gué­rit. Il est, comme il le dit de lui-même, « le bon man­geur de rêves, qui dévore les mau­vais songes et en délivre le dor­meur ». Appa­rem­ment réta­blie, ayant repris goût à la vie et à l’amour, Jean­nine se donne à celui qu’elle croit son sauveur.

Les amants sont en Afrique. Une sin­gu­lière atti­rance a rame­né Jean­nine vers les lieux où s’est écou­lée son enfance. Et là, dans ce vil­lage de la Source Jaune, d’où elle par­tit jadis avec ses parents pour la tra­gique expé­di­tion, elle se sent de nou­veau ter­ras­sée par son mal. L’inquiétude, les cau­che­mars, les obses­sions sont reve­nus. Luc se bat vai­ne­ment avec les fan­tômes qui assiègent la conscience de Jean­nine. Elle raille sa science « qui ne peut faire dans les êtres qu’une demi-lumière », sa dure curio­si­té, son amour per­ver­ti « qui n’est qu’un moyen de for­cer les âmes ». Il se jus­ti­fie au nom de son unique pas­sion, qui est celle de la connais­sance. Pour arra­cher aux consciences leur secret, il a tout sacri­fié, tout risqué.

Fea­ron, qui se trouve dans la région pour trai­ter avec des chefs indi­gènes enne­mis de la France une affaire de muni­tions en vue d’une révolte pro­chaine, ren­contre Luc et Jean­nine au moment où ils se dirigent vers le Tom­beau de la Chré­tienne. C’est là que, sui­vant Jean­nine, sa mère a trou­vé la mort, vingt ans aupa­ra­vant. Mais Luc, mis en défiance par ce sen­ti­ment de culpa­bi­li­té qui ne cesse de peser sur sa maî­tresse, charge Fea­ron de s’enquérir, auprès de ses amis les pillards, des cir­cons­tances exactes de cette tra­gé­die d’autrefois.

Fea­ron qui, nous nous en aper­ce­vons tout de suite, n’a pas ces­sé d’aimer Luc et exècre en Jean­nine une rivale, ques­tionne Bel­ka­cem, un ancien chef de détrous­seurs. Elle pro­fite d’une absence de Luc pour confron­ter Jean­nine et le vieillard. Celui-ci, qui a par­ti­ci­pé, jadis, à l’embuscade, en retrace les détails à Jean­nine épou­van­tée. Sa mère n’a pas été tuée sur place, comme elle le croyait, mais c’est elle-même qui, — obéis­sant sans doute à un pué­ril mou­ve­ment de haine incons­ciente — l’a livrée aux pillards. Ce récit réveille les sou­ve­nirs de Jean­nine. Elle sait main­te­nant que ce n’est pas un crime ima­gi­naire, comme Luc le pen­sait, qui pèse sur sa conscience, mais un acte aux consé­quences ter­ribles. Elle ne peut sup­por­ter la res­pon­sa­bi­li­té de cet acte et, quand Fea­ron, triom­phante, lui met un revol­ver entre les mains, elle le prend et se pré­ci­pite au dehors.

Luc revient et, presque aus­si­tôt, un coup de feu reten­tit. Fea­ron laisse écla­ter sa joie ; la voi­ci débar­ras­sée de sa rivale. À Luc qui l’accuse d’avoir assas­si­né Jean­nine, elle démontre sans peine qu’il est aus­si res­pon­sable qu’elle-même de son sui­cide. C’est sa cruelle pas­sion de savoir, son inces­sante inqui­si­tion, qui a per­mis au sou­ve­nir meur­trier de repa­raître. Et comme il veut fuir, écra­sé d’horreur et de déses­poir, elle le retient et se l’attache d’un mot : « N’oublie pas que nous sommes enchaî­nés au même cadavre. C’est un far­deau que tu ne peux pas traî­ner sans moi. »

Et, tan­dis que Luc, enve­lop­pé des caresses triom­phantes de Fea­ron, se laisse ber­cer dans les bras de la meur­trière, celle-ci conclut : « Et moi aus­si, je mange les rêves. »

Cer­tains cri­tiques ont vou­lu voir dans cette pièce une réfu­ta­tion de la doc­trine de Freud sur la psy­cha­na­lyse. Il n’en est rien. Lenor­mand n’a pré­ten­du ni démon­trer, ni réfu­ter l’exactitude des idées freudiennes.

II a fait œuvre d’artiste. Créant des per­son­nages humains dans des cir­cons­tances pas­sion­nelles, il a pro­vo­qué en eux et entre eux cer­taines réac­tions idéo­lo­giques. L’opinion de Lenor­mand sur la psy­cha­na­lyse ne s’exprime pas par l’intermédiaire du héros du drame, mais ce sont ces héros qui, s’assimilant une idée, trouvent en eux, par la diver­si­té de leurs tem­pé­ra­ments phy­sio­lo­giques et de leurs ten­dances spi­ri­tuelles, les réper­cus­sions contra­dic­toires d’un même prin­cipe. Lenor­mand fait jouer un rôle aux idées dans son théâtre, mais ce rôle qu’il leur accorde n’est ni plus ni moins impor­tant que celui des sen­sa­tions et des ins­tincts. La pen­sée sert le drame : elle ne l’écrase pas, elle le conditionne.

L’inquiétude de l’inconscient inté­rieur, la han­tise de l’« au dedans », domine le Man­geur de Rêves, comme l’inquiétude de l’infini exté­rieur et la han­tise de l’« au delà » domi­naient le Temps est un songe ; mais, tan­dis que Nico subis­sait seul le poids de ses doutes méta­phy­siques et res­tait l’unique vic­time de son angoisse, Luc, le fouilleur d’âmes, l’expérimentateur de psy­cho­lo­gie, empoi­sonne l’existence de ceux qu’il ren­contre, qu’il recherche même. Nico se sui­cide. Luc voit se sui­ci­der autour de lui Il incarne le démon de l’analyse. Lenor­mand, en ren­dant si pitoyable sa douce vic­time, Jean­nine, per­son­ni­fi­ca­tion d’une faible huma­ni­té fuyant les secrets de sa misère et ne pou­vant résis­ter à la révé­la­tion d’une véri­té, montre l’impuissance d’une psy­cho­lo­gie qui pré­tend appli­quer les mêmes méthodes d’expérience sur la vie indi­vi­duelle des âmes que sur la vie col­lec­tive des corps. Un phy­si­cien ou un chi­miste peut déter­mi­ner la réac­tion constante d’un corps sur un autre corps ou dans une com­po­si­tion de corps, mais on ne peut fixer d’avance les réper­cus­sions d’une idée dans une conscience. Les psy­cha­na­lystes, comme les mora­listes, comme les légis­la­teurs sociaux, comme les prêtres, sont des cri­mi­nels en fouillant dans l’intimité des tem­pé­ra­ments, en vio­lant les consciences. Il ne doit y avoir de direc­teurs de conscience, ni de confes­seurs, pas plus au nom d’une science qu’au nom d’une reli­gion. Seul, l’individu est res­pon­sable de son des­tin. Il ne faut pas vou­loir for­cer le secret de chaque être. Car, dans ce cas, l’expérimentateur lui-même est sujet à expé­rience. Il n’y a pas de science des âmes — car chaque âme a sa propre science.

« Et le man­geur de rêves, qui mange ses rêves à lui ? » deman­dait inno­cem­ment la douce Jean­nine à Luc, qui lui expo­sait son ambi­tion de gué­rir les êtres en leur révé­lant les secrets de leur conscience… C’est bien cela : Qui per­met à Luc de déter­mi­ner autrui, lui qui pos­sède, comme tout être vivant, le sou­ci de sa propre des­ti­née ? Qui « man­ge­ra ses rêves » ? Qui le conso­le­ra en lui per­met­tant de vivre, mal­gré son désespoir ?

Ce sera Fea­ron, l’esprit de vie, de liber­té ; Fea­ron, la des­truc­tion joyeuse et pas­sion­née, la vie active se dépen­sant sans comp­ter. Fea­ron repré­sente la force indivi­duelle, sans pré­ju­gés et sans pitié ; elle ne pense que pour ser­vir sa marche, et encore danse-t-elle plus qu’elle ne marche. Fea­ron est une fille de Nietzsche. Elle vit inten­sé­ment dans cette pièce. Elle tra­verse en bon­dis­sant tous ces décors de névrose et d’analyse, bous­cu­lant ces cou­peurs de che­veux en quatre que sont Luc et Jean­nine, tuant la pitoyable fille et empor­tant, dévo­rant, sau­vant celui qui se croyait un sau­veur. Fea­ron est la triom­pha­trice du drame. Elle est « la Man­geuse de Rêves ».

Ce beau drame a trou­vé les inter­prètes qu’il méri­tait : des artistes intelligents.

Mme Loud­mil­la Pitoëff a ani­mé le per­son­nage de Fea­ron d’une vie endia­blée de fan­tai­sie iro­nique, de force pas­sion­nelle et d’ardeur au grand jeu de vivre ; Mme Marie Kalff fut inou­bliable de mélan­co­lique tour­ment et de ten­dresse sacri­fiée. Enfin, Pitoëff mit dans le rôle de Luc une pré­ci­sion effa­rante de psy­cho­logue tourmenteur.

Quant à la mise en scène si curieuse de Pitoëff, je ne sau­rais mieux faire pour vous l’expliquer que de vous four­nir cet inté­res­sant com­men­taire écrit à son sujet par Lenor­mand lui-même dans le der­nier numé­ro de « Choses de Théâtre ».

Pitoëff semble en pleine évo­lu­tion. Je l’avais connu, il y a deux ans, aux prises avec les appa­rentes néces­si­tés des divi­sions de l’espace. Il avait conquis sa liber­té en pla­çant l’acteur à des niveaux dif­fé­rents, sur des plates-formes, des pra­ti­cables, dans des cages qui, l’arrachant au plan­cher de la scène, offraient à l’action des lieux conti­nuel­le­ment renou­ve­lés. Son « Mac­beth » est l’aboutissement magni­fique de cette recherche. Des des­sous au cintre, un jeu d’escaliers, de pas­se­relles, d’échelles per­met les dépla­ce­ments les plus inat­ten­dus. Pitoëff a, dans cette réa­li­sa­tion, triom­phé de la hau­teur ; les lignes idéales que, des cieux de velours noirs aux pro­fon­deurs enté­né­brées des salles sou­ter­raines, tracent les héros du drame, sont par­mi les plus belles et les plus audacieuses.

Depuis, une autre inquié­tude l’a mor­du. La repré­sen­ta­tion figu­ra­tive de l’univers ne le satis­fait plus. Ce qu’il cherche dans un décor, ce n’est plus l’imitation plus ou moins sim­pli­fiée des choses, mais leur expres­sion idéo­lo­gique. Ses baguettes dis­po­sées devant un fond neutre et s’accordant, dans leur cou­leur et leur orien­ta­tion, avec les sen­ti­ments du texte, confèrent à sa mise en scène un sens sym­bo­lique. L’expression directe rem­pla­cée par le sym­bo­lisme : n’est-ce pas là un mou­ve­ment légi­time de la pen­sée ? La récente décou­verte de l’identité des sym­boles dont use le rêve humain, mal­gré les dif­fé­rences des races et des langues, nous en apporte la preuve. Les dix tableaux du « Man­geur de Rêves », sabrés de lignes vertes ou brunes, de tri­angles jaunes ou rouges, consti­tuent un curieux spec­tacle dont la beau­té géo­mé­trique est immé­dia­te­ment com­prise du public.

Pitoëff va res­ter à la Comé­die des Champs-Ély­sées pen­dant deux mois encore. Actuel­le­ment, il alterne la repré­sen­ta­tion du Man­geur de Rêves avec celle de la Salo­mé, d’Oscar Wilde. Puis, il joue­ra des drames d’Andréieff, de Gor­ki, de Strind­berg. Il inter­pré­te­ra aus­si Shakespeare.

Les lec­teurs de la Revue Anar­chiste seront tenus au cou­rant de toutes ces manifes­tations d’un art théâ­tral qu’anime le seul sou­ci de faire mieux com­prendre et mieux aimer par le public les œuvres d’intelligence et de beauté.

André Colo­mer.


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