La Presse Anarchiste

Équité par l’Égalité

Dans le numé­ro 7 de « Défense de l’Homme » (avril 1949), j’ai indi­qué pour­quoi, loin d’en­gen­drer la misère, l’É­ga­li­té Éco­no­mique — com­bi­née avec la sagesse démo­gra­phique — don­ne­rait l’é­lan aux forces pro­duc­tives et per­met­trait la réa­li­sa­tion — pro­chaine sinon actuelle — du bien-être universel.

Mais « l’hu­main » doit pri­mer « l’é­co­no­mique ». Il ne fau­drait pas ache­ter le bien-être au prix d”une ini­qui­té. Or l’é­ga­li­té de condi­tion n’est-elle pas oppo­sée à cette forme supé­rieure de la jus­tice qu’est la jus­tice dis­tri­bu­tive ? Celle-ci n’im­plique-t-elle pas l’inégalité ?

Essayons de trou­ver quelle est la forme de dis­tri­bu­tion des biens maté­riels qui offre le maxi­mum d’é­qui­té actuel­le­ment réalisable.

1. L’inégalité

La hié­rar­chie actuelle des avoirs est un scan­dale. Les énormes dif­fé­rences sont un défi à la plus élé­men­taire jus­tice. Les for­tunes résultent, pour la plu­part, des hasards d’une lote­rie, d’une affaire chan­ceuse, ou bien elles ont été acquises par vol légal ou extra-légal. En France, par exemple, les grands patri­moines ont leur ori­gine dans les tri­po­tages des biens natio­naux sous la Révo­lu­tion, dans les spé­cu­la­tions sous la Monar­chie de Juillet ou le Second Empire, dans les scan­dales finan­ciers des quatre Répu­bliques, dans les escro­que­ries des four­nis­seurs aux armées de tous les régimes, dans l’ex­ploi­ta­tion des mal­heurs publics par les débrouillards de toutes les époques. Chaque géné­ra­tion four­nit son lot de nou­veaux riches qui, l’o­ri­gine mépri­sable de leurs richesses oubliée, rejoignent, dans une res­pec­ta­bi­li­té incon­tes­tée, les pro­fi­teurs des âges plus loin­tains. Le tra­vail nor­mal, quel qu’il soit, ne peut expli­quer l’ac­cu­mu­la­tion des mil­lions et des mil­liards dans les mêmes mains. Il faut l’ex­ploi­ta­tion, sur une vaste échelle, de la naï­ve­té et de la sueur des foules, — exploi­ta­tion auto­ri­sée, favo­ri­sée par la Loi. Si la hié­rar­chie des richesses est en har­mo­nie avec celle du talent, ce n’est qu’a­vec le talent de pres­su­rer les masses.

À cer­taines heures de crise (c’est le cas actuel­le­ment), la hié­rar­chie des gains pro­cède d’un ren­ver­se­ment mons­trueux des valeurs. Un chas­seur de boîte de nuit, une ser­veuse de res­tau­rant chic, une gar­dienne de lava­bo « font » dix fois le salaire d’un ouvrier qua­li­fié… Sans par­ler des sommes fan­tas­tiques empo­chées par les tra­fi­quants des mar­chés noir ou paral­lèle. « C’est le triomphe du vol cynique, l’a­po­théose de la honte, l’a­po­ca­lypse de la cra­pu­le­rie. » Et ce sont ces cras­seux dorés qui seront l’é­lite de demain, celle qu’on salue­ra bien bas — comme on salue bien bas les reje­tons des voyous d’an­tan. Les « D…» ont tou­jours été au som­met de l’é­chelle sociale. Quant aux « élites » vraies, elles crèvent et ont tou­jours cre­vé de faim ou à peu près.

Ah ! si les riches pla­naient au-des­sus des pauvres par la ver­tu, l’in­tel­li­gence, le savoir, on pour­rait être ten­té de s’in­cli­ner et d’a­do­rer le veau d’or. Mais c’est pré­ci­sé­ment aux cimes sociales que s’é­talent l’oi­si­ve­té et la noce cra­pu­leuse (bien sûr, puis­qu’il y a les moyens!), tan­dis que tel savant, tel artiste, tel écri­vain tire le diable par la queue et que la mul­ti­tude des pro­duc­teurs crou­pit dans la misère.

Pour dési­rer le main­tien du sta­tut social pré­sent, il faut une bonne dose d’a­veu­gle­ment ou de cynisme. Innom­brables pour­tant sont ceux qui pré­tendent réfor­mer les abus sans tou­cher aux causes pro­fondes de ce désordre…

Face à ces conser­va­teurs — ou à ces timides réfor­ma­teurs — se dressent des révo­lu­tion­naires qui pré­co­nisent des chan­ge­ments radi­caux dans la dis­tri­bu­tion des moyens d’achat.

— O —

Il faut, dit-on, pri­mer l’in­tel­li­gence, le talent.

Quelle intel­li­gence ? Car il en est de formes diverses : pra­tique, spé­cu­la­tive, logique, intui­tive. Tel, remar­qua­ble­ment doué pour le rai­son­ne­ment déduc­tif, a une ima­gi­na­tion créa­trice rudi­men­taire. Tel autre — dont la mémoire est pro­di­gieuse, manque de juge­ment. Un troi­sième, éblouis­sant par sa viva­ci­té intel­lec­tuelle, n’a des choses qu’une vue super­fi­cielle tan­dis que son voi­sin, d’es­prit appa­rem­ment lourd, pénètre plus pro­fon­dé­ment les rap­ports réels. Com­bien vaut, en dol­lars-or, le rai­son­ne­ment ? Com­bien le juge­ment, ou l’i­ma­gi­na­tion, ou la mémoire ? Faut-il payer davan­tage le talent ora­toire, ou le talent mili­taire, ou le génie poé­tique, ou l’es­prit mathé­ma­tique ? Le phi­lo­sophe, le tech­ni­cien ou le savant qu’il faut cou­vrir d’or ? Pour­quoi pas ce cham­pion de bridge ? Ou cet astu­cieux joueur de belotte ? Ou ce maqui­gnon retors ? Ou cet escroc génial drai­nant l’é­pargne grâce à des dons excep­tion­nels de psy­cho­logue qui lui per­mettent de mesu­rer, avec pré­ci­sion, les degrés de l’im­bé­cil­li­té humaine ? Pour­quoi pas un tarif pour chaque cir­con­vo­lu­tion céré­brale ? Pour­quoi ne pas éta­blir, pour chaque citoyen, un fichier détaillé de ses capa­ci­tés men­tales ? Ce serait la jus­ti­fi­ca­tion de la prime glo­bale accor­dée — à condi­tion de s’en­tendre sur la valeur « mar­chande » de chaque fonc­tion intel­lec­tuelle. — Entente dif­fi­cile, car la hié­rar­chi­sa­tion de ces fonc­tions dépend de cri­tères variables sui­vant les clas­si­fi­ca­teurs. On pré­tend, dans les concours on par les tests, jau­ger les esprits. En fait, on les com­pare à des types stan­dard et les esprits les plus ori­gi­naux ne ren­trant pas dans les cadres offi­ciels sont éli­mi­nés comme infé­rieurs. Le sont-ils ? Pas néces­sai­re­ment puisque phi­lo­sophes, écri­vains, artistes nova­teurs, après avoir été dédai­gneu­se­ment écar­tés par juge­ment sans appel de jurys qua­li­fiés, sont sou­vent sta­tu­fiés post mor­tem. Belle récom­pense ! Ain­si rien de plus arbi­traire que la mesure des esprits. Rien de plus vain que la pré­ten­tion de les pri­mer après les avoir éva­lués avec une rigueur mathématique.

De plus, un talent incon­tes­table s’ac­com­pagne sou­vent — presque néces­sai­re­ment — de défi­ciences par ailleurs. Il n’y a guère de génies ency­clo­pé­diques. Une facul­té domi­nante pro­voque l’a­tro­phie des autres. Tel grand esprit, remar­quable dans sa spé­cia­li­té, peut être mes­quin, même faux hors du cercle étroit de son acti­vi­té favo­rite. En règle géné­rale, la spé­cia­li­sa­tion atro­phie l’es­prit de syn­thèse. Un Joliot-Curie est trop absor­bé par ses recherches phy­siques pour domi­ner le pro­blème socio­lo­gique posé par elles. Sans comp­ter qu’un génie peut retom­ber bien bas quand l’ins­pi­ra­tion le quitte, plus bas que le com­mun des mor­tels, car l’exal­ta­tion d’une heure est nor­ma­le­ment com­pen­sée par une dépres­sion. Or si l’on prime la supé­rio­ri­té dans un domaine, pour­quoi ne péna­li­se­rait-on pas l’in­fé­rio­ri­té sur d’autres points ? Et, peut-être, ces sommes algé­briques don­ne­raient-elles des résul­tats guère au-des­sus de la moyenne…

D’ailleurs, com­bien fra­gile toute supé­rio­ri­té, même intel­lec­tuelle ! Vous qui vous consi­dé­rez des sur­hommes, qui mépri­sez le trou­peau, savez-vous si cette intel­li­gence qui fait votre orgueil ne sera pas affai­blie, anéan­tie même par un acci­dent impré­vi­sible ou par l’é­vo­lu­tion sour­noise d’une mala­die et si, deve­nu gâteux, vous ne tom­be­rez pas au-des­sous du niveau de la foule ? Ecou­tez Nietzsche cla­mant : « Devant la popu­lace, nous ne vou­lons pas être égaux ! Que m’im­portent les longues oreilles de la popu­lace ! » Pen­dant des années, bri­sant ses chaînes, mon­tant vers les hau­teurs, ren­ver­sant les tables des valeurs éta­blies, il plane au-des­sus de l’Hu­ma­ni­té. Puis, un jour, il retombe bru­ta­le­ment, ter­ras­sé par une crise de folie, et devient un sous-homme pen­dant les onze der­nières années de sa vie. Supé­rieurs à pré­sent, vous pou­vez, comme lui, être infé­rieurs demain. Si vous pré­ten­dez que vos talents actuels vous donnent droit à des pri­vi­lèges maté­riels, accep­tez que votre défi­cience future (et elle vien­dra iné­luc­ta­ble­ment avec la vieillesse!) vous les enlève. Si l’in­tel­li­gence donne droit à un sup­plé­ment de bien-être, son déclin doit s’ac­com­pa­gner de la chute dans la pau­vre­té. Si cette consé­quence vous semble absurde et odieuse, c’est que le prin­cipe lui-même est absurde et odieux.

Sans comp­ter que si l’on trouve nor­mal de « pri­mer » l’in­tel­li­gence, on doit trou­ver tout aus­si nor­mal de punir le cré­ti­nisme. Et il y a des cré­tins chez les ri.ches, des cré­tins que, logi­que­ment, il fau­drait expro­prier en faveur des capa­ci­tés, des cré­tins qui devraient cre­ver dans la misère. — Inac­cep­table ? — Soit ! Mais la récom­pense n’est pas plus accep­table que la punition.

Dans les socié­tés inéga­li­taires, les pro­fi­teurs ont réus­si à domes­ti­quer les cer­veaux, à les plier à leur ser­vice… au prix d’a­van­tages sup­plé­men­taires. Ces avan­tages sont, en fait, pro­por­tion­nels aux ser­vices ren­dus et non point à une valeur intel­lec­tuelle intrin­sèque que per­sonne ne peut chiffrer…

L’é­ten­due et la pro­fon­deur des connais­sances sont plus faciles à mesu­rer que le talent. On com­prend aus­si que, dans nos socié­tés, le savoir et la culture pré­tendent à un trai­te­ment de faveur. Un étu­diant qui, jus­qu’à vingt-cinq ans, n’a rien gagné alors que ses cama­rades ouvriers ont vécu pen­dant dix ans de leur salaire, a dépen­sé un capi­tal qu’il essaye de récu­pé­rer par une rétri­bu­tion sup­plé­men­taire de son tra­vail. L’é­tude est tenue pour un pla­ce­ment. Rien à dire actuel­le­ment, sinon que les récu­pé­ra­tions sont par­fois d’une exa­gé­ra­tion évi­dente : pour cer­tains, les études équi­valent à des pla­ce­ments d’u­su­riers. Mais, si l’on sup­pose réa­li­sée la révo­lu­tion éga­li­taire, les études étant rétri­buées comme tout tra­vail, pour­quoi la culture devrait-elle don­ner droit à un sup­plé­ment de bien-être ? Comme le talent et le génie, ne se suf­fit-elle pas à elle-même ? « Il m’a tou­jours paru scan­da­leux, avoue Séve­rac dans les « Lettres à Bri­gitte », qu’on pût arguer de l’ef­fort intel­lec­tuel four­ni pen­dant les belles années de la jeu­nesse pour exi­ger ensuite une part plus large des biens de la terre. N’est-ce donc pas déjà un assez grand pri­vi­lège que d’a­voir meu­blé son cer­veau, ren­du sa rai­son plus sûre et son enten­de­ment plus alerte… pen­dant que d’autres étaient déjà cour­bés sous quelque besogne pro­duc­tive à l’u­sine ou aux champs?… C’est une assez haute récom­pense pour ne pas en méri­ter d’autres. Et, si les choses se passent autre­ment dans la socié­té où nous vivons, c’est parce que sa loi veut que tout se monnaye…»

Au sur­plus, pour­quoi favo­ri­ser spé­cia­le­ment les talents et les connais­sances d’ordre intel­lec­tuel ? C’est l’in­tel­li­gence, dit-on, qui fait le sur­homme. Pour­quoi pas la bon­té ? Oublie-t-on le Christ ? Pour­quoi pas l’ex­pé­rience de la vie ? Pour­quoi pas la race ? (Le nègre, le rouge, le jaune, natu­rel­le­ment au-des­sous du blanc, l’A­ryen au-des­sus du Sémite!) Le patri­cien, le sang-bleu, l’a­ris­to­crate racé de Bor­deaux, Bour­get ou Pré­vost, aux formes har­mo­nieuses, aux fines attaches, sculp­té par des siècles d’oi­si­ve­té, est-il au-des­sus ou au-des­sous du plé­béien : cul-ter­reux ou bour­geois épais­si ? N’est-ce pas l’a­dresse manuelle qui est sur­tout à consi­dé­rer.? — la main a joué un rôle aus­si impor­tant que le cer­veau dans l’é­vo­lu­tion humaine — pour­quoi pas la force phy­sique ? Le sur­homme des sur­hommes n’est-il pas Her­cule, égal et pair en pure mons­truo­si­té à tous les monstres dont il a pur­gé la terre ? Ce héros trans­gresse l’ath­lé­tisme nor­mal. Est-il per­mis… j’al­lais trop en dire. Mais ne serait-ce pas plu­tôt la vélo­ci­té qui carac­té­ri­se­rait le sur­homme ? Avaient-ils rai­son ou tort, les Ali­tem­miens de Libye décer­nant le trône au cou­reur le plus habile — ou Endy­mion fai­sant lut­ter son fils dans une course à pied dont l’en­jeu était le royaume — ou Icare don­nant Péné­lope à Ulysse après une épreuve de vitesse — ou Antée pla­çant sa fille Bar­ca au poteau d’ar­ri­vée d’un ter­rain de course ? Se trompe-t-on aujourd’­hui en met­tant un grand as spor­tif bien au-des­sus d’un savant et en payant le coup de poing d’un cham­pion de boxe d’une for­tune royale ?

Et la beau­té ? Chez les anciens Ethio­piens, la cou­ronne pas­sait, à défaut d’hé­ri­tiers, à l’homme le plus beau de la tri­bu. Les Ashan­ti afri­cains ont, peut-être avec rai­son, conser­vé la même cou­tume. Pour­quoi une star de ciné­ma n’au­rait-elle pas droit à des cachets prin­ciers, de même que les lau­réates des prix de beau­té ? Et la gros­seur est-elle à dédai­gner ? Les  Gor­diol pre­naient  pour chef l’homme le plus gros. L’o­bé­si­té est un signe royal en Afrique, où les roi­te­lets peuvent a peine mar­cher. Etre grosses, n’é­tait-ce pas, pour les dames du Grand Siècle, un signe de suprême distinction ?

Entre le mathé­ma­ti­cien génial, le cham­pion d’é­checs, l’ar­tiste talen­tueux, l’ou­vrier émé­rite, la star sculp­tu­rale, le foot­bal­leur pro­dige, le boxeur invain­cu, éta­blis­sez donc une hié­rar­chie ration­nelle ! Tel indi­vi­du que vous pla­ce­rez, sans hési­ta­tion, dans l’é­lite, me fera, peut-être, sou­rire de pitié.

Qu’im­por­te­rait, sans les consé­quences pra­tiques ! L’ab­sur­di­té est de pré­tendre rému­né­rer ces supé­rio­ri­tés contes­tables par des pri­vi­lèges maté­riels. Les satis­fac­tions de vani­té ne sont-elles pas suf­fi­santes ? Si l’on veut payer en espèces son­nantes et tré­bu­chantes l’ha­bi­le­té de tel homme ou le génie de tel autre, on peut tout aus­si bien récla­mer un trai­te­ment prio­ri­taire pour un troi­sième qui jouit d’une san­té de fer. Telle est, d’ailleurs, la reven­di­ca­tion de quelques bio­crates. « Aujourd’­hui, disait Car­rel, il est indis­pen­sable que les classes sociales soient, de plus en plus, des classes bio­lo­giques. » La seule supé­rio­ri­té est don­née par « la qua­li­té des tis­sus ». « Il faut faci­li­ter l’as­cen­sion de ceux qui ont les meilleurs organes. » Les meilleurs organes ! C’est un peu vague. Il fau­drait pré­ci­ser les­quels, sans quoi on pour­rait ima­gi­ner des choses… incon­ve­nantes. Il semble bien que le tube diges­tif soit tout indi­qué. Une gigan­tesque capa­ci­té sto­ma­cale, un for­mi­dable appé­tit, voi­là un incon­tes­table élé­ment de supé­rio­ri­té jus­ti­fiant d’ex­cep­tion­nelles primes alimentaires.

Sérieu­se­ment, peut-on contes­ter l’in­jus­tice fla­grante de pri­vi­lèges fon­dés sur des apti­tudes natu­relles quel­conques — déve­lop­pées peut-être par le tra­vail — mais qui, vir­tuel­le­ment exis­tantes à la nais­sance, ne dépen­dant pas plus de la volon­té que le sang ou la for­tune héri­tés, ne peuvent confé­rer aucun titre moral à une récom­pense ? Lorsque la Décla­ra­tion des Droits de 1789 pro­clame que les dis­tinc­tions sociales (elle sous-entend maté­rielles aus­si bien qu’­ho­no­ri­fiques) doivent dépendre du talent, elle sub­sti­tue aux pri­vi­lèges nobi­liaires et plou­to­cra­tiques que — théo­ri­que­ment au moins — elle récuse, des pri­vi­lèges tout aus­si injustes. On n’est rai­son­na­ble­ment pas res­pon­sable de naître noble ou rotu­rier, riche ou pauvre. L’est-on davan­tage de venir au monde avec du génie ou avec des dis­po­si­tions au cré­ti­nisme ? Tel ouvrier est d’une pro­di­gieuse adresse , cet autre est irré­mé­dia­ble­ment mal­adroit. L’é­qui­té ne peut com­man­der de payer géné­reu­se­ment cette adresse innée et de péna­li­ser cette mal­adresse incor­ri­gible. Pré­tendre que l’ha­bi­le­té jus­ti­fie un sup­plé­ment de bien-être est une héré­sie morale.

La prime au mérite a des incon­vé­nients ana­logues. Le mérite se mesure à l’ef­fort en vue du bien com­mun. En vue du bien com­mun, car si l’ef­fort vise une fin égoïste, sa qua­li­té est amoin­drie. Tendre à son per­fec­tion­ne­ment, à sa culture phy­sique, intel­lec­tuelle ou morale, avec la seule ambi­tion d’un pro­fit indi­vi­duel, est aus­si mépri­sable que de vivre avec l’u­nique sou­ci du salut de son âme. Le mérite étant pro­por­tion­nel au dés­in­té­res­se­ment, la récom­pense est un non-sens puisque la recherche de la récom­pense le supprime.

On dira : « La récom­pense peut venir de sur­croît. » Mais alors son effi­ca­ci­té étant nulle, pour­quoi l’oc­troyer ? Elle ne peut pro­vo­quer d’é­mu­la­tion que dans les âmes bas­se­ment égoïstes et dont le mérite est, ipso fac­to, infime. Elle est donc une absurdité.

Elle est éga­le­ment une impos­si­bi­li­té. Il n’existe pas de moyen sérieux pour mesu­rer, du dehors, l’ef­fort humain (il fau­drait, pour cela, chif­frer la fatigue, les cour­ba­tures…) et, à plus forte rai­son, pour éva­luer le mérite, c’est-à-dire la qua­li­té morale de l’ef­fort qui échappe à toute obser­va­tion objective.

— O —

L’ob­ser­va­tion n’a de prise que sur la résul­tante des dons natu­rels et de l’ef­fort, sur l’œuvre. « À cha­cun selon ses œuvres », disaient les Saint-Simo­niens. Mais pro­por­tion­ner les récom­penses à une résul­tante dont l’un des élé­ments ne dépend pas de la libre volon­té est, à prio­ri, une injustice.

Yves le Quer­dec écri­vait, dans sa revue « La Quin­zaine », que, « dans une cara­vane, il y a plus fort et plus faible, guides, cor­nacs et por­te­faix, mais tous ont même valeur ». Maur­ras pré­tend lui avoir fait publi­que­ment honte de ce para­lo­gisme, de sorte que, lors­qu’il recueillit l’ar­ticle en volume, Le Quer­dec cor­ri­gea sa para­bole en disant que toutes ces fonc­tions ont une valeur. « Et, ajoute Maur­ras, cette cor­rec­tion de détail ne lui fit rien chan­ger à la thèse éga­li­taire qui repose tout entière là-des­sus. » Maur­ras exa­gère : tous les éga­li­taires ne contestent point les dif­fé­rences de valeur des acti­vi­tés humaines. Tou­te­fois on ne sau­rait contes­ter davan­tage la dif­fi­cul­té d’é­va­luer ces dif­fé­rences en toute impartialité.

Pour Marx, « la valeur est la mesure du tra­vail ». « La valeur, dit Prou­dhon, a pour expres­sion la somme de temps et d’ef­forts que chaque pro­duit coûte. » En réa­li­té, la notion de valeur est un com­plexe de notions plus élé­men­taires : quan­ti­té, qua­li­té, uti­li­té, rareté.

La quan­ti­té ? La mesure en est facile pour cer­tains tra­vaux : éten­due de terre labou­rée ou ense­men­cée ou mois­son­née, métrage de drap tis­sé, poids de char­bon extrait. On peut éga­le­ment fixer le ren­de­ment moyen d’une jour­née d’ou­vrier avec des machines don­nées. Mais com­ment éta­blir le prix de l’u­ni­té-hec­tare de labour, mètre de drap, tonne de char­bon ? Opé­re­ra-t-on de telle sorte que, dans tous les métiers, les salaires nor­maux soient les mêmes ? La méthode ne serait pas par­faite, car on sacri­fie­rait ceux qui — d’une force ou d’une adresse au-des­sous de la moyenne — ne pour­raient pas atteindre à la norme pres­crite. Les syn­di­cats avaient tou­jours reje­té — jus­qu’aux dévia­tions pseu­do-com­mu­nistes — le prin­cipe du tra­vail aux pièces qui place les ouvriers en état de com­pé­ti­tion per­ma­nente et sur­ex­cite les jalou­sies. « Le labeur quo­ti­dien ne doit pas être un per­pé­tuel concours. » Un huma­ni­ta­risme élé­men­taire suf­fit pour condam­ner ce sys­tème, mons­trueux dans des condi­tions nor­males, et ne pou­vant trou­ver de sem­blant d’ex­cuse que dans une éco­no­mie défi­ci­taire à ren­flouer rapi­de­ment. Le sta­kha­no­visme sovié­tique a pous­sé jus­qu’à ses extrêmes limites ce pro­cé­dé bar­bare aggra­vé par l’i­né­ga­li­té des normes dans les diverses pro­fes­sions, c’est-à-dire par l’é­va­lua­tion de la qua­li­té de l’ouvrage.

La notion de quan­ti­té ne peut être rete­nue d’ailleurs dans une foule de tra­vaux. Elle est incom­pa­tible avec le fini de la plu­part des œuvres arti­sa­nales. Elle n’a aucun sens dans les sciences, les lettres, les arts. On ne peut fixer de norme pour les déli­cates recherches de labo­ra­toire. On ne peut son­ger à payer une com­po­si­tion musi­cale à tant la mesure, ni une œuvre lit­té­raire à tant la ligne, ni un tableau à tant le mètre car­ré ou le kilo­gramme de cou­leurs. Ici, c’est la notion de qua­li­té qui domine.

La qua­li­té ? Affaire d’ap­pré­cia­tion per­son­nelle comme pour le talent. Echelle de valeurs qu’on ne peut éta­blir qu’ar­bi­trai­re­ment, sans obte­nir l’adhé­sion uni­ver­selle. Hié­rar­chie dans les tra­vaux manuels, dans les acti­vi­tés intel­lec­tuelles ? Soit… Mais qui déci­de­ra impar­tia­le­ment ? Le coup de pin­ceau de tel peintre est-il supé­rieur ou infé­rieur au coup de ciseau de tel sculp­teur ? Tel poème vaut-il plus ou moins que tel plan de machine ? La qua­li­té du tra­vail du méde­cin sur­passe-t-elle celle du culti­va­teur, du cor­don­nier, du pro­fes­seur, du char­cu­tier ? Esti­mez-vous la qua­li­té d’a­près le temps d’ap­pren­tis­sage ? Pri­mez donc ce jon­gleur qui n’a acquis une pleine maî­trise qu’a­près vingt ans d’exer­cices per­sé­vé­rants et ne don­nez même pas de quoi vivo­ter à ce chef d’E­tat qui s’est conten­té de naître pour por­ter la cou­ronne. Quelques liards par jour paie­ront lar­ge­ment l’ap­pren­tis­sage de quelques heures de cer­tains ouvriers et ouvrières à la chaîne. Est-ce la dif­fi­cul­té qui doit comp­ter ? Payer prin­ciè­re­ment cet ingé­nieur et jetez quelques sous à ce dépu­té qui se contente de som­no­ler quand il assiste aux séances et de pla­cer, de temps en temps, un bul­le­tin dans une urne. Il est plus dif­fi­cile de mani­pu­ler des far­deaux de cent kilos que de signer des cir­cu­laires. Indem­ni­sez donc le por­te­faix infi­ni­ment plus que le ministre. Est-ce le carac­tère rebu­tant du labeur qu’il faut sur­tout consi­dé­rer ? Alors les salaires du vidan­geur, du manœuvre, du mineur de fond doivent être bien supé­rieurs à ceux d’un chef d’ad­mi­nis­tra­tion quel­conque. Est-ce la res­pon­sa­bi­li­té qui mérite sur­tout d’être rému­né­rée ? Le conduc­teur de car, le watt­man, le méca­ni­cien du train de voya­geurs qui ont, à chaque ins­tant, entre les mains la vie de leurs sem­blables — qui, effec­ti­ve­ment, en répondent en cas d’ac­ci­dents — doivent avoir des trai­te­ments incom­pa­ra­ble­ment plus éle­vés que ceux d’un pré­sident du Conseil dont la res­pon­sa­bi­li­té est toute théo­rique. Quant à un sou­ve­rain consti­tu­tion­nel­le­ment irres­pon­sable, il doit être condam­né à mou­rir de faim.

On peut arguer du carac­tère com­plexe de la notion de qua­li­té qui com­pren­drait un dosage sub­til et variable des notions pré­cé­dentes. Mais quel expert serait capable de peser tous ces élé­ments et d’ins­crire, objec­ti­ve­ment, en face de chaque métier, une valeur réelle, déter­mi­née en toute justice ?

L’u­ti­li­té sociale base des dis­tinc­tions ? Voi­là qui, de prime abord, paraît accep­table. Si les ser­vices doivent être inéga­le­ment rétri­bués, que cette rétri­bu­tion, soit du moins en har­mo­nie avec les bien­faits reçus par la col­lec­ti­vi­té. Dans cer­tains cas, ces bien­faits sont tel­le­ment évi­dents que per­sonne ne les conteste. L’œuvre d’un Pas­teur est d’un tel prix qu’on ne voit guère com­ment l’hu­ma­ni­té aurait pu la régler — même en mon­naie-or. En revanche, on risque fort de ne pas s’en­tendre pour d’autres tra­vaux. Vous pen­sez peut-être que les inven­tions du canon, du lance-flammes, du tank, de la tor­pille, des gaz de com­bat, de la bombe ato­mique ont une valeur ines­ti­mable ? J’ai un voi­sin qui croit, au contraire, que les inven­teurs de pareils engins méritent la corde. Vous vous exta­siez devant les plans de cam­pagne d’un stra­tège que vous récom­pen­sez roya­le­ment. Quel­qu’un me souffle qu’il pro­po­se­rait, pour lui, douze balles dans la peau. L’ac­ti­vi­té du direc­teur géné­ral des Postes est-elle plus utile que celle du moindre fac­teur rural ? « L’in­ven­teur de la brouette, dit Mau­pas­sant, n’a-t-il pas plus fait, pour l’homme, par cette simple et pra­tique idée d’a­jou­ter une roue à deux bâtons que l’in­ven­teur  des  for­ti­fi­ca­tions  modernes ? » « Qui­conque, affir­mait Swift, peut faire croître deux épis de blé là où il n’en crois­sait qu’un aupa­ra­vant mérite mieux du genre humain et rend un ser­vice plus essen­tiel à son pays que toute la race des poli­ti­ciens. » On connaît la para­bole qui valut à Saint-Simon pour­suites et acquit­te­ment aux assises, en 1819. Pour lui sont des para­sites tous les princes et prin­cesses, tous les ministres, conseillers d’E­tat, maré­chaux, car­di­naux, arche­vêques et évêques, pré­fets et sous-pré­fets, employés de minis­tères, juges et « en sus de cela, les dix mille pro­prié­taires les plus riches par­mi ceux qui vivent noble­ment. » Il consi­dère, en revanche, comme indis­pen­sables les savants, les tech­ni­ciens, les ouvriers, les négo­ciants et même les artistes, les poètes et les ban­quiers. On peut être de son avis ou non. La dis­cus­sion reste ouverte.

Ain­si, quoique rai­son­nable en prin­cipe, la prime à l’u­ti­li­té sociale du tra­vail est inap­pli­cable parce que, dans bien des cas, cette uti­li­té est contes­table et contes­tée. Et même quand l’u­ti­li­té est indu­bi­table, il reste encore ici à hié­rar­chi­ser les pro­fes­sions et à fixer pour cha­cune un coef­fi­cient uti­li­taire. À qui la prio­ri­té ? Au jar­di­nier ? au poli­ti­cien ? au vidan­geur ? au finan­cier ? au prêtre ? au pro­fes­seur ? au marin ? au chif­fon­nier ? Com­bien plus sage de ne pas dis­tin­guer entre les arti­sans « réels » de la pros­pé­ri­té com­mune, de confondre dans la même recon­nais­sance tous ceux qui bâtissent avec leur pen­sée et tous ceux qui bâtissent avec leurs muscles ! La même recon­nais­sance… non point ver­bale mais effec­tive se tra­dui­sant par une rétri­bu­tion égale puis­qu’on ne peut impar­tia­le­ment chif­frer l’u­ti­li­té sociale de l’ef­fort de chacun…

La rare­té — com­bi­née à l’u­ti­li­té réelle ou fac­tice — donne sa valeur d’é­change à un pro­duit. Elle crée aus­si la valeur d’é­change du tra­vail humain. L’U.R.S.S., en train de s’é­qui­per, a payé gras­se­ment les tech­ni­ciens parce qu’elle en avait besoin et qu’ils étaient rares.

Mais la valeur d’é­change du tra­vail n’est pas sa valeur intrin­sèque qui, elle, n’est pas pra­ti­que­ment mesu­rable. La rare­té est l’es­sen­tiel de la pre­mière ; elle n’entre pour rien dans la deuxième. Jus­qu’à pré­sent, on a rétri­bué l’in­gé­nieur plus que le manœuvre uni­que­ment parce qu’il y a eu plus de manœuvres que d’in­gé­nieurs : loi de l’offre et de la demande jouant dans toute sa rigueur. De sorte que si l’in­verse se pro­dui­sait, s’il y avait plé­thore de tech­ni­ciens et pénu­rie d’hommes aptes à une grande dépense de force phy­sique, l’é­chelle des valeurs serait, elle aus­si, ren­ver­sée : le tra­vail du tech­ni­cien serait moins coté que celui du manœuvre. Sup­po­si­tion qui n’a rien d’in­vrai­sem­blable, l’hu­ma­ni­té évo­luant vers l’ac­crois­se­ment du nombre d’in­tel­lec­tuels. Anor­mal en ce sens que si l’on peut rem­pla­cer le muscle, — pour conce­voir et réa­li­ser machines-outils et robots on ne pour­ra jamais rien sub­sti­tuer à l’in­tel­li­gence. Et pour­tant, qui admet le bien fon­dé de la prime à la rare­té doit admettre éga­le­ment la pré­émi­nence pos­sible — au moins pro­vi­soire — du muscle sur le cer­veau. L’ab­sur­di­té de la consé­quence met en relief l’ab­sur­di­té du prin­cipe qui n’a guère cho­qué jus­qu’i­ci parce que rare­té et qua­li­té ont sem­blé mar­cher de pair.

En pra­tique, la néces­si­té de la prime peut s’im­po­ser dans des sec­teurs où la main-d’œuvre est insuf­fi­sante. Une socié­té éga­li­taire ne serait pas viable si le chan­tage d’un groupe indis­pen­sable de tra­vailleurs pou­vait peser sur elle pour l’ob­ten­tion de pri­vi­lèges. Comme le chan­tage ne peut être exer­cé que par les cadres tech­niques (la machine concur­rence le manœuvre) il suf­fit de mul­ti­plier ces cadres. « Tous les hommes de l’é­qui­page d’un navire, remarque Thi­bon, col­la­borent à sa bonne marche, mais tous ne sont pas capables de tenir le gou­ver­nail. » Pour que les pilotes ne puissent aspi­rer à un trai­te­ment de faveur, un seul moyen : en aug­men­ter le nombre — ce qui est pos­sible même dans les acti­vi­tés les plus délicates.

Ain­si la for­mule saint-simo­nienne ne vaut pas plus que les autres, mal­gré son appa­rence équi­table, son sem­blant d’ac­cord avec la jus­tice dis­tri­bu­tive. Simple appa­rence : l’œuvre dépend de capa­ci­tés natu­relles non méri­toires, de la rare­té qui n’a aucun rap­port avec la vraie valeur et de coef­fi­cients de qua­li­té et d’u­ti­li­té qu’on ne peut fixer d’une manière objective.

N’in­sis­tons pas sur l’ar­bi­traire des répar­ti­tions qui pré­tendent tenir compte à la fois, des capa­ci­tés, du mérite et des œuvres en éta­blis­sant des coef­fi­cients pour cha­cun de ces élé­ments. On sait la pré­ci­sion mathé­ma­tique ridi­cule des tarifs fou­rié­ristes. Fou­rier garan­tis­sait au pha­lan­sté­rien un mini­mum de bien-être mais il divi­sait le sur­plus de la pro­duc­tion en 12 dou­zièmes dont 5 pour le Capi­tal, 4 pour le tra­vail, et 3 pour le talent. Pour­quoi 5, 4 et 3 ?

La bataille qui se livre depuis long­temps autour des clas­se­ments et des reclas­se­ments et qui se pour­suit avec une âpre­té crois­sante met en relief l’im­pos­si­bi­li­té de résoudre les conflits dans le cadre de l’i­né­ga­li­té. Dans cette foire d’empoigne géné­rale, dans la bagarre pour « pom­per » le maxi­mum du reve­nu social, les diverses caté­go­ries de fonc­tion­naires, les ouvriers qua­li­fiés, les cadres ne peuvent pas s’en­tendre, ne pour­ront jamais s’en­tendre, car il n’existe aucun cri­tère s’im­po­sant à tous par son évi­dence pour une hié­rar­chi­sa­tion ration­nelle et équitable.

Ceux qui, pour les fonc­tions publiques, pro­cèdent aux éva­lua­tions et aux péréqua­tions, ne consi­dèrent ni la quan­ti­té, ni la qua­li­té, ni l’u­ti­li­té du tra­vail. Encore moins la pure jus­tice. Ils n’ont d’autre sou­ci que de se ser­vir lar­ge­ment eux-mêmes et, par des clas­si­fi­ca­tions de plus en plus com­pli­quées, d’en­tre­te­nir, à tous les degrés de la hié­rar­chie, une saine ému­la­tion et de pro­fi­tables jalou­sies détour­nant le com­bat social, l’é­miet­tant en que­relles mes­quines. Tel haut fonc­tion­naire passe de temps en temps dans ses ser­vices pour y ser­rer quelques mains et y don­ner quelques signa­tures. Trai­te­ment, indem­ni­tés, primes et autres sup­plé­ments équi­valent au reve­nu d’une cen­taine de mil­lions. Pense-t-on que la qua­li­té du tra­vail jus­ti­fie de pareilles pré­bendes repré­sen­tant quinze fois et plus le salaire d’un tâche­ron de la base ? « Tel pro­fes­seur d’une Facul­té de Droit monte en chaire deux ou trois fois par semaine pour lire, sans rien y chan­ger, quelques pages d’un livre que les étu­diants ont déjà entre les mains. » Est-ce par esprit d’é­qui­té qu’on lui donne huit fois le mini­mum vital ?

Pour la plu­part des métiers, les clas­se­ments se sont effec­tués peu à peu par le jeu de la loi de l’offre et de la demande, loi d’ai­rain qui n’a rien à voir avec la jus­tice et les besoins réels des com­mu­nau­tés. Grands avo­cats, grands chi­rur­giens, peintres à la mode, artistes de théâtre et de ciné­ma, « cabo­tins de stand, de court, de ring, de piste » ne gagnent pas leur argent. Leurs émo­lu­ments splen­dides s’ex­pliquent par l’exis­tence d’«un capi­ta­lisme qui peut se per­mettre d’a­ban­don­ner une petite frac­tion de ses pro­fits mons­trueux à quelques-uns de ses ser­vi­teurs et de ses amu­seurs ». Ceux-ci reçoivent, par l’en­tre­mise des exploi­teurs directs, une part des valeurs créées par le tra­vail. L’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme à une échelle gigan­tesque rend pos­sible l’oc­troi de « cachets » anor­maux sans rela­tion aucune avec l’é­qui­té ou avec l’in­té­rêt de l’en­semble du corps social.

— O —

Tous les modes de dis­tri­bu­tion inéga­li­taires ont un vice com­mun : ils consi­dèrent l’homme en fai­sant abs­trac­tion du milieu, en prê­tant à l’in­di­vi­du une exis­tence auto­nome, de sorte que les supé­rio­ri­tés et les infé­rio­ri­tés — sur les­quelles on fonde l’im­por­tance rela­tive des moyens d’a­chat — appa­raissent comme stric­te­ment personnelles.

Illu­sion ! car les êtres et les œuvres sont sur­tout des pro­duits sociaux. Sup­po­sez une rose qui, igno­rante de ses liens avec le rosier et des sélec­tions patientes des jar­di­niers, pré­ten­drait s’être créée elle-même. Un génie orgueilleux ne serait pas plus rai­son­nable. Car le cer­veau le plus puis­sant est le terme d’une longue évo­lu­tion, com­men­cée dès les pre­miers âges, et à laquelle ont par­ti­ci­pé non seule­ment la série des ancêtres directs, mais aus­si par leurs expé­riences et leurs lentes adap­ta­tions, un nombre incal­cu­lable d’hu­mains. I.a prime au génie devrait aller à l’en­semble de la col­lec­ti­vi­té pré­sente et pas­sée qui a per­mis l’é­clo­sion de cette fleur merveilleuse.

L’é­clo­sion et le déve­lop­pe­ment. Sans le milieu social, en effet, les dons les plus remar­quables res­te­raient en friche. Si Hugo était né chez les Bush­men aus­tra­liens, à quoi eût ser­vi sa puis­sance ver­bale vir­tuelle qui, pour s’é­pa­nouir, a eu besoin d’un lan­gage per­fec­tion­né par des devan­ciers et apte à tra­duire toutes les modu­la­tions de la pen­sée et du sentiment ?

Il en est de même pour l’œuvre. Tout tra­vailleur pro­fite du labeur de toutes les géné­ra­tions pas­sées qui lui ont mis en mains ins­tru­ments et méthodes. L’ou­vrier se sert d’un outillage conçu, construit, amé­lio­ré par des mil­liers de cher­cheurs. À moins de naître et de faire son appren­tis­sage seul, dans une île déserte, sans rien emprun­ter au reste des hommes, un tra­vailleur ne peut pas légi­ti­me­ment affir­mer : ceci est à moi… Tout savant uti­lise aus­si les décou­vertes pré­cé­dentes qui lui servent de point de départ et d’ap­pui. L’hu­ma­ni­té — pas­sée et pré­sente — a une part énorme dans l’œuvre la plus ori­gi­nale, la part indi­vi­duelle étant réduite à presque rien. « Et l’on vien­drait dire aux hommes de notre géné­ra­tion : Voi­ci ta part parce que c’est toi qui l’as faite… Mais qu’a-t-il fait, le mal­heu­reux!… le pro­di­gieux patri­moine de l’hu­ma­ni­té n’est à per­sonne et ses fruits sont à tout le monde. »

La  conclu­sion  pra­tique, Prou­dhon l’a­vait tirée, il y a un siècle : « Les plus beaux talents étant, soit dans leur déve­lop­pe­ment, soit dans leur exer­cice, des effets de la force col­lec­tive, sou­mis comme les moindres fonc­tions à la loi de soli­da­ri­té… toute capa­ci­té tra­vailleuse étant, de même que tout ins­tru­ment de tra­vail, un capi­tal accu­mu­lé, une pro­prié­té col­lec­tive, l’i­né­ga­li­té de trai­te­ment et de for­tune sous pré­texte d’i­né­ga­li­té de capa­ci­té, est injus­tice et vol. »

Les inéga­li­taires qui ne tiennent pas compte de l’homme social oublient éga­le­ment une par­tie de l’être indi­vi­duel. Ils sont hyp­no­ti­sés par la machine pro­duc­trice et oublient l’être moral et même la machine consom­ma­trice.

La for­mule « À cha­cun selon ses besoins »   ins­crite   au  fron­tis­pice   du « Voyage en Ica­rie » de Cabet, pro­met­teuse de géné­rales délices, ne peut trou­ver d’op­po­si­tion de prin­cipe que chez de rares ascètes mor­ti­fi­ca­teurs. Il importe natu­rel­le­ment de lais­ser à cha­cun le soin de déter­mi­ner, à sa guise, ses propres exi­gences. Cha­cun est juge de ses besoins. Ce n’est pas la com­mu­nau­té qui peut déci­der, en connais­sance de cause, si je dois pré­fé­rer la vie séden­taire aux voyages, la fla­nelle à la soie ou les légumes à la volaille.

Seule­ment si l’in­di­vi­du décide en toute fan­tai­sie, il peut être ten­té de mul­ti­plier incon­si­dé­ré­ment ses exi­gences. Certes, les besoins maté­riels ne sont pas infi­nis : la ration ali­men­taire est limi­tée, même pour les goinfres, par la crainte des indi­ges­tions et par la perte d’ap­pé­tit consé­cu­tive aux excès gas­tro­no­miques ; la femme la plus coquette ne peut pas chan­ger de toi­lette mille fois par jour ; l’homme qui aime le plus ses aises n’a pas la pos­si­bi­li­té d’ha­bi­ter cent palais à lui seul. N’empêche que la liber­té totale ris­que­rait fort d’a­bou­tir à un gas­pillage effré­né — du moins tant que les men­ta­li­tés ne sont pas adap­tées à une vie sociale ration­nelle — sans comp­ter les bagarres autour des mar­chan­dises rares et pour l’ac­qui­si­tion en tout de la meilleure qua­li­té. Le mode de dis­tri­bu­tion élé­men­taire de Cabet est donc, en géné­ral, impra­ti­cable à l’heure pré­sente. « La prise au tas » ne peut s’ap­pli­quer qu’aux pro­duits sur­abon­dants. Dans un ave­nir très proche, il est pro­bable que le pro­grès tech­nique — non frei­né par des inté­rêts égoïstes — per­met­tra cette éco­no­mie idéale à laquelle il est sage de renon­cer actuel­le­ment dans un grand nombre de secteurs.

2 L’Égalité

Reste la dis­tri­bu­tion égalitaire.

On ne repro­che­ra pas à celle-ci sa com­plexi­té. Mêmes moyens d’a­chat pour tous (le nombre d’heures de tra­vail étant variable). Pas de dis­cus­sions byzan­tines, inta­ris­sables et déce­vantes sur le talent, le mérite, la qua­li­té… La sim­pli­ci­té même. N’est-ce pas un avan­tage pra­tique indéniable ?

Mais si la sim­pli­ci­té y trouve son compte, en est-il de même de la justice ?

Les par­ti­sans de l’i­né­ga­li­té sociale tentent de jus­ti­fier celle-ci par le fait bru­tal des inéga­li­tés natu­relles. Infi­ni­ment diverse, la nature étale à nos yeux la gamme infi­nie des dis­sem­blances. De sorte que l’i­dée d’é­ga­li­té semble être une abs­trac­tion méta­phy­sique à laquelle rien ne cor­res­pon­drait dans la vie…

Il ne fau­drait pas, tou­te­fois, se lais­ser obsé­der par les dif­fé­rences au point d’ou­blier les res­sem­blances. Celles-ci sont aus­si évi­dentes que celles-là. Ali­gnez les hommes — et les femmes — de toutes classes, de toutes condi­tions, tout nus, et vous serez sur­tout frap­pés, quelques mons­truo­si­tés à part, de leurs pro­fondes ana­lo­gies. Habillés, vous remar­quez les dif­fé­rences. Ne trou­vant pas, le plus sou­vent, en eux mêmes, des signes de supé­rio­ri­té, les humains se drapent dans des supé­rio­ri­tés artificielles.

Le cos­tume sin­gu­la­rise ce que la nature uni­fie. D’où son impor­tance sociale. Dans le Pha­raon, le Fel­lah ado­rait la splen­deur des vête­ments et la monu­men­tale coif­fure. Ima­gi­nez Louis XIV hors de son cadre de Ver­sailles, dégui­sé en rotu­rier et sur sa chaise per­cée : adieu la majes­té royale ! Le res­pect qu’ins­pire la jus­tice réside essen­tiel­le­ment dans les toges et les robes des magis­trats : des juges en tenue d’A­dam n’en impo­se­raient guère, sur­tout si les ana­to­mies étaient défec­tueuses… L’é­lé­gante dépasse la pau­vresse de la valeur du taf­fe­tas, du papier gom­mé, de la soie, des den­telles et de l’art du grand cou­tu­rier. Pour rendre sen­sibles les sépa­ra­tions de castes, on a dû sou­vent régle­men­ter les cos­tumes. Le luxe des vête­ments et du cadre est même par­fois jugé insuf­fi­sant pour créer l’illu­sion de la supé­rio­ri­té : les monarques orien­taux étaient relé­gués au fond de leurs palais, sous­traits aux regards de leurs sujets. Les voyant affli­gés, comme tous les mor­tels, d’in­nom­brables tares et misères, on aurait pu dou­ter de leur ori­gine supra-humaine.

Fon­da­men­tale éga­li­té des hommes devant la joie, devant la dou­leur, devant la mort ! Les pay­sans sou­le­vés, au XIe siècle, en Nor­man­die et en Bre­tagne, avaient le sen­ti­ment très vif de la jus­tice de leur cause fon­dée sur cette éga­li­té. Un poète anglo-saxon nous en a trans­mis l’expression :

Pour­quoi nous lais­ser faire dommage ?
Nous sommes hommes comme ils sont ;
Des membres avons comme ils ont ;
Et tout autant grand cœur avons,
Et tout autant souf­frir pouvons. »

Même remarque de Rousseau :

« L’homme est le même dans tous les états ; le riche n’a pas l’es­to­mac plus grand que le pauvre et ne digère pas mieux que lui ; le maître n’a pas les bras plus longs ni plus forts que ceux de son esclave ; un Grand n’est pas plus grand qu’un homme du peuple. » Nous sommes tous égaux devant le scal­pel. Le fonc­tion­ne­ment nor­mal des organes —  les mêmes chez tous — est le même pour tous. La fiente des reines a‑t-elle un par­fum spé­cial ? Que sont, auprès des besoins essen­tiels — man­ger et boire — des nuances dans la cou­leur de la peau ?

Outre l’é­ga­li­té phy­sique, simi­li­tude intel­lec­tuelle : mal­gré les dif­fé­rences de qua­li­té dans la matière céré­brale, le plus grand pen­seur est aus­si igno­rant du pour­quoi des choses que le plus brute des pri­mi­tifs. Même vie affec­tive éga­le­ment : chez tous, mêmes vir­tua­li­tés d’or­gueil, de domi­na­tion, d’a­va­rice, de gour­man­dise, de paillar­dise… Les sept « péchés » capi­taux sont assou­pis au cœur de l’hu­ma­ni­té tout entière. En revanche, on trouve chez les plus égoïstes, les germes des sen­ti­ments généreux.

Le milieu géo­gra­phique ou social, l’ac­ti­vi­té pro­fes­sion­nelle créent des types dis­sem­blables. L’in­dé­pen­dance et l’oi­si­ve­té ont mode­lé peu à peu des humains carac­té­ri­sés par un raf­fi­ne­ment — du moins appa­rent — qui implique plu­sieurs géné­ra­tions satis­faites. Inéga­li­té acquise qui, loin de pou­voir être invo­quée comme signe de supé­rio­ri­té défi­ni­tive, jus­ti­fie­rait l’o­bli­ga­tion du retour au droit com­mun. Une grande dame ne peut arguer de son élé­gance pré­sente pour conser­ver son ambiance de luxe, car les mêmes vir­tua­li­tés existent chez l’ou­vrière et la pay­sanne qui peuvent reven­di­quer le droit à leur plein épanouissement.

L’é­qui­va­lence éco­no­mique est le corol­laire de la qua­si-iden­ti­té phy­sio­lo­gique et psy­cho­lo­gique. « Les besoins natu­rels, dit Rous­seau, étant par­tout les mêmes, les moyens d’y pour­voir doivent être par­tout égaux. » Puisque les tubes diges­tifs nor­maux sont iden­tiques, pour­quoi une nour­ri­ture de choix pour cer­tains et des déchets répu­gnants pour d’autres ? Même fonc­tion­ne­ment des pou­mons : pour­quoi, dès lors, de vastes pièces aérées et enso­leillées pour les uns et, pour beau­coup, l’antre obs­cur, puant, vicié ? Le bain, la chambre indi­vi­duelle répondent à des néces­si­tés aus­si bien chez les misé­reux que chez les milliardaires.

L’é­qui­va­lence des condi­tions n’en­traîne nul­le­ment l’é­ga­li­té totale. Les talents conservent des pri­vi­lèges dont on ne veut point les dépos­sé­der. Le savant, l’ar­tiste, l’é­cri­vain trouvent leur récom­pense dans l’exer­cice même de leur acti­vi­té : le plai­sir de la créa­tion est d’au­tant plus vif que le tra­vail est facile et l’œuvre par­faite — donc que le talent est grand. La satis­fac­tion du devoir accom­pli est d’au­tant plus pro­fonde qu’on a davan­tage conscience de l’u­ti­li­té sociale de l’œuvre entre­prise et réa­li­sée. Et enfin la recon­nais­sance, le res­pect, l’ad­mi­ra­tion des foules s’a­joutent aux récom­penses intimes… quand il s’a­git des génies bienfaisants.

Mais dans la dis­tri­bu­tion des biens maté­riels, on ne doit consi­dé­rer dans l’homme que l’être maté­riel dont les besoins n’ont rien de com­mun avec les inéga­li­tés intel­lec­tuelles ou morales. On n’a point à tenir compte de la supé­rio­ri­té des intel­li­gences et des cœurs qui doivent trou­ver et trouvent des joies sup­plé­men­taires dans cette supé­rio­ri­té même et non dans un sur­plus de confort. Aux jours récents du diri­gisme de la pénu­rie, on eût pro­tes­té véhé­men­te­ment et avec rai­son contre une répar­ti­tion légale des tickets d’a­li­men­ta­tion, de tex­tiles, des chaus­sures pro­por­tion­nel­le­ment à l’in­tel­li­gence ou à la ver­tu. Et l’on accepte, comme natu­relle, une répar­ti­tion sem­blable de l’argent qui, cepen­dant, joue le même rôle que le ticket dans l’ac­qui­si­tion des pro­duits. Contra­dic­tion évi­dente ! Si une dis­tri­bu­tion éga­li­taire de tickets est équi­table, pour­quoi la dis­tri­bu­tion éga­li­taire de l’en­semble des moyens d’a­chat ne le serait-elle pas ?

— O —

La nature mul­ti­plie les inéga­li­tés. C’est par elles qu’elle amé­liore les espèces, les indi­vi­dus les mieux doués sur­vi­vant seuls, sou­vent, dans la lutte pour la vie. Devant cette sélec­tion des humains, l’im­pas­si­bi­li­té totale est impos­sible. Le fata­lisme abso­lu n’est qu’une atti­tude théo­rique. La volon­té humaine a tou­jours faus­sé le libre jeu des lois natu­relles soit pour aggra­ver les inéga­li­tés soit pour les corriger.

Sup­pri­mer la concur­rence vitale entraî­ne­rait, dit-on, le recul de la civi­li­sa­tion. Le rôle de la Socié­té est d’ac­cé­lé­rer l’é­vo­lu­tion nor­male en se mon­trant impi­toyable pour les non-valeurs, en aidant à éli­mi­ner les déchets, en favo­ri­sant ceux qu’à la nais­sance les fées ont déjà com­blés de tous les dons. Aux plus forts, aux plus intel­li­gents, la col­lec­ti­vi­té devra faci­li­ter, le plus pos­sible, l’exer­cice et le déve­lop­pe­ment de leur force, de leur intel­li­gence. La for­ma­tion et le per­fec­tion­ne­ment des élites, voi­là le but social. On abou­ti­ra peut-être ain­si à la créa­tion d’une race de sur­hommes. Qu’im­porte la mul­ti­tude igno­rante et gros­sière, ses dou­leurs, ses pri­va­tions ! Pour que fleu­rissent les civi­li­sa­tions brillantes, il faut les larmes et le sang des foules ano­nymes. Sans les esclaves, les arts et la pen­sée grecques ne seraient pas sor­tis du néant. Les XIXe et XXe siècles ont créé des mer­veilles tech­niques grâce aux tra­vaux for­cés de mul­ti­tudes de pro­lé­taires. Que pèsent ceux-ci à côté du résul­tat : la cap­ta­tion des forces natu­relles qui fera le bon­heur de l’hu­ma­ni­té future ?

L’al­lure scien­ti­fique de cette concep­tion nietz­schéenne ne doit pas faire oublier sa dure ini­qui­té. Tous les hommes sont res­pec­tables parce que doués de conscience et de sen­si­bi­li­té. Les joies et les souf­frances d’un paria, d’un plé­béien, d’un rotu­rier, d’un pro­lé­taire sont de même nature et peuvent atteindre le même degré d’in­ten­si­té que celles d’un rajah, d’un patri­cien, d’un aris­to­crate, d’un capi­ta­liste. Il est donc injuste de sacri­fier un quel­conque être humain au bon­heur d’un autre être humain. Si l’art, la pen­sée, la tech­nique ne devaient se déve­lop­per — ce qui n’est pas vrai — que par le cal­vaire des masses, mieux vau­drait la dis­pa­ri­tion des sciences et des arts qui n’ont de prix qu’en fonc­tion de l’Homme. Le but de l’or­ga­ni­sa­tion sociale ne peut être le per­fec­tion­ne­ment des élites aux dépens de la mul­ti­tude. Il doit être la recherche du maxi­mum de bon­heur pour tous. Le jar­di­nier taille ses plantes pour obte­nir les fleurs les plus belles en éla­guant celles qui absor­be­raient la sève sans atteindre à un éclat suf­fi­sant. Mais aucun homme — l’é­gal des autres hommes — ne peut s’ar­ro­ger le droit d’ai­der le Des­tin dans la sélec­tion des fleurs humaines, car cha­cune de ces fleurs — vivante et consciente — est « une fin en soi » et a une valeur infi­nie. L’im­mo­la­tion de la plus humble à la plus écla­tante est une fla­grante injustice.

Le prin­cipe de la Socié­té favo­ri­sant les favo­ri­sés et don­nant le coup de pouce pour contri­buer à l’é­cra­se­ment des autres devrait logi­que­ment abou­tir à des méthodes de sélec­tion à la Spar­tiate. Au cime­tière, dès la nais­sance, tous ceux qui ne se pré­sen­te­raient pas dans des condi­tions phy­siques suf­fi­santes ! Immo­lés ceux dont l’in­tel­li­gence serait au-des­sous de la moyenne ! Un bon petit concours de quelques heures et la guillo­tine devant la salle d’exa­men ! L’i­déal devrait être le retour à la tra­di­tion de dure­té gré­co-latine. Pour les stoï­ciens, la com­pas­sion est sot­tise et étour­de­rie. À Rome, la pau­vre­té est vice et honte ; la com­mi­sé­ra­tion est « tris­tesse mala­dive », ou même, d’a­près Senèque, « vice du cœur ». Pour Marc-Aurèle, la misé­ri­corde est fai­blesse. On pro­clame sur la scène romaine : « Don­ner à man­ger et à boire à un men­diant, c’est double mal : tu perds ce que tu donnes et tu pro­longes sa misère. » Rome comme Lycurgue et Solon sup­prime « les enfants malingres comme les chiens enra­gés… C’est le bon sens qui l’ordonne. »

Pour­tant la plu­part des nietz­schéens reculent devant cette immo­la­tion sys­té­ma­tique des « minus habens ». Ils acceptent les hôpi­taux — même pour incu­rables, —  les orphe­li­nats, les hos­pices — toutes ins­ti­tu­tions incon­nues dans la cité antique. Ils admettent donc impli­ci­te­ment que l’on épargne le plus pos­sible de dou­leurs à l’en­semble de l’hu­ma­ni­té, déchets sociaux com­pris. Et cet idéal cor­res­pond à un ins­tinct puis­sant dont le grand cou­rant altruiste qui tra­verse l’His­toire — de Confu­cius et du Christ à nos jours — est la preuve tan­gible. Il ne s’a­git pas là de cha­ri­té mais de simple jus­tice. La sol­li­ci­tude pour les moins favo­ri­sés, de devoir facul­ta­tif devient obli­ga­tion stricte. Devoir de jus­tice le fait de réser­ver, dans une famille, les soins les plus dévoués aux infirmes. Devoir de jus­tice éga­le­ment le fait, dans toute com­mu­nau­té humaine, de s’oc­cu­per sur­tout des défi­cients qui ont besoin d’at­ten­tions plus délicates.

Il serait absurde évi­dem­ment de déca­pi­ter les élites, de viser à l’é­ga­li­sa­tion sys­té­ma­tique des esprits et des corps au niveau le plus bas. Les mieux doués par le cer­veau ou par les muscles doivent pou­voir « se réa­li­ser » plei­ne­ment mais non pas aux dépens de l’hu­ma­ni­té moyenne ou infé­rieure. L’é­ga­li­té de bien-être consti­tue une atté­nua­tion des inéga­li­tés naturelles.

Sur une affiche du 20 Ger­mi­nal an IV résu­mant la doc­trine de Babeuf on lisait : « Le but de la Socié­té est de défendre l’é­ga­li­té sou­vent atta­quée à l’é­tat de nature. » Même réflexion de Jou­bert : « Les hommes naissent inégaux ; la socié­té doit dimi­nuer cette inéga­li­té en pro­cu­rant à tous la sûre­té, la pro­prié­té, l’é­du­ca­tion et les secours. » .

Drôle de jus­tice que celle qui assi­gne­rait pour fin à l’or­ga­ni­sa­tion sociale le main­tien, le ren­for­ce­ment, la mul­ti­pli­ca­tion des injus­tices natu­relles ! La vraie jus­tice exige la cor­rec­tion des injus­tices. Et — en atten­dant l’ère de la sur­abon­dance dans tous les domaines — le maxi­mum d’é­qui­té ne peut être obte­nu que par l’é­ga­li­té éco­no­mique intégrale.

Lyg.


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste