Un bref article (ANV 1) nous signalait le roman d’Albert Cossery, « La violence et la dérision », dans lequel un dictateur se trouve aux prises avec une insurrection d’un type inhabituel : il s’agit d’une lutte par la dérision qui vise à ridiculiser l’imposture et qui échoue à cause de révolutionnaires (sérieux, évidemment). Était ainsi amenée la possibilité d’utilisation et de recherche d’un caractère original dans l’action. Était également amené le « problème » du « sérieux » – problème généralement confus puisque juger sérieux quelque chose consiste généralement à faire passer pour un raisonnement ce qui n’est qu’un sentiment et même qu’un ressentiment.
Ce numéro sera bâti autour de ces deux points. L’originalité se mesurant par rapport à quelque chose d’habituel, de courant, des actions originales récentes seront évoquées – « happenings » provos, parades et spectacles, en Angleterre, exhibitions hippy – et nous amèneront à déceler des « mouvements » originaux. Simultanément à cela, nous essaierons de dégager cette question du « sérieux » des ornières habituelles.
Ne discute-t-on pas de la tenue d’un manifestant et d’une manifestation, de leur dignité ? Qui trouve nécessité à ne pas choquer les gens, à ne pas déporter leur attention sur un fait comme l’habillement alors que l’objet de la manifestation est l’armement atomique… Qui trouve stupéfiant que l’habillement, ou la bonne coupe de cheveux, soit conditionnel – et qui trouve justement qu’il ne faut pas montrer aux gens quelque chose de fragmentaire, comme la lutte contre l’armement atomique, mais plutôt quelque chose de total où s’exhibe en particulier l’homme en quête de liberté… Sortirons-nous de ce dialogue de sourds ?
Une manifestation silencieuse d’hommes sandwiches peut être trouvée comme tournant au réglementaire, à l’austérité, au purisme excessif. Peu attractive, elle rebutera certains, lassera d’autres, pourra engendrer l’ennui (voir ANV 5 : « La marche silencieuse »). Une manifestation où interviennent le bizarre, le drôle, le spectacle, le spontané peut être trouvée comme tournant à la futilité, à la facilité. Le divertissement prendra le pas sur la crucialité des problèmes qui sont les objets de la manifestation. La pantomime dévaluera aux yeux du spectateur la manifestation, celle-ci étant aux mains de farfelus, vu son manque d’exigence.
Le « problème du sérieux » est par le fait un problème ; et nous y voilà au cœur : on construit un dualisme de sentiments contradictoires et on ne sait pas en sortir. En sortir ne m’apparaît pas trancher, opter pour un type de manifestation – la « sérieuse » ou la « délirante ». En sortir m’apparaît plutôt briser ce dualisme, le dépasser. Un exemple nous aiguillera peut-être dans cette voie.
— O —
L’originalité dans l’action n’a rien de récent. Au Canada, certains Doukhobors, les Fils de la liberté, pour leur conception de la vie qui les mettait en position de désobéissance constante envers les autorités, furent l’objet de persécutions.
« Dans leur lutte contre la civilisation moderne, les Fils de la Liberté eurent souvent recours à un moyen de combat qui semble avoir horriblement scandalisé le monde officiel anglo-saxon, quoique ce moyen ait, pour celui qui le considère sans préjugé, un sens profond, moral, esthétique et symbolique. Afin de montrer leur sincérité absolue et leur extrême degré de non-violence, ils se dépouillaient, dans les moments critiques, de tous leurs vêtements et se montraient complètement nus devant Dieu et les hommes. S’identifiant entièrement avec leur conscience divine, et avec une confiance absolue en leurs forces intérieures, ils renonçaient à tout ce qui pouvait les protéger et s’exposaient sans aucune réserve à toute attaque extérieure.
«[…] Pour protester contre des persécutions nouvelles, en 1929, les Fils de la Liberté manifestèrent plusieurs fois ; ils parcouraient les campagnes, marchant complètement dévêtus derrière leurs drapeaux et chantant des hymnes religieux. Il arriva même qu’un jour, entièrement nus, ils reçurent les représentants du gouvernement canadien afin de leur faire comprendre que la classe dominante, représentée par le gouvernement, exploite les travailleurs partout où cela lui est possible, jusqu’à la dernière limite, et qu’elle les laisse finalement nus comme des vers.
«[…] Nous avons à considérer ici une forme de mystique adamite qui, chez ces sectaires, n’a conduit que très rarement à des excès. Leurs cortèges si ridiculisés sont des manifestations conscientes d’un combat moral et spirituel.
« Il y a cependant quelque chose de tragique dans cette lutte symbolique. Sans doute les autorités canadiennes ne veulent pas comprendre le sens réel des démonstrations en question, et elles les utilisent même comme prétextes pour persécuter jusqu’à l’abolition cette secte qui refuse de se courber devant l’autorité absolue de l’État moderne. D’autre part, les Fils de la Liberté ne peuvent pas comprendre que le sens de leur démonstration la plus importante soit devenu complètement étranger à la civilisation moderne, et qu’elle ne puisse que provoquer des malentendus dans le public moyen et vulgaire d’aujourd’hui. Alors qu’ils espèrent naïvement que leur attitude adamite impressionnera autant leurs adversaires qu’elle les exalte eux-mêmes, cette façon d’agir détourne cependant l’attention générale de ce qui est le plus important dans cette secte : leur vie en commun, pure, sobre et saine, sans crimes, ni violences. »
(« La Paix créatrice », Barthélemy de Ligt.)
L’attitude de ces Doukhobors était originale – en ce sens qu’une parade nudiste n’est pas chose commune – et engagée – en ce sens que leur lutte était la conséquence logique de leur conception de la vie. Ceci nous montre que les deux notions ne sont pas contradictoires. Cependant, leur attitude rebutait l’opinion publique, ce qui permit aux autorités de les persécuter. Mais non seulement leur attitude les conduisit à l’isolement et au dépérissement, elle détournait également « l’attention générale de ce qui est le plus important » : leur comportement quotidien.
À côté du thème de l’originalité, nous avons discerné trois thèmes : ceux de l’engagement, de la communication, et de la totalité.
— O —
Dans la recherche d’une opinion élaborée qui ne se suffise pas de ressentiments, il s’agira d’une part de déceler les voies sans issue et d’autre part de rechercher ce qui débouche.
En premier lieu, il nous faudra :
- Rejeter les associations opposées : « sérieux-engagé » et « original-farfelu », qui sont sans fondement ;
- Rejeter les faux prétextes de nécessité, d’efficacité qui sont sclérosants et dont le fragmentaire est la conséquence ;
- Rejeter le faux prétexte de liberté quand celle-ci sous-entend en fait une incapacité quelconque.
En second lieu, il nous faudra :
- Brancher la décision sur le problème de l’engagement. L’engagement d’une personne dans un combat réside dans la manière dont elle s’y introduit ; cette manière peut se mesurer par les risques encourus ou à partir de son caractère conséquent. Opter pour un degré d’engagement est la décision à prendre ;
- Donner un rôle de condition au problème de la communication. Un choc psychologique sur le « spectateur » peut autrement le sensibiliser qu’une « manifestation-calme plat », mais il peut également produire l’effet inverse. Le tout est de savoir choisir le meilleur moyen pour communiquer ;
- Exiger la totalité. L’homme ne peut se résoudre à sa fragmentation (vouloir changer la société et se maintenir fermé à une amélioration de son comportement, être contre l’armement atomique et se laisser impressionner par des exubérances « politiques ») ni à ses impuissantes (besoin d’une idéologie pour penser, besoin d’un groupement pour s’y identifier).
Compte tenu de ceci, le sérieux sera relatif à l’engagement. Que dire de l’exemple des Doukhobors : attitudes engagées mais conduisant à l’isolement et provenant d’un esprit de secte ? Le sérieux se devra également d’être relatif au pouvoir de communication, il s’opposera aux possibilités de mensonge et d’incohérence.
Quant à l’originalité, qui signifie la recherche du neuf, elle devra s’accorder à des questions de situation ou de convenance (capacités, possibilités matérielles, variété des actions, sensibilisation du « spectateur », communication).
Ayant esquissé une première tentative de réponse à ce « problème du sérieux », c’est dans ce même esprit de recherche que ce numéro se limitera à évoquer de nombreux exemples d’actions originales (chez lesquelles l’essentiel ne sera pas le document ni le modèle, mais la puissance suggestive si elle existe) et à essayer de les observer plus globalement en s’intéressant aux « mouvements ».