La Presse Anarchiste

Propos violents

Du dialogue

Nous avons déjà expri­mé notre désir d’entretenir un dia­logue avec ceux qui, comme nous, se sentent concer­nés par les pro­blèmes que sou­lève la violence.

Nous pré­sen­tons dans ce numé­ro le texte d’un cama­rade anar­chiste s’efforçant, à par­tir de l’action spon­ta­née et d’un extrême sou­ci de liber­té, de jus­ti­fier et d’expliquer la néces­si­té d’une cer­taine violence.

Cette confron­ta­tion peut et doit être posi­tive ; cela nous amène à pré­ci­ser notre concep­tion du dia­logue qui consiste à le cana­li­ser sur les centres d’intérêts, c’est-à-dire :

      •  Faire res­sor­tir les thèses essen­tiels qui dépassent le stade des points de vue, per­mettent une étude appro­fon­die en se déga­geant des concepts trop sché­ma­tiques et trop partisans.
      •  Mettre en évi­dence sans s’y étendre les pro­pos sans issue (contra­dic­tions et confusions).
      •  Recher­cher la com­pré­hen­sion, en évi­tant de se figer sur des préa­lables et en se défiant des obs­tacles du langage.
      •  Ne pas per­son­na­li­ser les pro­blèmes pour évi­ter de tom­ber dans les polé­miques sté­riles comme cela a pu nous arri­ver une fois (numé­ro 7).
      •  Enfin avoir conscience de la per­ma­nence et du non-achè­ve­ment d’un dialogue.

Dans cet esprit nous publie­rons dans un pro­chain numé­ro les réflexions qu’ont sus­ci­tées dans notre équipe les pro­pos de Nes­tor Roméro.

— O —

Le dia­logue que vous essayez d’établir, vous, par­ti­sans de l’action directe non vio­lente, avec les autres anar­chistes, peut être inté­res­sant à plus d’un point de vue. Il pré­sente l’intérêt de son exis­tence d’abord : les dia­logues entre anar­chistes se font rares. Il peut avoir l’avantage aus­si de sou­le­ver des pro­blèmes qui ne sont pas seule­ment ceux des tac­tiques vio­lentes et non vio­lentes, mais, plus pro­fon­dé­ment, ceux des moyens de com­bat dont nous dis­po­sons actuel­le­ment, de leur légi­ti­mi­té quant à notre éthique et à nos concep­tions de l’efficacité. Ceux aus­si de la vision que nous pou­vons main­te­nant avoir de la socié­té liber­taire, compte tenu de la situa­tion his­to­rique et tech­nique actuelle. Ceux encore de l’application de ces méthodes aux cas pré­cis que sont les luttes contem­po­raines des peuples « sous-déve­lop­pés » face à l’impérialisme. Ceux, enfin, de notre atti­tude quo­ti­dienne, c’est-à-dire de notre lutte par­ti­cu­lière au sein d’une socié­té de plus en plus par­fai­te­ment caractérisée.

Le pro­gramme est vaste et je n’aurai fait que l’ébaucher quand j’aurai pré­ci­sé quelques concep­tions per­son­nelles qui s’opposent aux vôtres.

Et d’abord, à pro­pos de la vio­lence, plus pré­ci­sé­ment de l’action révo­lu­tion­naire vio­lente que vous contes­tez comme illé­gi­time par rap­port au but à atteindre. Encore qu’à tra­vers ANV on a net­te­ment l’impression que votre contes­ta­tion est avant tout morale, abs­trac­tion faite du but.

« Il s’agit de savoir si l’innocence à par­tir du moment où elle agit ne peut l’empêcher de tuer », dit Camus.

Effec­ti­ve­ment, le meurtre est la vio­lence extrême car, s’il fal­lait défi­nir celle-ci, je pro­po­se­rais : « Elle est le carac­tère de l’acte por­tant atteinte à l’intégrité phy­sique d’un individu. »

Ai-je donc le droit de tuer ? Je dis tout de suite « oui » : dans des cas extrêmes, usant de ma liber­té totale, telle que la défi­nit jus­te­ment Camus à par­tir de sa notion d’absurde, mais affir­mant sans cesse que mon but n’est pas d’ériger en sys­tème la vio­lence orga­ni­sée. Cette inter­ro­ga­tion pose tout le pro­blème de l’existence, donc de l’action, à par­tir d’une concep­tion de la vie refu­sant tous les absolus.

Et c’est ain­si, pro­fon­dé­ment, sur ce thème que s’affrontent les deux formes d’action que sont la vio­lence et la non-vio­lence. C’est un pro­blème moral, il ne faut pas se le cacher, avant d’être un pro­blème d’efficacité.

Refu­ser l’action vio­lente, c’est, à l’extrême, accep­ter sa propre des­truc­tion, ce qui ne résout pas for­cé­ment le pro­blème de l’efficacité et fait sur­gir la notion de sacri­fice. Cette notion est un des fon­de­ments du chris­tia­nisme et si elle peut se jus­ti­fier dans son cadre (encore que l’espérance de la béa­ti­tude éter­nelle lui fasse perdre un peu de son sens), elle ne peut me ser­vir de règle de com­por­te­ment quand j’ai nié Dieu. Me sacri­fier équi­vaut, à l’extrême, au sui­cide, et j’ai choi­si de vivre… libre. J’ai com­pris d’autre part que ma liber­té la plus grande pas­sait par la plus grande liber­té de tous, comme l’explique quelque part une de nos grandes barbes. C’est en affir­mant cela, en posant constam­ment comme but final et au maxi­mum comme méthode la liber­té, que j’utilise pro­vi­soi­re­ment, spon­ta­né­ment, la vio­lence. Refu­ser de détruire l’adversaire et accep­ter de me lais­ser détruire, c’est infir­mer mon geste pre­mier qui, niant Dieu, me crée libre, non seule­ment libre mais – à moi Stir­ner – unique. Si j’expose aus­si ma vie par l’action vio­lente, c’est que, par un juste retour des choses, ne pou­vant jus­ti­fier mon geste sur des bases réelles, j’en prends la pleine res­pon­sa­bi­li­té et je l’assume au risque de ma vie. Mais en aucun cas, je n’en fais don et si, mal­gré tout, je suis détruit, ce sera après avoir mani­fes­té, par mon refus de la mort et du sui­cide, ma volon­té de vivre, mon droit à une vie digne.

Il me paraît en tout cas impos­sible d’adopter une atti­tude ten­dant fina­le­ment à ma des­truc­tion comme moyen d’atteindre un but carac­té­ri­sé avant tout par ma volon­té de vivre. Si contra­dic­tion il y a entre les moyens et la fin, c’est à mon avis là qu’elle se trouve et non dans l’utilisation de la violence.

La vio­lence me paraît donc jus­ti­fiée, non pas en abso­lu par rap­port à une véri­té que je ne pos­sède pas, mais parce qu’elle s’inscrit dans la logique de mon choix qui, à la base, est la néga­tion de Dieu, entraî­nant la volon­té de vivre libre et la néces­si­té de me situer comme centre de l’univers.

Je sais jusqu’où peut aller un tel rai­son­ne­ment. Je pré­cise bien cepen­dant que la seule vio­lence que j’accepte de com­mettre est la vio­lence révo­lu­tion­naire, ou mieux, sui­vant le mot de Camus, la vio­lence insur­rec­tion­nelle1Il n’est pas ques­tion pour l’instant, ici, de com­por­te­ment indi­vi­duel.. Elle est défi­nie par sa spon­ta­néi­té, son carac­tère pro­vi­soire limi­tant son uti­li­sa­tion à des cas extrêmes, son carac­tère d’autodéfense et, fina­le­ment, son but. La vio­lence révo­lu­tion­naire est un élé­ment d’un pro­ces­sus ten­dant vers un but idéal de liber­té. Ce but, cher­chant à être réa­li­sé le plus par­fai­te­ment pos­sible à chaque ins­tant, se trouve tou­jours repous­sé par une évo­lu­tion qui tend à créer les condi­tions néces­saires à l’épanouissement, maxi­mum de chaque indi­vi­du. Et il est bien évident que cette évo­lu­tion se heurte à des imper­fec­tions et cherche à les sup­pri­mer. Ces obs­tacles sont tou­jours en contra­dic­tion avec le but, lui idéal, puisque ce sont des imper­fec­tions ; la vio­lence est une de celles-ci, que l’on veut pro­vi­soire et que l’on doit tendre à réduire, dans l’idéal à sup­pri­mer peut-être. Mais cela n’a rien à voir avec cette autre théo­rie révo­lu­tion­naire qui consi­dère que pour atteindre un cer­tain état de liber­té il est néces­saire aupa­ra­vant de pro­mou­voir un régime dic­ta­to­rial dont l’autorité est impo­sée et main­te­nue par la vio­lence organisée.

Dans ce cas, il ne s’agit pas de cher­cher à réa­li­ser le but à chaque ins­tant mais de pro­vo­quer en pre­mier lieu une situa­tion dia­mé­tra­le­ment oppo­sée au but qui per­met­tra, paraît-il, grâce à cer­taines don­nées his­to­riques et scien­ti­fiques, d’atteindre iné­luc­ta­ble­ment ce but. Avec cela je ne suis pas d’accord. Dans cette théo­rie de l’étape, la vio­lence est ins­ti­tu­tion­na­li­sée et devient autorité.

J’ai donc répon­du oui à la ques­tion du meurtre. Quels pré­ceptes moraux pour­raient modi­fier mon atti­tude et sur quelles bases serait bâtie cette morale ? Je vous pose la question.

À pro­pos de l’autorité, main­te­nant vous vous défen­dez à tra­vers la revue de confondre vio­lence et auto­ri­té, pour­tant dans les « quelques don­nées fon­da­men­tales|Anar­chisme & non-vio­lence n°1 (avril 1965)» vous fixez comme pers­pec­tive aux anar­chistes « une socié­té sans auto­ri­té où la vio­lence ne se mani­fes­te­rait pas dans les rap­ports humains ». Vous n’êtes d’ailleurs pas les seuls à pro­po­ser une telle « vision » de la socié­té future et je ne vois pas bien ce qu’elle signi­fie. Pas d’autorité : d’accord bien sûr. Si par absence de vio­lence vous enten­dez pas de guerre, d’accord aus­si, mais s’il s’agit par là de pré­co­ni­ser une quel­conque éthique du com­por­te­ment indi­vi­duel, je ne vous suis plus. Les rap­ports humains dans une socié­té idéale sont carac­té­ri­sés par d’autres élé­ments, plus pra­tiques que la vio­lence ou la non-vio­lence qui sont des atti­tudes de com­bat. Ils sont fonc­tion de la néces­si­té où nous nous trou­vons de coexis­ter le plus har­mo­nieu­se­ment pos­sible pour assu­rer le plus de liber­té à cha­cun. Et ces rap­ports seront donc assu­rés par des atti­tudes conscientes basées sur la tolé­rance, la rai­son, la com­pré­hen­sion de l’intérêt de cha­cun. À part cela, dire que le com­por­te­ment indi­vi­duel doit être basé sur la non-vio­lence, c’est encore por­ter sur la vio­lence un juge­ment moral dont je vous demande de me pré­ci­ser l’origine.

Vous iden­ti­fiez, d’autre part, votre refus de l’action vio­lente au refus des anar­chistes d’agir par les voix par­le­men­taires. Là non plus, je ne suis pas d’accord et bien près de trou­ver cet argu­ment tendancieux.

En effet, nous ne refu­sons pas le par­le­men­ta­risme pour des rai­sons vague­ment morales, mais parce que des ana­lyses de l’État nous montrent que cette struc­ture ne peut être détruite de l’intérieur et peut encore moins dis­pa­raître d’elle-même, comme le pré­tendent les mar­xistes. Au contraire, de par ses carac­tères propres, de par aus­si l’expérience que nous pou­vons avoir de l’influence de l’autorité sur les indi­vi­dus qui l’exercent, nous pou­vons affir­mer que toute contri­bu­tion à l’État tend à le for­ti­fier. Nous avons toute une lit­té­ra­ture qui, si elle pré­sente des fai­blesses, par ailleurs est édi­fiante en ce qui concerne l’État et son uti­li­sa­tion à des fins révolutionnaires.

Nous pou­vons affir­mer aujourd’hui avec d’autant plus de force que l’expérience his­to­rique est là pour confir­mer les cri­tiques de Bakou­nine sur l’État bour­geois et mar­xiste. Nous pou­vons pro­po­ser le fédé­ra­lisme d’autant plus luci­de­ment que la ges­tion directe com­mence à être envi­sa­gée comme une solu­tion éco­no­mique valable (avec les res­tric­tions d’usage sur l’autogestion algé­rienne, yougoslave).

De cette cri­tique de l’État les anar­chistes ont tiré leur forme d’action : l’action directe, qui, je suis d’accord avec vous, peut très bien être non violente.

Par ces consta­ta­tions, les anar­chistes ont confir­mé sur le plan social une loi qui peut être appli­quée ailleurs et qui affirme que la fin ne jus­ti­fie pas les moyens, ce qui veut dire, sur le plan social, que nous ne pou­vons atteindre un but de liber­té par l’autorité orga­ni­sée. Mais dire que la vio­lence engendre la vio­lence et que l’utilisant nous sommes en contra­dic­tion avec notre but, c’est por­ter, je le répète, un juge­ment de valeur sur la vio­lence qui ne s’appuie sur rien. Car, enfin l’action non vio­lente, êtes-vous sûrs qu’elle n’engendre pas la vio­lence ? Et pour en reve­nir à l’action révo­lu­tion­naire, êtes-vous per­sua­dés que l’action non vio­lente soit moins auto­ri­taire que l’action vio­lente ? II est bien enten­du que mise à part l’hypothèse d’une évo­lu­tion glo­bale de l’humanité ren­dant toute révo­lu­tion inutile, les révo­lu­tion­naires com­mettent acte d’autorité sur les défen­seurs des ins­ti­tu­tions auto­ri­taires. En quoi, dans ce cas, l’action non vio­lente est-elle moins auto­ri­taire ? Ne contraint-elle pas éga­le­ment des hommes à l’encontre de leur volon­té ? Là encore c’est sur le juge­ment de la vio­lence que nous nous oppo­sons et seule­ment sur cela semble-t-il.

Fina­le­ment, je ne refuse pas l’action non vio­lente en tant que tac­tique (ou tech­nique) de lutte. Je crois que le sens d’expérimentation que vous lui don­nez est valable. Dans cer­taines cir­cons­tances bien pré­cises, une action non vio­lente peut être pré­fé­rable à une action vio­lente. Encore faut-il déter­mi­ner ces cir­cons­tances, ce qui n’est pas tou­jours facile.

À ce pro­pos, je tiens à vous dire mon entier désac­cord avec les posi­tions de Michel David sur l’organisation d’une mani­fes­ta­tion non vio­lente. Cela peut vous paraître nor­mal étant don­nées mes posi­tions, mais, je l’ai déjà dit, je ne refuse pas sys­té­ma­ti­que­ment de par­ti­ci­per à une mani­fes­ta­tion non vio­lente par exemple. Pour l’instant, je ne suis pas convain­cu de leur plus grande effi­ca­ci­té, c’est tout. Par contre, je me refu­se­rai abso­lu­ment à par­ti­ci­per à une mani­fes­ta­tion orga­ni­sée dans le sens de Michel David.

Sans entrer dans les détails tech­niques, je contes­te­rai seule­ment la défi­ni­tion de la digni­té faite dans cet article (numé­ro 4 d’ANV|La mani­fes­ta­tion, méthode d’ac­tion directe). Car, enfin, quelle est cette digni­té-là qui pour se mani­fes­ter néces­site le com­plet-cra­vate, les mains hors des poches et les ciga­rettes dedans ? C’est la digni­té bour­geoise à n’en pas dou­ter, toute en appa­rence, avec sa dose d’hypocrisie, d’état d’esprit sérieux dans le sens le plus péjo­ra­tif, de confor­misme répugnant ?

À mon tour de vous deman­der s’il faut, pour com­battre le monde bour­geois, adop­ter ses atti­tudes et ses concep­tions ? Car c’est bien là la concep­tion bour­geoise de la digni­té sous laquelle nous étouf­fons. C’est pour et par cette digni­té-là qu’on res­treint toutes les libertés.

La digni­té que je reven­dique est celle qui me pousse à me faire recon­naître égal aux autres hommes, tel que je suis, sans alié­na­tion de ma part ni de la leur. Mais je nie celle qui, pour me faire connaître des autres, m’oblige à adop­ter leurs cri­tères et à abdi­quer les miens.

À cette atti­tude, je pré­fère celle des mani­fes­ta­tions bruyantes et moins ordon­nées où des indi­vi­dus pleins de vie reven­diquent face à la guerre leur droit de vivre par l’explosion de leur exu­bé­rance indignée.

En adop­tant une atti­tude bour­geoise, vous cau­tion­nez les valeurs bour­geoises. En adop­tant une atti­tude vivante et libre, nous mani­fes­tons notre volon­té de vivre hors de toute contrainte, nous nions la guerre, la mort, en fai­sant une fête à la vie.

Fina­le­ment, je ne rejette pas sys­té­ma­ti­que­ment l’action révo­lu­tion­naire non vio­lente en tant que méthode. Si notre désac­cord ne porte que sur des cri­tères d’efficacité, il est de ceux qui sont cou­rants dans le mou­ve­ment anar­chiste. Mais si, pour mener à bien des actions non vio­lentes, il est néces­saire de faire appel à des valeurs bour­geoises de com­por­te­ment, si votre juge­ment de la vio­lence est moral et non tac­tique, notre désac­cord est plus pro­fond, il cor­res­pond à des notions dif­fé­rentes de la liber­té, de la digni­té, et pro­ba­ble­ment des concep­tions très dif­fé­rentes de l’individu.

Nes­tor Roméro

  • 1
    Il n’est pas ques­tion pour l’instant, ici, de com­por­te­ment individuel.

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