La Presse Anarchiste

La vallée de Jiu : le témoignage de Cositca Dobre

Les épi­sodes qui suivent nous ont été rap­por­tés par M. Cos­ti­ca Dobre, un homme de la val­lée de Jiu, ancien mineur à Paro­se­ni, lea­der de la grève des 1, 2 et 3 août 1977.

Pour com­men­cer ; Cos­ti­ca Dobre a pré­sen­té le cli­mat ora­geux qui régnait dans le bas­sin houiller ; géné­ré par les nom­breuses et graves pri­va­tions, injus­tices et humi­lia­tions subies par les mineurs et qui ont conduit au déclen­che­ment de la grève. Rap­pe­lons que cette grève eut un large reten­tis­se­ment dans le monde entrer, mais fut mas­quée, de manière déma­go­gique, par le régime dic­ta­to­rial de Ceau­ses­cu. En réa­li­té, par le dic­ta­teur lui-même.

— La patience des mineurs a atteint le point cri­tique lors de l’an­nonce du vote par la Grande Assem­blée natio­nale d’une loi pré­voyant une hausse de deux ans de l’âge de la retraite pour les mineurs. Ceux de la mine de Lupe­ni qui, pen­dant la nuit du 31 juillet, se trou­vaient dans les gale­ries, ont tous arrê­té le tra­vail et sont sor­tis à la sur­face. Ils se sont regrou­pés sur les berges de Jiu en mani­fes­tant bruyam­ment leur mécon­ten­te­ment. « Huma­nisme ! », « Horaire de 6 heures ! », cla­maient-ils. Nous aus­si, à Paro­se­ni, nous sommes sor­tis et avons impro­vi­sé quelques slo­gans sur des pan­neaux de bois : « À bas la bour­geoi­sie pro­lé­ta­rienne ! », « Horaire de 6 heures ! ». Ensuite, nous nous sommes diri­gés, en colonnes, vers Lupe­ni. Nous voyant arri­ver, les mineurs de Lupe­ni se sont écrié, enthou­siastes : « Nos frères nous rejoignent ! », « Ne nous lais­sons pas faire ! » Nous étions déjà plus d’un mil­lier et, par cen­taines, ceux des autres mines ne ces­saient de se joindre à nous. Un vacarme de mécon­ten­te­ments. Les mineurs ser­raient les haches qu’ils avaient gar­dées sur eux en quit­tant les gale­ries. Aucune orga­ni­sa­tion. J’ai deman­dé alors à un élec­tri­cien que je connais­sais —il s’ap­pe­lait Vir­gil —, d’a­me­ner la sta­tion de radio-ampli­fi­ca­tion. Elle fut immé­dia­te­ment ins­tal­lée sur un podium dres­sé devant la porte 2 de la mine. Les chefs, à quelque niveau que ce soit, man­quaient tous à l’ap­pel. En m’emparant du micro, j’ai dit : « Vou­lez-vous que l’on finisse comme ceux de Gdansk, qu’ils nous fusillent ? » Puis j’ai ajou­té : « Orga­ni­sons-nous par exploi­ta­tion minière, par sec­teur et par équipe. Que cha­cun désigne un res­pon­sable qui se rende au micro afin de pré­sen­ter vos exigences. »

C’est ce qui arri­va. Et avec tous ces gens, avec Gra­di­na­ru de Paro­se­ni, Jur­ca de Ani­moa­sa, Mame­liuc et d’autres, nous avons dres­sé une liste de dix reven­di­ca­tions que nous avons pré­sen­tée aux mineurs. Ces der­niers en ont rajou­té six autres en sorte qu’à la fin la liste conte­nait seize points. Cepen­dant, les doléances, por­tant par­fois sur des pro­blèmes par­fois impor­tants mais d’ordre stric­te­ment per­son­nel, conti­nuaient d’af­fluer. Nous avons deman­dé aux inté­res­sés de les consi­gner par écrit. Tous ces bouts de papiers furent ras­sem­blés dans un sac en pas­tique. « Nous les pré­sen­te­rons à Ceau­ses­cu, leur avons-nous annon­cé. Nous pré­sen­te­rons et le pro­gramme géné­ral et les demandes personnelles ! »

— Un ins­tant ! Qu’est-ce qui vous per­met­tait d’en­vi­sa­ger la pos­si­bi­li­té de confier les reven­di­ca­tions à Ceau­ses­cu en personne ?

— J’al­lais le dire ! L’a­près-midi de la jour­née du 1er août, Ilie Ver­det a fait son appa­ri­tion, dis­crè­te­ment, par­mi nous sur le podium. Nous lui avons tout de suite deman­dé au micro : « Êtes-vous venu dans la val­lée de Jiu pour résoudre les pro­blèmes des mineurs ? Avez-vous un man­dat pour le faire ? » Ilie Ver­det s’est appro­ché du micro et, sur un ton impé­ra­tif, se mit à par­ler ain­si : « Tout d’a­bord, cama­rades, que les membres du par­ti se rangent d’un côté, les non-membres de l’autre côté…» Un brou­ha­ha inin­ter­rom­pu répon­dit à ses pro­pos. « Vou­lez vous conti­nuer à par­ler ? » lui ai-je deman­dé. Non, Dobre.. Il avait les yeux conges­tion­nés par le manque de som­meil, mais aus­si, je pense, par la peur. Peu après il nous a quit­té pour se rendre en ville télé­pho­ner à Ceau­ses­cu. Le dic­ta­teur se pré­las­sait pen­dant ce temps sous les rayons du soleil de bord de mer, à Neptun.

Nous avons été pré­ve­nus par le centre du dis­trict que Ceau­ses­cu allait se rendre per­son­nel­le­ment à Lupe­ni. La nou­velle fut d’ailleurs dif­fu­sée au micro. Les mil­liers de mineurs sont res­tés sur place, en conti­nuant de scan­der nos slogans.

— Quand est-il arrivé ?

— Le 3 août, vers 13 heures, mais seule­ment après avoir sur­vo­lé en héli­co­ptère les lieux. Il est arri­vé au ras­sem­ble­ment en voi­ture et, en com­pa­gnie du pre­mier secré­taire du comi­té muni­ci­pal du par­ti, un cer­tain Negrut, ils sont mon­tés sur notre podium. À par­tir de ce moment, les mineurs ont blo­qué tous les cou­loirs d’ac­cès au ras­sem­ble­ment. Main­te­nant je me dis, avec beau­coup de regret, que dès cette époque, dès ce 3 août 1977, Ceau­ses­cu aurait dû répondre pour toutes ses infa­mies… Mais il nous a trom­pé, avec perfidie.

— Était-il accom­pa­gné uni­que­ment par ce Negrut ?

— Non, il y avait aus­si sa garde per­son­nelle. Nous lui avons fait part, au micro, de nos seize reven­di­ca­tions. Pour chaque point, nous com­men­cions par « Nous exi­geons » et non par « Nous sou­hai­tons ». Puis, nous lui avons confié un de nos pro­grammes ain­si que le sac en plas­tique débor­dant de demandes per­son­nelles. Le sac, il s’en est vite débar­ras­sé, en le pas­sant à quel­qu’un qui se trou­vait der­rière lui, puis, le pro­gramme à la main, il s’est adres­sé à la foule. Ses pro­pos étaient confus, non sys­té­ma­tiques, incohérents.

— Je vous inter­romps. Était-il effa­rou­ché par les mil­liers de mineurs qui l’en­tou­raient et qui sen­taient avoir la jus­tice de leur côté ?

— Au début, il nous bra­vait. Mais, à un moment don­né, en rai­son des bous­cu­lades, une clô­ture s’est effon­drée dans les alen­tours. Le bruit l’ef­fraya à tel point que, en une seconde, il s’é­car­ta du micro pour se col­ler à la paroi d’une gué­rite (du kiosque) où nous nous trou­vions. Le « héros pla­né­taire » avait le visage livide et n’a repris le micro qu’a­près avoir été ras­su­ré par le regard de l’un des membres de sa garde.

— Et après ?

— Les mineurs conti­nuaient à scan­der les slo­gans. Dérou­té, Ceau­ses­cu s’est adres­sé à nous, ceux qui l’en­tou­rions : « Atten­tion, je vais chan­ger de registre ! » Puis, en me pre­nant par la main gauche, il m’a inter­pel­lé dans ces termes : « Vous vou­lez votre jour­née de six heures à par­tir de demain ! C’est impos­sible ! » Alors je lui ai répon­du : « Nous avons deman­dé l’ho­raire de six heures à par­tir de demain afin que vous don­niez votre accord au plus vite. Mais voi­là, si vous vou­lez, nous vous pro­po­sons la date du 8 août. » La foule étant de plus en plus agi­tée, il a hési­té, long­temps, mais a fini par lâcher : « Soit ! Je vous donne les six heures ! » Comme si c’é­tait sur son bud­get per­son­nel qu’il nous les accor­dait… Les mineurs se sont cal­més, et le dic­ta­teur déma­gogue est par­ti. Il est par­ti pour Nep­tun, au bord de la mer Noire, où — aujourd’­hui, nous l’a­vons tous vu à la télé — il se vau­trait dans un luxe impé­rial. Sur la val­lée de Jiu fut consti­tuée une com­mis­sion gou­ver­ne­men­tale pré­si­dée par Ilie Ver­det et Gheor­ghe Pana, sup­po­sée résoudre les doléances des mineurs. Les reven­di­ca­tions d’ordre géné­ral ne furent satis­faites qu’en par­tie, et pour peu de temps, par le tyran. Ses ser­vi­teurs ont pro­cé­dé de la même manière pour les doléances. En fin de compte, ils nous ont trom­pé. Le 3 août, les mineurs de la val­lée de Jiu pou­vaient abattre une dic­ta­ture qui allait deve­nir la plus odieuse de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té. Mais nous avons été trom­pés. Quant à moi, consi­dé­ré comme lea­der de la grève, j’ai été arrê­té, avec ma famille, le 30 août, à minuit, et on nous a assi­gnés à rési­dence à Craio­va. C’est ici que nous nous trou­vons encore aujourd’hui.

Maria Man­giu­rea
(Roma­nia libe­ra du 13 jan­vier 1990)/]


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