La Presse Anarchiste

L’après Ceausescu

Des argu­ments emprun­tés au registre de l’é­co­no­mie de la mort reviennent constam­ment à pro­pos des évé­ne­ments qui ont mar­qué la chute de Ceau­ses­cu et inau­gu­ré le nou­veau cours de l’his­toire rou­maine : « Où sont-ils donc pas­sés tous ces morts qu’on nous annon­çait par dizaines de mil­liers… Voyons, on nous a men­ti, on nous a ber­né, on nous a mani­pu­lé, il n’y a jamais eu de révo­lu­tion dans ce pays…» Fonc­tion­naires et consom­ma­teurs des médias occi­den­taux s’in­dignent main­te­nant d’une même voix grave. Et d’in­vo­quer avec dégoût le faux char­nier de Timi­soa­ra. Ce lieu com­mun, qui aura sur­tout eu pour consé­quence de contra­rier la soli­da­ri­té poli­tique avec ceux qui, tant bien que mal et avec les moyens du bord, conti­nuent de lut­ter en Rou­ma­nie, est affli­geant à deux titres.

D’a­bord, par ce fameux « on », qui est dési­gné au juste ? Les « com­plo­teurs » qui ont ren­ver­sé Ceau­ses­cu ? Les jour­na­listes des agences de presse est-euro­péennes ? Sans le relais com­plai­sant des médias occi­den­taux et l’am­pli­fi­ca­tion spec­ta­cu­laire qu’ils ont don­né à l’é­vé­ne­ment, fausses infor­ma­tions et mises en scènes macabres n’au­raient jamais eu l’im­pact que tout un cha­cun s’ac­corde à déplo­rer aujourd’­hui, et le nou­veau pou­voir rou­main n’au­rait pas été affer­mi à ce point. « Un men­songe gros comme le siècle ! », s’é­criait quelque mois plus tard l’an­cien cor­res­pon­dant de l’AFP à Buca­rest. Que ne l’a-t-il dénon­cé sur le moment ! Mais, appa­rem­ment, ce n’est pas ce genre de scoop que ses employeurs atten­daient de lui. Le public lui-même n’en espé­rait pas tant : s’il se sent frus­tré aujourd’­hui, la retrans­mis­sion télé­vi­sée, et sur le vif, d’une révo­lu­tion, même faus­sée, le pas­sion­nait alors davan­tage que les feuille­tons aux­quels il échap­pait pen­dant ces mémo­rables jour­nées de décembre. (Remar­quez, à la même époque, les Rou­mains ont été autre­ment gâtés par leur toute neuve « télé­vi­sion libre » : immo­bi­li­sés devant leur poste à suivre « en direct », 24 h sur 24, leur révo­lu­tion, bon nombre d’entre eux ont fini par esti­mer qu’il était super­flu d’y participer.)

Bref, il est ridi­cule de sus­pec­ter les Rou­mains en géné­ral d’a­voir joué un tour de cochon au monde entier en mou­rant non pas par dizaines de mil­liers mais par mil­liers seule­ment. D’au­cuns s’in­dignent qu’il y ait eu, en fin de compte, moins de morts qu’an­non­cé. Mais n’y a‑t-il pas lieu, au contraire, de s’en réjouir ?

Ensuite, depuis quand les révo­lu­tions se défi­nissent-elles par le nombre de morts qu’elles occa­sionnent ? Et qu’est-ce qui per­met d’é­ta­blir une cor­ré­la­tion auto­ma­tique entre le nombre de morts qui endeuille une popu­la­tion par suite d’une convul­sion de l’ordre éta­tique, y com­pris lors d’une mani­fes­ta­tion de mécon­ten­te­ment, et l’exis­tence au sein de cette même popu­la­tion d’un pro­jet ou d’une volon­té révo­lu­tion­naires ? Si les médias se sont bien gar­dés de s’at­tar­der sur ces ques­tions, qui sous-ten­daient pour­tant leur mes­sage, c’est que l’en­jeu de la révo­lu­tion rou­maine — avec un majus­cule d’a­bord, avec des guille­mets ensuite — se situait ailleurs. Bien qu’elle fasse tout, chez elle — et non sans suc­cès, depuis quelques années —, pour éva­cuer de l’i­ma­gi­naire social l’i­dée même de révo­lu­tion, la rai­son domi­nante occi­den­tale ne se prive pas de par­ler de révo­lu­tions quand elles se déroulent dans des pays qui échappent à sa zone d’in­fluence et dès lors que ces pays ne demandent pas mieux que d’in­té­grer son camp. Ces révo­lu­tions-là confortent le dis­cours de la rai­son domi­nante occi­den­tale. Elles le confortent d’au­tant mieux si elles l’é­tayent par des preuves édi­fiantes et tan­gibles : des morts, des vrais… Et c’est d’une cer­taine façon parce qu’elle a lamen­ta­ble­ment échoué dans la mis­sion qu’on lui des­ti­nait — même si on a pu croire dans les pre­mières heures le contraire —, que la Rou­ma­nie a raté ses retrou­vailles tant atten­dues avec l’Oc­ci­dent. En effet, cette mis­sion ren­fer­mait en l’oc­cur­rence une forte charge sym­bo­lique : il conve­nait de par­ache­ver, en beau­té et sur un mode pathé­tique, l’é­cla­te­ment du bloc sovié­tique est-euro­péen. (Faut-il encore le rap­pe­ler : l’é­man­ci­pa­tion de ces pays des régimes poli­tiques impo­sés par l’U­nion sovié­tique, tou­jours reven­di­quée par l’Oc­ci­dent mais jamais sérieu­se­ment pré­pa­rée, s’est opé­rée sous l’é­gide des diri­geants sovié­tiques eux-mêmes.)

L’ac­cé­lé­ra­tion du cours de l’his­toire en Rou­ma­nie, moyen­nant l’é­li­mi­na­tion de Ceau­ses­cu, résulte en grande par­tie d’une large conju­ra­tion, conju­ra­tion our­die par des gens proches du régime et qui savaient qu’ils pour­raient comp­ter sur la com­pli­ci­té et le sou­tien d’im­por­tantes frac­tions de l’ap­pa­reil com­mu­niste rou­main — la Secu­ri­tate, en pre­mier lieu —, ain­si que sur la bien­veillance, sinon le concours, des ins­tances inter­na­tio­nales que l’a­na­chro­nisme rou­main ne lais­saient pas d’embarrasser. L’ac­tion a été menée en deux temps, confor­mé­ment à la défi­ni­tion même du terme que nous four­nit Le Petit Larousse : « Conju­ra­tion. Entre­prise concer­tée en vue d’un coup d’É­tat ; action d’é­car­ter le démon par des for­mules magiques ».

Cepen­dant, la thèse du coup d’É­tat est insa­tis­fai­sante. S’y ral­lier tota­le­ment, ce se serait nier la réa­li­té des sou­lè­ve­ments popu­laires qui ont accom­pa­gné, sur­tout à Timi­soa­ra et à Buca­rest, la chute de Ceau­ses­cu. Ce serait éga­le­ment faire peu de cas des mul­tiples révoltes, des pro­jets de chan­ge­ment et des prises de conscience qui ont été favo­ri­sées au fil des mois par la mise au jour d’as­pi­ra­tions dont l’ex­pres­sion même eût été incon­ce­vable du temps de Ceau­ses­cu. Mal­gré ses échecs ponc­tuels, sa nature contra­dic­toire et sa por­tée limi­tée, le pro­ces­sus qui a été ini­tié par les sou­lè­ve­ments de décembre — qua­li­fions-le de révo­lu­tion­naire — n’au­ra jamais ces­sé d’in­ter­pel­ler le nou­veau cours de l’his­toire rou­maine 1D’un point de vue et dans une pers­pec­tive liber­taires on ne sau­rait que sous­crire à une pro­po­si­tion du type de celle émise par George Ser­ban — lequel a été par ailleurs à l’o­ri­gine de la Pro­cla­ma­tion de Timi­soa­ra : « Notre inten­tion est de convo­quer […] toutes les forces sociales qui ne dési­rent pas prendre le pou­voir mais le contrô­ler : les asso­cia­tions cultu­relles, pro­fes­sion­nelles, les syn­di­cats, les rédac­tions des jour­naux et des revues. » (Sol­sti­tiu, juillet 1990.) Mais encore fau­drait-il que pour ce faire on se donne les moyens appro­priés. Or nous res­tons sur notre faim. Force est de consta­ter que dans les faits on est loin d’a­voir mar­qué des points dans ce domaine et les signes encou­ra­geants sont plu­tôt rares. L’ab­sence d’une tra­di­tion socia­liste liber­taire, le poids du natio­na­lisme et, sur l’é­chi­quier poli­tique non com­mu­niste, les fré­quentes et sou­vent naïves réfé­rences à la droite conser­va­trice et fas­ci­sante, tout autant que le cli­mat de sus­pi­cion, voire de ter­reur dif­fuse entre­te­nue par le FSN grâce aux anciens réseaux de la Secu­ri­tate, hypo­thèquent les pro­jets et les pra­tiques rele­vant d’une auto-orga­ni­sa­tion de la socié­té. Cela étant, une chose doit être clai­re­ment rap­pe­lée : on ne sau­rait en aucune façon par­ler de démo­cra­tie en Rou­ma­nie — quoi qu’en dise le pou­voir, et qu’il ait l’a­val de l’Oc­ci­dent ou non — en l’ab­sence d’ins­tances à même de contrô­ler un mini­mum ce pou­voir.. Aujourd’­hui encore il est loin d’a­voir dit son der­nier mot.

Que le pou­voir issu du coup d’É­tat, une fois ins­tal­lé, se soit don­né tous les moyens pour mar­gi­na­li­ser et favo­ri­ser l’é­cla­te­ment d’un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire qui le contes­tait n’est pas pour nous éton­ner. Ce qui sur­pren­dra ici c’est la décon­cer­tante faci­li­té avec laquelle ce pou­voir a ins­tau­ré un Ther­mi­dor com­mu­niste sui gene­ris, de façon inavouée et peut-être tran­si­toire, mais dont la per­pé­tua­tion se tra­duit par une crise sans équi­valent dans les autres pays de l’Est.

Pour carac­té­ri­ser les bou­le­ver­se­ments sur­ve­nus dans l’en­semble des pays de l’Est à la fin des années 80, le phi­lo­sophe Jür­gen Haber­mas a évo­qué une « révo­lu­tion de rat­tra­page ». La for­mule est dis­cu­table, mais par­ler de rat­tra­page à pro­pos de cette situa­tion his­to­rique inédite semble on ne peut plus appro­prié. Le rat­tra­page a été conçu et vécu en Rou­ma­nie, — comme, du reste, dans les autres pays de l’Est —, en termes d’ac­cès légi­time à la nor­ma­li­té, une nor­ma­li­té dont la popu­la­tion avait été injus­te­ment pri­vée jus­qu’i­ci. Pour com­prendre le carac­tère labo­rieux et pro­blé­ma­tique du rat­tra­page rou­main, il est bon d’en­trée de jeu de pré­ci­ser la signi­fi­ca­tion par­ti­cu­lière que la nor­ma­li­té revêt dans ce pays.

Du côté ins­ti­tu­tion­nel, depuis les minis­tères jus­qu’aux futures for­ma­tions de l’op­po­si­tion extra­par­le­men­taire, on a assis­té d’emblée en Rou­ma­nie à un véri­table ali­gne­ment — sou­vent impro­vi­sé et confus, tuais qui s’en éton­ne­rait ? — sur la nor­ma­li­té occi­den­tale. Dans ce domaine, l’ac­ti­visme tous azi­muts s’est évi­dem­ment heur­té dès le départ à des résis­tances locales de la part de l’an­cien per­son­nel mais nul­le­ment à une oppo­si­tion de prin­cipe. Quant à la popu­la­tion, elle a assis­té à tout cela avec une indif­fé­rence plu­tôt bien­veillante. Ce qui ne manque pas de frap­per, c’est que la vie admi­nis­tra­tive, poli­tique ou syn­di­cale occi­den­tale — soit dit en pas­sant, peu et mal connue en Rou­ma­nie — n’a fait l’ob­jet d’au­cun débat public de fond : per­sonne, ou presque, ne s’est avi­sé de contes­ter le nou­veau modèle ni s’est inter­ro­gé sur son adé­qua­tion aux condi­tions du pays. La plu­part des cadres de l’an­cien régime se sont enga­gés sans hési­ter dans un nou­vel ordre ins­ti­tu­tion­nel dans lequel ils seraient ame­nés à jouer un rôle de pre­mier plan. Même la réfé­rence, trop appuyée, à l’a­vant-guerre rou­main, réfé­rence qu’on a assi­mi­lée à un embar­ras­sant retour en force de l’ar­chaïsme poli­tique, pas­sait pour un frein dans cet ali­gne­ment fré­né­tique sur le modèle occi­den­tal : les par­tis poli­tiques dits his­to­riques en auront fait lar­ge­ment les frais. Évi­dem­ment, les que­relles et les polé­miques, par­fois meur­trières, sur la ques­tion n’ont pas man­qué, mais elles por­taient avant tout, aux dires des prin­ci­paux pro­ta­go­nistes — et non pas, bien enten­du, à ceux de leurs contra­dic­teurs —, sur les moda­li­tés de la mise en place et sur le rythme des mesures d’accompagnement.

Si l’on consi­dère le champ socio-éco­no­mique, on aura assis­té, les pre­miers mois de l’a­près-Ceau­ses­cu, à un retour au nor­mal autre­ment décon­cer­tant. Pour le gros de la popu­la­tion, il s’a­gis­sait avant tout de rat­tra­per non pas un « ailleurs » occi­den­tal hypo­thé­tique, puisque per­çu comme inac­ces­sible, ou un « avant » (la période non com­mu­niste de l’his­toire du pays) trop éloi­gné dans le temps, mais des condi­tions de vie dont elle esti­mait avoir été pri­vée pen­dant les der­nières années du règne de Ceau­ses­cu. Le retour au nor­mal favo­ri­sait ain­si une rééva­lua­tion à la hausse des condi­tions pré­va­lant dans le pays avant la dégra­da­tion entraî­née par les sur­en­chères de Ceau­ses­cu. Com­mu­niste ou pas — les pas­sions d’ordre idéo­lo­gique n’ont jamais joué un rôle déter­mi­nant dans ce pays — , les années 60 et même 70 fai­saient somme toute figure hono­rable en com­pa­rai­son avec la dérive des années 80. Sans doute, ce retour au nor­mal a‑t-il été quelque peu favo­ri­sé par le contraste sai­sis­sant entre la condam­na­tion paroxys­tique de l’«odieux cri­mi­nel » et l’ab­sence de toute ten­ta­tive consé­quente de « dé-ceau­si­sa­tion » sus­cep­tible de débou­cher sur une « dé-com­mu­ni­sa­tion » du pays. Cepen­dant, les rai­sons pour les­quelles on s’est illu­sion­né sur une pos­sible réforme du régime en place sont plus pro­fondes. En pro­cé­dant, dès ses pre­miers décrets, à l’a­bo­li­tion des mesures les plus dra­co­niennes et les plus absurdes de l’é­poque Ceau­ses­cu, en pre­nant des dis­po­si­tions aus­si popu­laires que celle de la réduc­tion du temps de tra­vail, le Front posait les jalons d’une dyna­mique de réforme du régime allant dans le sens de la cor­rec­tion de ses prin­ci­paux dis­po­si­tifs ou de l’at­té­nua­tion de leurs effets les plus pervers.

Prin­ci­pal agent d’un ali­gne­ment pré­ci­pi­té et super­fi­ciel des ins­ti­tu­tions du pays sur le modèle occi­den­tal, mal­gré les vel­léi­tés de l’op­po­si­tion qui criait à l’im­pos­ture sans pou­voir le concur­ren­cer effi­ca­ce­ment, le Front est par­ve­nu à entre­te­nir à son pro­fit et jus­qu’aux élec­tions de mai 1990 l’es­poir d’un retour au nor­mal sans bou­le­ver­se­ments majeurs. Entre ces deux dyna­miques, qui ont long­temps coexis­té, mal­gré leur conte­nu contra­dic­toire, grâce au savoir-faire du Front et pour le béné­fice de ses diri­geants, il n’y avait pas de place pour l’é­mer­gence, au sein des sec­teurs les plus actifs de la socié­té rou­maine, d’un pro­jet col­lec­tif auto­nome de recons­truc­tion du pays.

Les résul­tats sont peu réjouis­sants et donnent une idée de la nature de la crise actuelle. Le désar­roi de la popu­la­tion pro­vo­qué par l’é­chec de sa « fuite en arrière » don­ne­ra lieu à des sur­sauts défen­sifs mais aucu­ne­ment à un pro­jet de chan­ge­ment. Quant à la « fuite en avant » ins­ti­tu­tion­nelle, elle se révèle peu pro­bante. En para­phra­sant la for­mule de Sta­line, on pour­rait dire que nous avons affaire aujourd’­hui en Rou­ma­nie à des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques « dans la forme » et com­mu­nistes « dans le conte­nu ». Encore fau­drait-il ajou­ter que la dis­tor­sion entre la forme et le conte­nu des ins­ti­tu­tions poli­tiques rou­maines remonte très loin, au-delà de l’ins­tau­ra­tion du com­mu­nisme, et que la vita­li­té des valeurs pré-modernes dans le fonc­tion­ne­ment poli­tique de ce pays a rare­ment été démen­tie au cours de son his­toire moderne. À bien des égards, en rai­son jus­te­ment de son carac­tère aigu et dif­fus, la crise actuelle semble annon­cer l’a­vè­ne­ment de la moder­ni­té. Mais de quoi sera-t-elle faite cette moder­ni­té — dési­rée par les uns et redou­tée par les autres ? Bien malin qui pour­rait le prédire.

Il y a fort à parier que l’a­ve­nir pro­chain de la Rou­ma­nie va se jouer loin des craintes apo­ca­lyp­tiques et des illu­sions édé­niques, en fonc­tion de l’é­vo­lu­tion d’une réa­li­té humaine com­plexe et sou­vent opaque, qui va se heur­ter de plus en plus à des bou­le­ver­se­ments l’o­bli­geant à chan­ger ou à disparaître.

Ce ne sont ni des diag­nos­tics ni des des pro­nos­tics, mais des approches nuan­cées et sans conces­sions de la réa­li­té, avec ce que celle-ci ren­ferme de contra­dic­toire, d’in­cer­tain et d’ap­pa­rem­ment insur­mon­table, que pro­pose le dos­sier consa­cré à la Rou­ma­nie qu’on va lire. Plu­tôt que de se lan­cer dans des consi­dé­ra­tions sur les com­po­santes, les stra­té­gies, les visées et les manœuvres du jeu poli­tique carac­té­ri­sant la scène rou­maine depuis la dis­pa­ri­tion de Ceau­ses­cu, les auteurs de ce numé­ro ont pré­fé­ré inter­ro­ger le champ du social afin de mettre en lumière les méca­nismes qui bloquent ou hypo­thèquent le renou­veau, et qui sont pour beau­coup dans les déboires de la « nor­ma­li­sa­tion » rou­maine, sans jus­ti­fier pour autant les actions de ceux qui ont cher­ché à en tirer pro­fit. Ce qu’ex­plique Sma­ran­da Mezei per­met de com­prendre aus­si bien le com­por­te­ment révo­lu­tion­naire des femmes pen­dant les jour­nées de décembre que leurs réflexes conser­va­teurs lors des élec­tions. Écri­vain et phi­lo­sophe connu pour ses posi­tions cri­tiques à l’é­gard du régime pen­dant les années Ceau­ses­cu, Gabriel Lii­cea­nu dresse un tableau plu­tôt sombre du pay­sage poli­tique de l’a­près-Ceau­ses­cu, dans un entre­tien accor­dé à Mih­nea Berin­dei à la veille de la créa­tion de l’Al­liance civique. Les obser­va­tions de Dan Culcer et les faits qu’ils rap­porte dans son jour­nal de voyage, notam­ment à pro­pos des rela­tions pro­blé­ma­tiques entre les Hon­grois et les Rou­mains en Tran­syl­va­nie, ren­voient autant aux struc­tures tra­di­tion­nelles sécu­laires qu’à l’hé­ri­tage com­mu­niste dans cette région de la Roumanie.

Le lec­teur ne man­que­ra pas de remar­quer que les auteurs n’ont pas le même angle d’at­taque, qu’il n’ont pas une vision unique des choses et que leurs points de vue divergent. Pre­nons le cas du témoi­gnage recueilli et pré­sen­té par Mihai Dinu Gheor­ghiu : son inté­rêt excep­tion­nel réside avant tout, me semble-t-il, dans le fait qu’il nous livre à l’é­tat brut les moments forts d’une réa­li­té sociale, psy­cho­lo­gique et poli­tique qui a resur­gi à l’oc­ca­sion des jour­nées de décembre dans une ville de pro­vince — moments forts dont la signi­fi­ca­tion contre­dit la plu­part des idées ayant cours sur la révo­lu­tion rou­maine. L’in­ter­pré­ta­tion poli­tique que pro­pose Claude Kar­noouh de ce témoi­gnage va plus loin que celle de l’au­teur, lequel se refuse à tran­cher. Pré­ci­sons enfin, si besoin est, que la rédac­tion d’Iztok ne sous­crit guère au « com­pro­mis his­to­rique » entre les anciens pri­vi­lé­giés et les pré­ten­dants actuels que Dan Culcer sug­gère — de manière déli­bé­ré­ment cynique, il est vrai — à la fin de son article.

La nou­velle presse rou­maine, plus pré­ci­sé­ment une cer­taine presse indé­pen­dante, consti­tue l’un des aspects les plus encou­ra­geants de l’a­près-Ceau­ses­cu. Aus­si, nous a sem­blé-t-il impor­tant d’en four­nir un échan­tillon, en pré­sen­tant dans la séquence consa­crée aux ouvriers rou­mains 90 la tra­duc­tion inté­grale de plu­sieurs articles parus dans le quo­ti­dien indé­pen­dant Roma­nia libe­ra, l’heb­do­ma­daire Zig­zag (qui a été rache­té depuis et chan­gé d’o­rien­ta­tion) et la publi­ca­tion de Iasi Opi­nia stu­den­teas­ca. Le ton de ces comptes ren­dus, repor­tages et entre­tiens, comme les argu­ments qu’ils véhi­culent, per­met­tront au lec­teur de se faire une idée du rôle, consi­dé­rable et pas tou­jours exempt de contra­dic­tions, que les jour­na­listes indé­pen­dants jouent dans le pro­ces­sus en cours 2En rai­son de l’a­bon­dance des maté­riaux, ce numé­ro d’Iztok com­porte un sup­plé­ment inti­tu­lé « Retour sur Ceau­ses­cu », qui sera adres­sé auto­ma­ti­que­ment aux abon­nés mais non dis­tri­bué dans les librai­ries. Un exem­plaire sera gra­cieu­se­ment envoyé à qui nous en fait la demande. Au som­maire figurent une étude de M.D. Gheor­ghiu, « Ceau­ses­cu et le peuple, une visite de tra­vail » et la suite de « Res­pon­sa­bi­li­té inter­na­tio­nale et com­pli­ci­té Interne dans la dérive rou­maine » par N. Tri­fon, dont la pre­mière par­tie était parue dans Iztok, n°17..

Nico­las Trifon

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    D’un point de vue et dans une pers­pec­tive liber­taires on ne sau­rait que sous­crire à une pro­po­si­tion du type de celle émise par George Ser­ban — lequel a été par ailleurs à l’o­ri­gine de la Pro­cla­ma­tion de Timi­soa­ra : « Notre inten­tion est de convo­quer […] toutes les forces sociales qui ne dési­rent pas prendre le pou­voir mais le contrô­ler : les asso­cia­tions cultu­relles, pro­fes­sion­nelles, les syn­di­cats, les rédac­tions des jour­naux et des revues. » (Sol­sti­tiu, juillet 1990.) Mais encore fau­drait-il que pour ce faire on se donne les moyens appro­priés. Or nous res­tons sur notre faim. Force est de consta­ter que dans les faits on est loin d’a­voir mar­qué des points dans ce domaine et les signes encou­ra­geants sont plu­tôt rares. L’ab­sence d’une tra­di­tion socia­liste liber­taire, le poids du natio­na­lisme et, sur l’é­chi­quier poli­tique non com­mu­niste, les fré­quentes et sou­vent naïves réfé­rences à la droite conser­va­trice et fas­ci­sante, tout autant que le cli­mat de sus­pi­cion, voire de ter­reur dif­fuse entre­te­nue par le FSN grâce aux anciens réseaux de la Secu­ri­tate, hypo­thèquent les pro­jets et les pra­tiques rele­vant d’une auto-orga­ni­sa­tion de la socié­té. Cela étant, une chose doit être clai­re­ment rap­pe­lée : on ne sau­rait en aucune façon par­ler de démo­cra­tie en Rou­ma­nie — quoi qu’en dise le pou­voir, et qu’il ait l’a­val de l’Oc­ci­dent ou non — en l’ab­sence d’ins­tances à même de contrô­ler un mini­mum ce pouvoir.
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    En rai­son de l’a­bon­dance des maté­riaux, ce numé­ro d’Iztok com­porte un sup­plé­ment inti­tu­lé « Retour sur Ceau­ses­cu », qui sera adres­sé auto­ma­ti­que­ment aux abon­nés mais non dis­tri­bué dans les librai­ries. Un exem­plaire sera gra­cieu­se­ment envoyé à qui nous en fait la demande. Au som­maire figurent une étude de M.D. Gheor­ghiu, « Ceau­ses­cu et le peuple, une visite de tra­vail » et la suite de « Res­pon­sa­bi­li­té inter­na­tio­nale et com­pli­ci­té Interne dans la dérive rou­maine » par N. Tri­fon, dont la pre­mière par­tie était parue dans Iztok, n°17.

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