La Presse Anarchiste

Renouveau anarchiste en Bulgarie

La Bul­ga­rie a été le seul pays d’Eu­rope de l’Est à avoir connu avant l’é­ta­blis­se­ment des régimes com­mu­nistes, au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale, un impor­tant mou­ve­ment anar­chiste béné­fi­ciant d’une réelle implan­ta­tion dans l’en­semble du pays. En effet, nulle part ailleurs, même pas en Rus­sie à la veille de la révo­lu­tion d’Oc­tobre, un mou­ve­ment anar­chiste n’a­vait joué un rôle aus­si incon­tour­nable dans la vie poli­tique et l’his­toire moderne du pays. On pou­vait donc rai­son­na­ble­ment s’at­tendre à ce que les liber­taires relèvent la tête dès la pre­mière occa­sion. C’est ce qui s’est effec­ti­ve­ment produit.

Les chan­ge­ments spec­ta­cu­laires sur­ve­nus au cours de l’an­née 1990 dans les pays de l’Est n’ont pas lais­sé de côté la Bul­ga­rie, et l’ins­tau­ra­tion du mul­ti­par­tisme a per­mis aux anar­chistes de sor­tir des cata­combes où ils s’é­taient réfu­giés — même si un diri­geant com­mu­niste a décla­ré aux débuts de la libé­ra­li­sa­tion poli­tique que celle-ci concer­ne­rait tout le monde « sauf les fas­cistes et les anar­chistes » dont les orga­ni­sa­tions ne pou­vaient en aucun cas être autorisées.

Les anar­chistes ont donc recom­men­cé à se ren­con­trer, à s’or­ga­ni­ser et à édi­ter des publi­ca­tions après qua­si­ment un demi-siècle d’in­ter­dic­tion abso­lue. Les jeunes mili­tants de 1946 avaient vieilli mais ils ont su rapi­de­ment éta­blir le contact avec des jeunes d’au­jourd’­hui, jeunes qui par­tagent leur révolte contre tous les auto­ri­ta­rismes et dont cer­tains avaient déjà été gagnés spon­ta­né­ment à l’a­nar­chisme : l’un d’entre eux, par exemple, aurait décou­vert les idées liber­taires dans un livre que la biblio­thèque où il tra­vaillait lui avait deman­dé de brû­ler. Ce sont ces deux tranches d’âge qui forment le gros des mili­tants, les géné­ra­tions inter­mé­diaires sem­blant être très peu représentées.

La pre­mière tâche que se sont fixés les liber­taires a été de recons­truire une orga­ni­sa­tion. À la suite de diverses ren­contres et après avoir fait cir­cu­ler un appel à tous les liber­taires bul­gares, ils ont tenu une confé­rence natio­nale à Kazan­lik, dans la val­lée des Roses, région à forte tra­di­tion révo­lu­tion­naire. Là, il a été déci­dé la créa­tion de la Fédé­ra­tion des anar­chistes de Bul­ga­rie (FAB) ain­si que la publi­ca­tion d’un jour­nal : Svo­bod­na misai [la pen­sée libre].

La FAB, héri­tière de la Fédé­ra­tion des anar­chistes com­mu­nistes de Bul­ga­rie (FACB), compte déjà des groupes dans la plu­part des grandes villes, les plus impor­tants étant ceux de Plov­div et de Kazan­lik. Ces groupes orga­nisent des réunions publiques pour célé­brer dif­fé­rents anni­ver­saires, cer­tains étant liés à des évé­ne­ments révo­lu­tion­naires et d’autres à la vie de mili­tants anar­chistes bul­gares. Cela, afin de rap­pe­ler la place consi­dé­rable du mou­ve­ment anar­chiste dans l’his­toire de la Bul­ga­rie, place qui avait été soi­gneu­se­ment occul­tée de l’his­toire offi­cielle ensei­gnée pen­dant la période communiste.

Svo­bod­na misai est un men­suel tiré à dix mille exem­plaires. Consti­tué de quatre-pages au for­mat A3, il contient, outre un édi­to­rial, les textes de la FAB (réso­lu­tions et docu­ments divers), des articles sur l’ac­tua­li­té du mou­ve­ment liber­taire en Bul­ga­rie et une rubrique fai­sant le point sur les articles (nom­breux) publiés dans la presse bul­gare et par­lant des anar­chistes. Une « Anar­chro­nique » traite de l’ac­tua­li­té du mou­ve­ment liber­taire dans le monde et notam­ment dans les autres pays de l’Est (URSS, Pologne, Hon­grie, Tché­co­slo­va­quie…). Les aspects his­to­riques du mou­ve­ment liber­taire, bul­gare en par­ti­cu­lier, tiennent une place impor­tante : bio­gra­phies de mili­tants, fac-simi­lé de jour­naux anciens ou tra­duc­tions de textes (à com­men­cer par ceux de Fede­ri­ca Mon­se­ny), accom­pa­gnés de poé­sies et de cita­tions, elles pas tou­jours liber­taires. La situa­tion actuelle en Bul­ga­rie est aus­si trai­tée (des articles sur la réforme éco­no­mique et la ques­tion agraire, entre autres) mais elle occupe rela­ti­ve­ment peu de place, tan­dis que l’ac­tua­li­té inter­na­tio­nale est abor­dée (jus­qu’à pré­sent) par le biais de tra­duc­tions d’ar­ticles tirés de la presse liber­taire inter­na­tio­nale. Cer­tains mili­tants sou­haitent voir leur jour­nal paraître plus sou­vent et, sur­tout, trai­ter davan­tage les sujets rele­vant de l’ac­tua­li­té bulgare.

Une sorte de bul­le­tin interne, Ini­t­sia­ti­va [l’i­ni­tia­tive], a éga­le­ment vu le jour sous la forme d’une feuille de for­mat A4, pho­to­co­piée rec­to-ver­so, avec la même paru­tion men­suelle. Il contient des infor­ma­tions brèves sur les actions pro­je­tées par divers groupes bul­gares et étrangers.

Un mois après la confé­rence de Kazan­lik, une confé­rence de jeunes anar­chistes a consa­cré la créa­tion de la Fede­rat­siya­ta na ana­rhis­tit­ch­ka­ta mla­dej (FAM) [fédé­ra­tion de la jeu­nesse anar­chiste] repre­nant le nom de l’or­ga­ni­sa­tion créée en 1947 mais dont l’ac­tion avait été tota­le­ment entra­vée par la répres­sion com­mu­niste. La FAM est essen­tiel­le­ment basée à Sofia, ce qui lui a per­mis de prendre une part active à la « des­truc­tion de l’ap­pa­reil d’É­tat bol­che­vique », pour reprendre les termes de ses mili­tants. Ces der­niers ont été, vrai­sem­bla­ble­ment, par­mi les liber­taires bul­gares les plus impli­qués dans les actions de contes­ta­tion du gou­ver­ne­ment Luka­nov — lequel a été mis en place après la vic­toire des com­mu­nistes aux élec­tions de juin 1990 —, et dont les grandes mani­fes­ta­tions de Sofia marquent les temps forts.

« Le 12 juin — nous écrivent des com­pa­gnons de la FAM, qui a été très active lors des mani­fes­ta­tion de juin —, la rue Rakovs­ki (dans le centre de Sofia) a été blo­quée par nos gars et des citoyens sym­pa­thi­sants de l’U­nion des forces démo­cra­tiques (UDF). Le blo­cus n’a été levé que le len­de­main à midi sous la pres­sion des salauds de l’UDF qui ont exci­té la foule contre nous. Il y avait à nos côtés des femmes et des enfants. […] Ensuite, nous nous sommes asso­ciés au blo­cus des rues autour de l’U­ni­ver­si­té de Sofia et nous avons été les der­niers à nous reti­rer, à la suite des mani­pu­la­tions paci­fi­ca­trices de Jelio Jelev et d’autres lea­ders de l’op­po­si­tion. Plus tard, à l’é­poque du sit-in devant la pré­si­dence, la FAM a été une des pre­mières orga­ni­sa­tions à entrer dans la lutte. Dans la for­ma­tion de la “com­mune de la véri­té” [nom don­né au vil­lage de tentes mon­té par l’op­po­si­tion sur une grande place du centre-ville occu­pée jour et nuit, à l’ins­tar des mani­fes­tants de Buca­rest qui avaient, eux, bap­ti­sé la place de l’U­ni­ver­si­té “zone libé­rée du néo-com­mu­nisme”] nous étions pré­sents avec nos propres tentes et nos péti­tions ont recueilli de nom­breuses signa­tures. Il faut vous dire que nous avons chan­gé l’i­mage erro­née que beau­coup de citoyens se fai­saient des anar­chistes : c’é­tait la pre­mière fois qu’ils voyaient de leurs propres yeux des anar­chistes en chair et en os ! »

Les mili­tants de la FAM ont ensuite par­ti­ci­pé aux mani­fes­ta­tions de jan­vier qui ont pous­sé le gou­ver­ne­ment Luka­nov à pré­sen­ter sa démis­sion. Iztok a ain­si reçu une de leurs affi­chettes : en signe de sou­tien à la grève géné­rale des trans­ports en com­mun, la FAM appe­lait au boy­cott des camions mili­taires dépê­chés par le gou­ver­ne­ment. Par ailleurs, la FAM a pris des posi­tions sur des ques­tions inter­na­tio­nales, pro­tes­tant notam­ment contre l’in­ter­ven­tion de l’ar­mée rouge dans les pays baltes.

Ces actions de la FAM s’ins­cri­vaient dans le cadre du mou­ve­ment de contes­ta­tion d’un pou­voir com­mu­niste cher­chant par tous les moyens à se main­te­nir, au terme d’é­lec­tions qui lui per­met­taient, pen­sait-il, de res­ter en place sans avoir à rien chan­ger d’autre que le nom ou la façade. L’en­semble de l’op­po­si­tion s’é­tait retrou­vée dans ce mou­ve­ment même si cer­taines de ces com­po­santes sont ani­mées par des idéo­lo­gies radi­ca­le­ment oppo­sées. Ain­si, on a vu des liber­taires débattre avec des roya­listes dans le « vil­lage de la véri­té », et on a lu dans le jour­nal des pre­miers syn­di­cats indé­pen­dants Pod­kre­pa (daté jan­vier 1991) la pro­fes­sion de foi d’un anar­chiste voi­si­nant avec un article trai­tant de la famille royale bri­tan­nique. Que des jour­naux si peu liber­taires publient des articles sur les anar­chistes ou même leur donnent direc­te­ment la parole a de quoi sur­prendre, vu de l’Oc­ci­dent… Par ailleurs, s’a­gis­sant du jour­nal anar­chiste Svo­bod­na misai, s’il se vend bien à Sofia on constate que sa clien­tèle est très variée. Ces para­doxes peuvent s’ex­pli­quer par la jeu­nesse du plu­ra­lisme poli­tique et la curio­si­té d’une popu­la­tion qui, confron­tée à tant de cou­rants poli­tiques, espère en décou­vrir un qui sau­ra la tirer de la catas­trophe éco­no­mique vers laquelle la Bul­ga­rie a l’air de s’acheminer.

Quelle ana­lyse les anar­chistes bul­gares font-ils de la situa­tion éco­no­mique de leur pays, quels types de luttes pro­po­se­ront-ils lorsque les effets du néo-libé­ra­lisme éco­no­mique se feront sen­tir plus dure­ment ? Leur presse, aujourd’­hui, ne nous ren­seigne pas beau­coup. Enfin, la ques­tion natio­nale semble avoir été quelque peu peu évi­tée dans les prises de posi­tion publiques, même si les membres de la FAM font preuve d’une sen­si­bi­li­té par­ti­cu­lière à l’é­gard d’un pro­blème comme celui que pose, par exemple, le racisme viru­lent à l’en­contre des tra­vailleurs viet­na­miens à Sofia.

C. Fabian.


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