La Presse Anarchiste

L’après Ceausescu

Des argu­ments emprun­tés au reg­istre de l’é­conomie de la mort revi­en­nent con­stam­ment à pro­pos des événe­ments qui ont mar­qué la chute de Ceaus­es­cu et inau­guré le nou­veau cours de l’his­toire roumaine : « Où sont-ils donc passés tous ces morts qu’on nous annonçait par dizaines de mil­liers… Voyons, on nous a men­ti, on nous a berné, on nous a manip­ulé, il n’y a jamais eu de révo­lu­tion dans ce pays… » Fonc­tion­naires et con­som­ma­teurs des médias occi­den­taux s’indig­nent main­tenant d’une même voix grave. Et d’in­vo­quer avec dégoût le faux charnier de Timisoara. Ce lieu com­mun, qui aura surtout eu pour con­séquence de con­trari­er la sol­i­dar­ité poli­tique avec ceux qui, tant bien que mal et avec les moyens du bord, con­tin­u­ent de lut­ter en Roumanie, est affligeant à deux titres.

D’abord, par ce fameux « on », qui est désigné au juste ? Les « com­plo­teurs » qui ont ren­ver­sé Ceaus­es­cu ? Les jour­nal­istes des agences de presse est-européennes ? Sans le relais com­plaisant des médias occi­den­taux et l’am­pli­fi­ca­tion spec­tac­u­laire qu’ils ont don­né à l’événe­ment, fauss­es infor­ma­tions et mis­es en scènes macabres n’au­raient jamais eu l’im­pact que tout un cha­cun s’ac­corde à déplor­er aujour­d’hui, et le nou­veau pou­voir roumain n’au­rait pas été affer­mi à ce point. « Un men­songe gros comme le siè­cle ! », s’écri­ait quelque mois plus tard l’an­cien cor­re­spon­dant de l’AFP à Bucarest. Que ne l’a-t-il dénon­cé sur le moment ! Mais, apparem­ment, ce n’est pas ce genre de scoop que ses employeurs attendaient de lui. Le pub­lic lui-même n’en espérait pas tant : s’il se sent frus­tré aujour­d’hui, la retrans­mis­sion télévisée, et sur le vif, d’une révo­lu­tion, même faussée, le pas­sion­nait alors davan­tage que les feuil­letons aux­quels il échap­pait pen­dant ces mémorables journées de décem­bre. (Remar­quez, à la même époque, les Roumains ont été autrement gâtés par leur toute neuve « télévi­sion libre » : immo­bil­isés devant leur poste à suiv­re « en direct », 24 h sur 24, leur révo­lu­tion, bon nom­bre d’en­tre eux ont fini par estimer qu’il était super­flu d’y participer.)

Bref, il est ridicule de sus­pecter les Roumains en général d’avoir joué un tour de cochon au monde entier en mourant non pas par dizaines de mil­liers mais par mil­liers seule­ment. D’au­cuns s’indig­nent qu’il y ait eu, en fin de compte, moins de morts qu’an­non­cé. Mais n’y a‑t-il pas lieu, au con­traire, de s’en réjouir ?

Ensuite, depuis quand les révo­lu­tions se définis­sent-elles par le nom­bre de morts qu’elles occa­sion­nent ? Et qu’est-ce qui per­met d’établir une cor­réla­tion automa­tique entre le nom­bre de morts qui endeuille une pop­u­la­tion par suite d’une con­vul­sion de l’or­dre éta­tique, y com­pris lors d’une man­i­fes­ta­tion de mécon­tente­ment, et l’ex­is­tence au sein de cette même pop­u­la­tion d’un pro­jet ou d’une volon­té révo­lu­tion­naires ? Si les médias se sont bien gardés de s’at­tarder sur ces ques­tions, qui sous-tendaient pour­tant leur mes­sage, c’est que l’en­jeu de la révo­lu­tion roumaine — avec un majus­cule d’abord, avec des guillemets ensuite — se situ­ait ailleurs. Bien qu’elle fasse tout, chez elle — et non sans suc­cès, depuis quelques années —, pour évac­uer de l’imag­i­naire social l’idée même de révo­lu­tion, la rai­son dom­i­nante occi­den­tale ne se prive pas de par­ler de révo­lu­tions quand elles se déroulent dans des pays qui échap­pent à sa zone d’in­flu­ence et dès lors que ces pays ne deman­dent pas mieux que d’in­té­gr­er son camp. Ces révo­lu­tions-là con­for­tent le dis­cours de la rai­son dom­i­nante occi­den­tale. Elles le con­for­tent d’au­tant mieux si elles l’é­tayent par des preuves édi­fi­antes et tan­gi­bles : des morts, des vrais… Et c’est d’une cer­taine façon parce qu’elle a lam­en­ta­ble­ment échoué dans la mis­sion qu’on lui des­ti­nait — même si on a pu croire dans les pre­mières heures le con­traire —, que la Roumanie a raté ses retrou­vailles tant atten­dues avec l’Oc­ci­dent. En effet, cette mis­sion ren­fer­mait en l’oc­cur­rence une forte charge sym­bol­ique : il con­ve­nait de parachev­er, en beauté et sur un mode pathé­tique, l’é­clate­ment du bloc sovié­tique est-européen. (Faut-il encore le rap­pel­er : l’é­man­ci­pa­tion de ces pays des régimes poli­tiques imposés par l’U­nion sovié­tique, tou­jours revendiquée par l’Oc­ci­dent mais jamais sérieuse­ment pré­parée, s’est opérée sous l’égide des dirigeants sovié­tiques eux-mêmes.)

L’ac­céléra­tion du cours de l’his­toire en Roumanie, moyen­nant l’élim­i­na­tion de Ceaus­es­cu, résulte en grande par­tie d’une large con­ju­ra­tion, con­ju­ra­tion our­die par des gens proches du régime et qui savaient qu’ils pour­raient compter sur la com­plic­ité et le sou­tien d’im­por­tantes frac­tions de l’ap­pareil com­mu­niste roumain — la Secu­ri­tate, en pre­mier lieu —, ain­si que sur la bien­veil­lance, sinon le con­cours, des instances inter­na­tionales que l’anachro­nisme roumain ne lais­saient pas d’embarrasser. L’ac­tion a été menée en deux temps, con­for­mé­ment à la déf­i­ni­tion même du terme que nous four­nit Le Petit Larousse : « Con­ju­ra­tion. Entre­prise con­certée en vue d’un coup d’É­tat ; action d’é­carter le démon par des for­mules magiques ».

Cepen­dant, la thèse du coup d’É­tat est insat­is­faisante. S’y ral­li­er totale­ment, ce se serait nier la réal­ité des soulève­ments pop­u­laires qui ont accom­pa­g­né, surtout à Timisoara et à Bucarest, la chute de Ceaus­es­cu. Ce serait égale­ment faire peu de cas des mul­ti­ples révoltes, des pro­jets de change­ment et des pris­es de con­science qui ont été favorisées au fil des mois par la mise au jour d’aspi­ra­tions dont l’ex­pres­sion même eût été incon­cev­able du temps de Ceaus­es­cu. Mal­gré ses échecs ponctuels, sa nature con­tra­dic­toire et sa portée lim­itée, le proces­sus qui a été ini­tié par les soulève­ments de décem­bre — qual­i­fions-le de révo­lu­tion­naire — n’au­ra jamais cessé d’in­ter­peller le nou­veau cours de l’his­toire roumaine [[D’un point de vue et dans une per­spec­tive lib­er­taires on ne saurait que souscrire à une propo­si­tion du type de celle émise par George Ser­ban — lequel a été par ailleurs à l’o­rig­ine de la Procla­ma­tion de Timisoara : « Notre inten­tion est de con­vo­quer […] toutes les forces sociales qui ne désirent pas pren­dre le pou­voir mais le con­trôler : les asso­ci­a­tions cul­turelles, pro­fes­sion­nelles, les syn­di­cats, les rédac­tions des jour­naux et des revues. » (Sol­sti­tiu, juil­let 1990.) Mais encore faudrait-il que pour ce faire on se donne les moyens appro­priés. Or nous restons sur notre faim. Force est de con­stater que dans les faits on est loin d’avoir mar­qué des points dans ce domaine et les signes encour­ageants sont plutôt rares. L’ab­sence d’une tra­di­tion social­iste lib­er­taire, le poids du nation­al­isme et, sur l’échiquier poli­tique non com­mu­niste, les fréquentes et sou­vent naïves références à la droite con­ser­va­trice et fas­cisante, tout autant que le cli­mat de sus­pi­cion, voire de ter­reur dif­fuse entretenue par le FSN grâce aux anciens réseaux de la Secu­ri­tate, hypothèquent les pro­jets et les pra­tiques rel­e­vant d’une auto-organ­i­sa­tion de la société. Cela étant, une chose doit être claire­ment rap­pelée : on ne saurait en aucune façon par­ler de démoc­ra­tie en Roumanie — quoi qu’en dise le pou­voir, et qu’il ait l’aval de l’Oc­ci­dent ou non — en l’ab­sence d’in­stances à même de con­trôler un min­i­mum ce pou­voir.]]. Aujour­d’hui encore il est loin d’avoir dit son dernier mot.

Que le pou­voir issu du coup d’É­tat, une fois instal­lé, se soit don­né tous les moyens pour mar­gin­alis­er et favoris­er l’é­clate­ment d’un proces­sus révo­lu­tion­naire qui le con­tes­tait n’est pas pour nous éton­ner. Ce qui sur­pren­dra ici c’est la décon­cer­tante facil­ité avec laque­lle ce pou­voir a instau­ré un Ther­mi­dor com­mu­niste sui gener­is, de façon inavouée et peut-être tran­si­toire, mais dont la per­pé­tu­a­tion se traduit par une crise sans équiv­a­lent dans les autres pays de l’Est.

Pour car­ac­téris­er les boule­verse­ments sur­venus dans l’ensem­ble des pays de l’Est à la fin des années 80, le philosophe Jür­gen Haber­mas a évo­qué une « révo­lu­tion de rat­tra­page ». La for­mule est dis­cutable, mais par­ler de rat­tra­page à pro­pos de cette sit­u­a­tion his­torique inédite sem­ble on ne peut plus appro­prié. Le rat­tra­page a été conçu et vécu en Roumanie, — comme, du reste, dans les autres pays de l’Est —, en ter­mes d’ac­cès légitime à la nor­mal­ité, une nor­mal­ité dont la pop­u­la­tion avait été injuste­ment privée jusqu’i­ci. Pour com­pren­dre le car­ac­tère laborieux et prob­lé­ma­tique du rat­tra­page roumain, il est bon d’en­trée de jeu de pré­cis­er la sig­ni­fi­ca­tion par­ti­c­ulière que la nor­mal­ité revêt dans ce pays.

Du côté insti­tu­tion­nel, depuis les min­istères jusqu’aux futures for­ma­tions de l’op­po­si­tion extra­parlemen­taire, on a assisté d’emblée en Roumanie à un véri­ta­ble aligne­ment — sou­vent impro­visé et con­fus, tuais qui s’en éton­nerait ? — sur la nor­mal­ité occi­den­tale. Dans ce domaine, l’ac­tivisme tous azimuts s’est évidem­ment heurté dès le départ à des résis­tances locales de la part de l’an­cien per­son­nel mais nulle­ment à une oppo­si­tion de principe. Quant à la pop­u­la­tion, elle a assisté à tout cela avec une indif­férence plutôt bien­veil­lante. Ce qui ne manque pas de frap­per, c’est que la vie admin­is­tra­tive, poli­tique ou syn­di­cale occi­den­tale — soit dit en pas­sant, peu et mal con­nue en Roumanie — n’a fait l’ob­jet d’au­cun débat pub­lic de fond : per­son­ne, ou presque, ne s’est avisé de con­tester le nou­veau mod­èle ni s’est inter­rogé sur son adéqua­tion aux con­di­tions du pays. La plu­part des cadres de l’an­cien régime se sont engagés sans hésiter dans un nou­v­el ordre insti­tu­tion­nel dans lequel ils seraient amenés à jouer un rôle de pre­mier plan. Même la référence, trop appuyée, à l’a­vant-guerre roumain, référence qu’on a assim­ilée à un embar­ras­sant retour en force de l’ar­chaïsme poli­tique, pas­sait pour un frein dans cet aligne­ment fréné­tique sur le mod­èle occi­den­tal : les par­tis poli­tiques dits his­toriques en auront fait large­ment les frais. Évidem­ment, les querelles et les polémiques, par­fois meur­trières, sur la ques­tion n’ont pas man­qué, mais elles por­taient avant tout, aux dires des prin­ci­paux pro­tag­o­nistes — et non pas, bien enten­du, à ceux de leurs con­tra­dicteurs —, sur les modal­ités de la mise en place et sur le rythme des mesures d’accompagnement.

Si l’on con­sid­ère le champ socio-économique, on aura assisté, les pre­miers mois de l’après-Ceaus­es­cu, à un retour au nor­mal autrement décon­cer­tant. Pour le gros de la pop­u­la­tion, il s’agis­sait avant tout de rat­trap­er non pas un « ailleurs » occi­den­tal hypothé­tique, puisque perçu comme inac­ces­si­ble, ou un « avant » (la péri­ode non com­mu­niste de l’his­toire du pays) trop éloigné dans le temps, mais des con­di­tions de vie dont elle esti­mait avoir été privée pen­dant les dernières années du règne de Ceaus­es­cu. Le retour au nor­mal favori­sait ain­si une réé­val­u­a­tion à la hausse des con­di­tions pré­valant dans le pays avant la dégra­da­tion entraînée par les surenchères de Ceaus­es­cu. Com­mu­niste ou pas — les pas­sions d’or­dre idéologique n’ont jamais joué un rôle déter­mi­nant dans ce pays — , les années 60 et même 70 fai­saient somme toute fig­ure hon­or­able en com­para­i­son avec la dérive des années 80. Sans doute, ce retour au nor­mal a‑t-il été quelque peu favorisé par le con­traste sai­sis­sant entre la con­damna­tion parox­ys­tique de l’« odieux crim­inel » et l’ab­sence de toute ten­ta­tive con­séquente de « dé-ceau­si­sa­tion » sus­cep­ti­ble de débouch­er sur une « dé-com­mu­ni­sa­tion » du pays. Cepen­dant, les raisons pour lesquelles on s’est illu­sion­né sur une pos­si­ble réforme du régime en place sont plus pro­fondes. En procé­dant, dès ses pre­miers décrets, à l’abo­li­tion des mesures les plus dra­coni­ennes et les plus absur­des de l’époque Ceaus­es­cu, en prenant des dis­po­si­tions aus­si pop­u­laires que celle de la réduc­tion du temps de tra­vail, le Front posait les jalons d’une dynamique de réforme du régime allant dans le sens de la cor­rec­tion de ses prin­ci­paux dis­posi­tifs ou de l’at­ténu­a­tion de leurs effets les plus pervers.

Prin­ci­pal agent d’un aligne­ment pré­cip­ité et super­fi­ciel des insti­tu­tions du pays sur le mod­èle occi­den­tal, mal­gré les vel­léités de l’op­po­si­tion qui cri­ait à l’im­pos­ture sans pou­voir le con­cur­rencer effi­cace­ment, le Front est par­venu à entretenir à son prof­it et jusqu’aux élec­tions de mai 1990 l’e­spoir d’un retour au nor­mal sans boule­verse­ments majeurs. Entre ces deux dynamiques, qui ont longtemps coex­isté, mal­gré leur con­tenu con­tra­dic­toire, grâce au savoir-faire du Front et pour le béné­fice de ses dirigeants, il n’y avait pas de place pour l’émer­gence, au sein des secteurs les plus act­ifs de la société roumaine, d’un pro­jet col­lec­tif autonome de recon­struc­tion du pays.

Les résul­tats sont peu réjouis­sants et don­nent une idée de la nature de la crise actuelle. Le désar­roi de la pop­u­la­tion provo­qué par l’échec de sa « fuite en arrière » don­nera lieu à des sur­sauts défen­sifs mais aucune­ment à un pro­jet de change­ment. Quant à la « fuite en avant » insti­tu­tion­nelle, elle se révèle peu probante. En para­phras­ant la for­mule de Staline, on pour­rait dire que nous avons affaire aujour­d’hui en Roumanie à des insti­tu­tions démoc­ra­tiques « dans la forme » et com­mu­nistes « dans le con­tenu ». Encore faudrait-il ajouter que la dis­tor­sion entre la forme et le con­tenu des insti­tu­tions poli­tiques roumaines remonte très loin, au-delà de l’in­stau­ra­tion du com­mu­nisme, et que la vital­ité des valeurs pré-mod­ernes dans le fonc­tion­nement poli­tique de ce pays a rarement été démen­tie au cours de son his­toire mod­erne. À bien des égards, en rai­son juste­ment de son car­ac­tère aigu et dif­fus, la crise actuelle sem­ble annon­cer l’avène­ment de la moder­nité. Mais de quoi sera-t-elle faite cette moder­nité — désirée par les uns et red­outée par les autres ? Bien malin qui pour­rait le prédire.

Il y a fort à pari­er que l’avenir prochain de la Roumanie va se jouer loin des craintes apoc­a­lyp­tiques et des illu­sions édéniques, en fonc­tion de l’évo­lu­tion d’une réal­ité humaine com­plexe et sou­vent opaque, qui va se heurter de plus en plus à des boule­verse­ments l’oblig­eant à chang­er ou à disparaître.

Ce ne sont ni des diag­nos­tics ni des des pronos­tics, mais des approches nuancées et sans con­ces­sions de la réal­ité, avec ce que celle-ci ren­ferme de con­tra­dic­toire, d’in­cer­tain et d’ap­parem­ment insur­montable, que pro­pose le dossier con­sacré à la Roumanie qu’on va lire. Plutôt que de se lancer dans des con­sid­éra­tions sur les com­posantes, les straté­gies, les visées et les manœu­vres du jeu poli­tique car­ac­térisant la scène roumaine depuis la dis­pari­tion de Ceaus­es­cu, les auteurs de ce numéro ont préféré inter­roger le champ du social afin de met­tre en lumière les mécan­ismes qui blo­quent ou hypothèquent le renou­veau, et qui sont pour beau­coup dans les déboires de la « nor­mal­i­sa­tion » roumaine, sans jus­ti­fi­er pour autant les actions de ceux qui ont cher­ché à en tir­er prof­it. Ce qu’­ex­plique Smaran­da Mezei per­met de com­pren­dre aus­si bien le com­porte­ment révo­lu­tion­naire des femmes pen­dant les journées de décem­bre que leurs réflex­es con­ser­va­teurs lors des élec­tions. Écrivain et philosophe con­nu pour ses posi­tions cri­tiques à l’é­gard du régime pen­dant les années Ceaus­es­cu, Gabriel Liiceanu dresse un tableau plutôt som­bre du paysage poli­tique de l’après-Ceaus­es­cu, dans un entre­tien accordé à Mih­nea Berindei à la veille de la créa­tion de l’Al­liance civique. Les obser­va­tions de Dan Cul­cer et les faits qu’ils rap­porte dans son jour­nal de voy­age, notam­ment à pro­pos des rela­tions prob­lé­ma­tiques entre les Hon­grois et les Roumains en Tran­syl­vanie, ren­voient autant aux struc­tures tra­di­tion­nelles sécu­laires qu’à l’héritage com­mu­niste dans cette région de la Roumanie.

Le lecteur ne man­quera pas de remar­quer que les auteurs n’ont pas le même angle d’at­taque, qu’il n’ont pas une vision unique des choses et que leurs points de vue diver­gent. Prenons le cas du témoignage recueil­li et présen­té par Mihai Dinu Ghe­o­rghiu : son intérêt excep­tion­nel réside avant tout, me sem­ble-t-il, dans le fait qu’il nous livre à l’é­tat brut les moments forts d’une réal­ité sociale, psy­chologique et poli­tique qui a resur­gi à l’oc­ca­sion des journées de décem­bre dans une ville de province — moments forts dont la sig­ni­fi­ca­tion con­tred­it la plu­part des idées ayant cours sur la révo­lu­tion roumaine. L’in­ter­pré­ta­tion poli­tique que pro­pose Claude Karnoouh de ce témoignage va plus loin que celle de l’au­teur, lequel se refuse à tranch­er. Pré­cisons enfin, si besoin est, que la rédac­tion d’Iztok ne souscrit guère au « com­pro­mis his­torique » entre les anciens priv­ilégiés et les pré­ten­dants actuels que Dan Cul­cer sug­gère — de manière délibéré­ment cynique, il est vrai — à la fin de son article.

La nou­velle presse roumaine, plus pré­cisé­ment une cer­taine presse indépen­dante, con­stitue l’un des aspects les plus encour­ageants de l’après-Ceaus­es­cu. Aus­si, nous a sem­blé-t-il impor­tant d’en fournir un échan­til­lon, en présen­tant dans la séquence con­sacrée aux ouvri­ers roumains 90 la tra­duc­tion inté­grale de plusieurs arti­cles parus dans le quo­ti­di­en indépen­dant Roma­nia lib­era, l’heb­do­madaire Zigzag (qui a été racheté depuis et changé d’ori­en­ta­tion) et la pub­li­ca­tion de Iasi Opinia stu­den­teas­ca. Le ton de ces comptes ren­dus, reportages et entre­tiens, comme les argu­ments qu’ils véhicu­lent, per­me­t­tront au lecteur de se faire une idée du rôle, con­sid­érable et pas tou­jours exempt de con­tra­dic­tions, que les jour­nal­istes indépen­dants jouent dans le proces­sus en cours [[En rai­son de l’abon­dance des matéri­aux, ce numéro d’Iztok com­porte un sup­plé­ment inti­t­ulé « Retour sur Ceaus­es­cu », qui sera adressé automa­tique­ment aux abon­nés mais non dis­tribué dans les librairies. Un exem­plaire sera gra­cieuse­ment envoyé à qui nous en fait la demande. Au som­maire fig­urent une étude de M.D. Ghe­o­rghiu, « Ceaus­es­cu et le peu­ple, une vis­ite de tra­vail » et la suite de « Respon­s­abil­ité inter­na­tionale et com­plic­ité Interne dans la dérive roumaine » par N. Tri­fon, dont la pre­mière par­tie était parue dans Iztok, n°17.]].

[/Nicolas Trifon/]


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