La Presse Anarchiste

Monsieur Peyrefitte sur la route de soi

À quoi bon cri­ti­quer Peyr­e­fitte ? À l’heure où reparaît pour les fêtes son « trip­tyque chi­nois » (Quand la Chine s’éveillera, 1973, L’Em­pire immo­bile, 1989, La tragédie chi­noise, 1989, tous trois chez Fayard), accom­pa­g­né d’un lux­ueux album d’il­lus­tra­tions (Images de l’Em­pire immo­bile), le suf­frage du « grand pub­lic » n’est il pas sans appel ? Tout n’a-t-il pas été dit, et dans tous les reg­istres, du plus com­plaisant : le grand remue-ménage médi­a­tique, dû pour l’essen­tiel à de com­plex­es ren­vois d’as­censeurs, au plus expédi­tif : tel respon­s­able de la Mai­son Chi­noise de la Démoc­ra­tie déchi­rant publique­ment un exem­plaire de La tragédie chi­noise, ou, non moins rad­i­cal, si plus con­fi­den­tiel : le monde de la sinolo­gie, pour­tant active­ment sol­lic­ité et préal­able­ment remer­cié au grand com­plet à la fin de L’Em­pire immo­bile, con­ser­vant à l’u­na­nim­ité le silence que les Chi­nois prê­tent à « ceux qui savent » [zhizhe bu yan] ? [[On doit cepen­dant sig­naler deux cri­tiques per­ti­nentes. Celle de Claude Roy qui, dans sa chronique lit­téraire du Nou­v­el Obser­va­teur (19–25 juil­let 1990), rel­e­vait pour point com­mun du trip­tyque : « ce pro­fond respect du pou­voir établi et de l’or­dre appar­ent qui car­ac­térise Peyr­e­fitte ». Celle d’Har­ri­et Zurn­dor­fer, pro­fesseur au Sinol­o­gisch Insti­tu­ut de Leyde, qui est la seule sino­logue à avoir pub­lié une cri­tique cir­con­stan­ciée — La Sinolo­gie immo­bile. — dans Études chi­nois­es , Paris, vol. viii, n°2.]]

On cherchera ici à met­tre à nu les mécan­ismes sim­plistes de la pen­sée-Peyr­e­fitte en la dépouil­lant des chi­nois­eries sous lesquelles elle cherche à don­ner le change, ce qui revient à prou­ver ceci :
— Notre grande fresque en cos­tumes chi­nois repose sur un argu­ment hexag­o­nal : le pub­lic français est invité à suiv­re une fable allé­gorique (« com­ment peut-on être chi­nois » — ou mand­chou) au cours de laque­lle il a le plaisir de recon­naître, sous un habile grim­age, des héros fam­i­liers : le Méchant — Bureau­cratie —, qui tient fer­mée la porte du Grand Large, et le Bon — Libre Entre­prise —, qui mul­ti­plie les ini­tia­tives pour l’ou­vrir. On aura recon­nu l’in­trigue du Mal français [[M. Peyr­e­fitte vend d’ailleurs la mèche en l’at­tribuant aux Chi­nois, qui auraient affir­mé, au cours d’un col­loque, l’i­den­tité du mal français et du mal chi­nois. (EI, p. xiv.]]. Il n’est donc pas inutile d’ex­am­in­er cette car­gai­son, retour de l’Em­pire céleste après un étrange périple, qui fleure la con­tre­bande idéologique.
— Pour les besoins de sa cause, M. Peyr­e­fitte phago­cyte les sci­ences sociales, les sci­ences humaines, enfin tout ce à quoi il estime sen­si­bil­isé un « large pub­lic cul­tivé » — lisez apos­troph­able — avec un acharne­ment par­ti­c­uli­er à l’é­gard des thèmes his­to­ri­ographiques à suc­cès : « longue durée » et « his­toire des men­tal­ités » ; il fait don­ner l’arse­nal ain­si con­sti­tué con­tre les illu­sions uni­ver­sal­istes et droits-de-l’hom­mistes de ses conci­toyens, naïve­ment épris de la Déesse de la démoc­ra­tie chi­noise. Cette per­ver­sion en règle exige autre chose des prati­ciens des dites sci­ences que quelques bougonner­ies con­fi­den­tielles con­tre les thès­es du club de l’Horloge.

Triviale poursuite

L’au­teur nous aide d’ailleurs grande­ment dans cette entre­prise de démys­ti­fi­ca­tion : lus atten­tive­ment, ce qui est moins facile qu’il peut paraître, ses livres sont ses plus sévères cri­tiques. C’est par­ti­c­ulière­ment vrai de La tragédie chi­noise. Cet ouvrage bâclé pour paraître avant que ne retombe la vague d’indig­na­tion sus­citée par la répres­sion du « Print­emps de Pékin », ce qui a sans doute court-cir­cuité les « échanges fructueux » avec ses nom­breux « amis », présente ain­si les com­pé­tences et la pen­sée de leur auteur à l’é­tat de nature. Rien de tel pour snober d’en­trée son lecteur que de piocher dans son stock une bonne vieille cita­tion : « Un peu­ple, écrit Louen Yu, dis­ci­ple de Con­fu­cius, ne peut sur­vivre s’il n’a foi en son sou­verain. » (TC, p. 43.)

À cuistre, cuistre et demi, c’est la loi de ce genre de Triv­ial Pour­suit : con­fon­dre le Lun­yu, c’est-à-dire les Entre­tiens de Con­fu­cius, l’œu­vre la plus célèbre de la tra­di­tion chi­noise, avec un homme, fût-ce un dis­ci­ple du maître, équiv­aut en gros à attribuer le mythe de la cav­erne à un dis­ci­ple de Pla­ton nom­mé République. Certes, ce genre de ridicule ne tue plus à l’âge du « prêt-à-penser ». On en vient à le regret­ter lorsque le rescapé a l’ef­fron­terie de dis­cuter la tra­duc­tion du même Lun­yu par Pierre Ryck­mans « alias Simon Leys », ajoute-t-il élégam­ment (TC, p. 101).

Mais les capac­ités de syn­thèse et d’analyse rat­trapent peut-être des con­nais­sances défaillantes ?

« Un coup de Yin, un coup de Yang », dit le Dao. La voie chi­noise ressem­ble à un courant alter­natif : elle a inven­té la dialec­tique avant Marx. Stop and Go.

Les lecteurs, non pas du Dao (qui ne dit rien !), mais du Yijing (ou plus exacte­ment du Xici, petit traité annexé au Yijing), ceux de Marx (et de Hegel), les élec­triciens ama­teurs et les écon­o­mistes anglo-sax­ons apprécieront ce caram­bo­lage. Le « Grand Pub­lic » est sup­posé ravi de voir tous ces tigres de papi­er réduits à la sim­plic­ité d’un jeu radio­phonique : « Stop ou encore ». Il reste qu’on a là un excel­lent instan­ta­né de la pen­sée-Peyr­e­fitte, non pour son con­tenu (!?) mais dans son mou­ve­ment : nous la ver­rons bien­tôt à l’œu­vre, dés­espéré­ment binaire, inca­pable de s’élever au sim­ple syl­lo­gisme — ne par­lons pas de dialec­tique — con­damnée à un lanci­nant piétine­ment sur ses pro­pres prémiss­es. Ces deux échan­til­lons pour faire son­der au lecteur le fond d’in­com­pé­tence et d’es­broufe sur lequel s’élève l’éd­i­fice que nous allons à présent vis­iter. Non sans un aver­tisse­ment préal­able : L’Em­pire immo­bile joue sur la mas­siv­ité, l’é­ten­due (près de 500 pages), l’ar­gu­ment d’au­torité (que de cita­tions sans fonde­ments !) et l’in­er­tie du raison­nement pour prévenir l’in­cur­sion des cri­tiques bar­bares : il faudrait des vol­umes pour le réfuter point par point. D’ailleurs, à quoi bon ? Il suf­fi­ra de don­ner un bon échan­til­lon de sa méthode.

Martingale sinologique

Recon­stituer l’am­bas­sade bri­tan­nique menée par Lord Macart­ney auprès de l’empereur Qian­long en 1793, à tra­vers les réc­its d’une trentaine de témoins, occi­den­taux ou chi­nois, et nous faire ain­si vis­iter la Chine du xvi­iie siè­cle : telle était, comme on sait, l’am­bi­tion de L’Em­pire immo­bile, et on n’oserait reprocher à l’au­teur d’avoir recours aux ficelles du best-sell­er, ni même d’ex­agér­er sa décou­verte d’une entre­prise déjà bien con­nue et large­ment com­men­tée, si l’hu­mil­ité et la rigueur du bon vul­gar­isa­teur lui faisant totale­ment défaut, l’au­teur ne s’embarquait dans une surenchère d’ex­trap­o­la­tions dont il ne sort à chaque fois qu’en dou­blant la mise jusqu’à l’absurde.

Tout le livre, titre com­pris, repose sur un ukase : l’Em­pire est déclaré immo­bile en ver­tu d’un décret sou­verain de l’au­teur, dont les atten­dus sont sig­nifiés au lecteur en page x de l’introduction :

En juil­let et août 1971, […] je fus frap­pé des étranges simil­i­tudes que le pou­voir d’É­tat présen­tait avec celui auquel Macart­ney s’é­tait frotté.

Même culte de l’empereur : Mao avait sim­ple­ment rem­placé Qian­long. Tout était sus­pendu à son bon vouloir. Même délé­ga­tion de pou­voir, pour la ges­tion quo­ti­di­enne, à un Pre­mier min­istre qui inter­pré­tait la pen­sée du dieu vivant et lou­voy­ait entre les intrigues […]. Même adhé­sion à un sys­tème com­mun de références don­nant réponse à tout : la « pen­sée-Mao » après la « pen­sée-Con­fu­cius », le Petit livre rouge après l’Édit sacré  de Kangxi.

En exer­gue, une cita­tion de Hegel, une de Bal­azs, et tout est dit. Cette rage de con­clure ren­dra désor­mais super­flue toute ten­ta­tive de développe­ment : on ne pour­ra, au cours des 476 pages et 88 chapitres restants, assis­ter à l’une des mille mésaven­tures ou anec­dotes édi­fi­antes et curieuses qui émail­lent le réc­it des voyageurs sans que M. Peyr­e­fitte, qu’on devine four­bu et impa­tient devant ces badaud­eries, ne se hâte de les ramen­er à son idée fixe, rechaus­sant — avec quelle béat­i­tude ! — les prémiss­es lais­sées en con­clu­sion du chapitre précé­dent. C’est ain­si que cette foi­son­nante diver­sité, cette irri­tante orig­i­nal­ité se trou­vent réduites à un spec­ta­cle folk­lorique, certes haut en couleur, mais vain ; que d’une surabon­dance de détails naît une curieuse impres­sion d’u­ni­for­mité. La Chine des Qing ? Un four­mille­ment de cou­tumes, de pra­tiques, de rites, de croy­ances… un univers de sil­hou­ettes sans épais­seurs ni sens.

Loto historique

L’Em­pire immo­bile ou l’éter­nel retour du Même : l’ad­jec­tif revient une bonne douzaine de fois dans les deux pages qui suiv­ent ; c’est l’ef­fet de langue idoine à l’ex­pres­sion d’une pen­sée essen­tielle­ment analogique. L’ex­trait ci-dessus éveille une irré­sistible impres­sion de « déjà vu » : c’est le truc du jour­nal­iste qui veut faire couleur locale et met du « céleste » et du « man­darin » partout — l’équiv­a­lent lit­téraire du coup de gong qui annonce l’ar­rivée d’un Chi­nois dans les films de série B. L’in­no­va­tion con­siste à faire de ces clichés la sub­stance même de la pen­sée, puis à les enchaîn­er à une cadence telle qu’ils sem­blent s’animer. Le tout tient ensem­ble grâce à un presse-cliché fort pra­tique, que nous sug­gérons à l’au­teur de faire brevet­er sous le nom de « hier déjà, aujour­d’hui encore ». En voici un petit échantillon :

« Hier déjà » : la femme ser­vait à table et ne s’asseyait pas ; « aujour­d’hui encore » : cette habi­tude est con­stante sous les toits con­fucéens (EI, p. 100). « Hier déjà » : respect des anciens et culte des mod­ernes ; « aujour­d’hui encore » : les paysans résis­tent à la poli­tique de l’en­fant unique (EI, pp.100–101). « Hier déjà » : les Chi­nois s’ar­rachaient les mon­tres ornées de gravures indé­centes ; « aujour­d’hui encore » : les cas­settes pornographiques pénètrent par Hong Kong. « Hier déjà » : on ne savait où loger l’am­bas­sade Macart­ney ; « aujour­d’hui encore » : l’hôtel­lerie chi­noise est restée rudi­men­taire (EI, p. 94)…

Il ne reste plus qu’à con­clure : « rien de nou­veau sous le soleil » (ver­sion hégéli­enne), « un peu­ple, surtout lorsqu’il a cinq mille ans d’his­toire der­rière lui, devient ce qu’il est et sera ce qu’il fut » (ver­sion niet­zschéo-lapalissi­enne), « inépuis­able Chine » (ver­sion chromo).

L’analo­gie est un genre d’au­tant plus dan­gereux qu’il comble l’ig­no­rance : imag­i­nons par exem­ple un mau­vais plaisant qui aurait l’é­trange idée de com­par­er de Gaulle à Louis XIV, et tel de ses « barons » à un cour­tisan. On sup­pose que le lecteur aurait la cul­ture suff­isante pour faire spon­tané­ment les trans­po­si­tions néces­saires, sans tomber dans les chausse-trappes du sens lit­téral. Con­cer­nant l’his­toire chi­noise, le résul­tat est beau­coup plus dou­teux ; dans le cas de M. Peyr­e­fitte, aucun doute n’est plus per­mis. Ain­si apprenons-nous que, si la Chine est dev­enue com­mu­niste… c’est qu’elle l’é­tait déjà : le Chi­nois n’est-il pas depuis tou­jours « instinc­tive­ment col­lec­tiviste » (TC, p. 21) ? « Le com­mu­nisme prim­i­tif des Chi­nois, épanoui dans le con­fu­cian­isme, Marx l’avait européanisé [?] Mao a sin­isé le marx­isme. Pourquoi ne se fondraient-ils pas » (TC, pp. 326–327)  Mao était un empereur rouge, Con­fu­cius un com­mu­niste de l’An­tiq­ui­té : rien de nou­veau sous le soleil.

L’analo­gie est au dis­cours his­torique ce que la tau­tolo­gie est au raison­nement logique : con­fon­dant antéri­or­ité et causal­ité, elle crée un univers fan­tas­magorique qui trans­forme l’his­to­rien en un col­lec­tion­neur de précé­dents, dont il égrène le chapelet et récite les mantras, à chaque sol­lic­i­ta­tion du réel. Rien de plus que le charme immé­di­at d’une fausse famil­iar­ité : passé et présent ain­si apposés per­dent toute signification.

Longue durée : le vol de l’aigle…

Ce jeu de miroirs ôte égale­ment toute sig­ni­fi­ca­tion au temps, au point que la Chine se voit indif­férem­ment affublée de clichés tels que : « deux fois mil­lé­naires » ou « quar­ante fois sécu­laires » : autant dire « sans âge », et, bien sûr, sans His­toire. La ren­con­tre avec la « longue durée » n’est donc pas un acci­dent, sans qu’on puisse démêler ce qui a le plus joué, de l’at­trait de notions comme « l’His­toire immo­bile » [[C’est le titre de la leçon inau­gu­rale d’Em­manuel Le Roy Ladurie au Col­lège de France en 1973.]] sur une pen­sée qui pié­tine, ou du posi­tion­nement sur un créneau des plus por­teurs dans les « galax­ies Gutem­berg et MacLuhan », pour repren­dre le jar­gon de l’in­téressé. Le tri­om­phe de la longue durée dans l’his­to­ri­ogra­phie, puis dans l’édi­tion et les médias, l’a en effet exposée depuis une dizaine d’an­nées à une OPA sauvage, con­duite par les « raiders » de la Nou­velle Droite. Le retourne­ment de ce qui était à l’o­rig­ine une sorte de marx­isme uni­ver­si­taire à la française en un revival­isme nour­ri des thès­es con­tre-révo­lu­tion­naires, tend à faire de la « longue durée » un syn­onyme d’en­racin­e­ment dans le ter­roir, de l’« iden­tité de la France » le sauf-con­duit des Bons Français. On se presse tout l’été au Fes­ti­val du Puy du Faou pour voir chem­iner en sabots un paysan vendéen venu du fond des âges clamer son irré­ductible iden­tité sur un texte orig­i­nal de M. Philippe de Villiers.

Est-ce par­en­té idéologique, ou voisi­nage édi­to­r­i­al ? Tou­jours est-il que M. Peyr­e­fitte nous donne de la longue durée une ver­sion « Fig.-Mag. ». En l’ab­sence des matéri­aux et des travaux suff­isants — la sim­ple approche quan­ti­ta­tive de la crois­sance économique des qua­tre derniers siè­cles posant en his­toire Chi­noise de red­outa­bles prob­lèmes, qu’il n’évoque d’ailleurs à aucun moment [[Bien que cer­tains soient cités dans sa bib­li­ogra­phie-gigogne, on cherchera en vain dans son développe­ment une référence aux travaux d’his­to­riens qui ont traité la longue durée comme Feuer­w­erk­er et Ho Ping-ti — pour l’é­conomie et la démo­gra­phie —, ou Skin­ner et Elvin — pour les struc­tures sociales —, pour ne pas par­ler des travaux japon­ais et chi­nois.]] — il reste l’œu­vre, « défi­ant les siè­cles », de ces géants « qui ont pétri dans leurs mains de fer une glaise informe : Nabu­chodonosor… [suiv­ent les dix noms qui ont fait l’his­toire]… Staline, Mao. (EI, p. 466) ; il reste une cer­taine sagesse pop­u­laire exprimée par les mots de ces grands hommes : on pense au Napoléon de « Du haut de ces pyra­mides… », à De Gaulle, « nour­ri d’his­toire longue et de réflex­ion » qui per­sis­tait à appel­er Russie la Russie (TC, p. 344) ; sug­gérons Mau­rice Cheva­lier, qui chan­ta « Paris sera tou­jours Paris »…

…L’œil de la taupe

M. Peyr­e­fitte n’a pas de chance : le choix hasardeux du XVIIIe siè­cle l’oblige, par fidél­ité envers sa thèse pré­conçue, à ten­ter d’im­mo­bilis­er une des péri­odes les plus dynamiques de l’his­toire chi­noise. Il lui aurait pour­tant suf­fi d’ou­vrir un de ces bons ouvrages de syn­thèse qu’il cite dans sa bib­li­ogra­phie, comme Le Monde chi­nois, de Jacques Ger­net, ou mieux encore Chi­nese Soci­ety in the XVI­I­Ith cen­tu­ry, de S. Naquin et E. Raws­ki, où on lit dès les pre­mières lignes de l’introduction :

Le XVIIIe fut l’une des péri­odes les plus dynamiques de la Chine pré-mod­erne, une époque ou la nou­velle dynas­tie des Qing (1644–1911) cher­cha à tenir en lisière la vague de crois­sance démo­graphique et de trans­for­ma­tions sociales que la tran­si­tion dynas­tique avait interrompue.

La Chine prit part à l’émer­gence d’une Économie Monde, le com­merce extérieur stim­u­la une nou­velle phase dans le procès du développe­ment économique. Com­mer­cial­i­sa­tion, urban­i­sa­tion, mobil­ité physique et sociale crois­sante facil­itèrent le relâche­ment des statuts rigides, et pro­duisirent une société de plus en plus dif­féren­ciée, mar­quée par une intense com­péti­tion pour la richesse, les grades (d’ex­a­m­ens).

Même infor­tune dans l’or­dre cul­turel : le XVIIIe siè­cle chi­nois fut l’ère des grandes remis­es en cause intel­lectuelles, « L’É­cole de l’ex­a­m­en cri­tique » [kaoz-hengx­ue] réfu­tant une grande par­tie de la tra­di­tion comme apoc­ryphe, ce qui amène des ama­teurs d’analo­gies autrement savants que M. Peyr­e­fitte à par­ler de Renais­sance ou de Lumières chinoises.

Celui-ci a d’ailleurs si peu de respect pour sa pro­pre thèse qu’il n’hésite pas à faire volte-face lorsque cela peut don­ner l’oc­ca­sion d’un bon développe­ment — de fait c’est bien meilleur que le reste, et cela nous laisse entrevoir ce qu’au­rait pu être un bon livre de vul­gar­i­sa­tion sur la Chine de l’ère Qian­long. Voici donc (EI, p. 273) la descrip­tion, suc­cincte mais vivante et juste, d’une cam­pagne chi­noise qui fait l’ad­mi­ra­tion d’Anglais du XVIIIe siè­cle, et fera dès leur retour celle de l’a­gronome Arthur Young qui leur a remis un ques­tion­naire détail­lé. Com­ment con­cili­er cette juste vue d’un Empire engagé dans une course pour­suite entre pro­duc­tion ali­men­taire et crois­sance démo­graphique, ce qui l’oblige non seule­ment à inten­si­fi­er les tech­niques agri­coles, mais aus­si à per­fec­tion­ner les tech­niques bureau­cra­tiques de « ges­tion de la famine » [[Voir P.-E. Will, Bureau­cratie et Famine au xvi­iie siè­cle, Mou­ton, Paris, 1980.]] avec l’idée fixe de l’immobilité ?

Il lui suf­fi­ra de dire que l’im­mo­bil­ité est… rel­a­tive. Rel­a­tive à quoi ? Mais à « nous », bien sûr. Trô­nant sur le faîte de la longue durée, il toise, impér­i­al, les chétifs sino­logues trib­u­taires qui lui refusent le koutou [proster­na­tion] :

Dans le long con­voi de l’hu­man­ité, les nations […] qui ne bougent pas recu­lent ; celles qui avan­cent sans hâte font du sur-place ; celles qui courent sont seules à progresser.

Ce mou­ve­ment et cette immo­bil­ité relat­ifs, on ne les aperçoit que par une com­para­i­son en longue péri­ode. Dans la Chine du XVIIIe siè­cle, il s’est passé beau­coup de choses [!] : un sino­logue qui con­sacre sa vie à les scruter peut hésiter à voir immo­bile cet Empire (EI, p. 464.)

On aura com­pris que la longue durée selon Peyr­e­fitte allie le vol de l’aigle à l’œil de la taupe. Ces moments où M. Peyr­e­fitte retombe sur ses pieds, et ses pieds dans ses prémiss­es, nous per­me­t­tent d’en­trevoir pourquoi il est un auteur calami­teux et un grand com­mu­ni­ca­teur : le développe­ment a chez lui une fonc­tion essen­tielle­ment pha­tique, des­tinée à main­tenir coûte que coûte l’at­ten­tion de son lecteur, comme le bagout du présen­ta­teur-vedette celle du téléspec­ta­teur. Les coq-à-l’âne, l’histri­on­isme, la cuistrerie, l’é­clec­tisme ne sont donc pas des faib­less­es, mais les raisons même de son suc­cès : il utilise les mêmes procédés que ces chaînes de TV de Hong Kong qui prévi­en­nent l’é­va­sion de leur pub­lic en organ­isant au sein de leurs pro­pres pro­grammes un zap­ping per­ma­nent. De même que vous pou­vez pren­dre ou quit­ter ces pro­grammes à tout moment, la struc­ture répéti­tive et kaléi­do­scopique de L’Em­pire immo­bile tend à une lis­i­bil­ité totale, au prix d’une vacuité non moins totale. Tien­dri­ons-nous là notre pre­mier auteur authen­tique­ment postmoderne ?

« Miroir, mon beau miroir… »

Mais nous nous sommes fixé la tâche ingrate de pren­dre la pen­sée-Peyr­e­fitte au sérieux. Aus­si devrons-nous tress­er nous même le fil de ses implications.

Le leit­mo­tiv « la Chine n’a pas inven­té la moder­nité occi­den­tale » con­stitue l’al­pha et l’omé­ga de L’Em­pire Immo­bile. Il est intéres­sant de décou­vrir l’o­rig­ine de la thèse de l’im­mo­bil­ité chi­noise chez Hegel comme reflet inver­sé de la moder­nité occi­den­tale. La sinolo­gie héri­ta donc, via le marx­isme, de ce qu’il faut bien appel­er une apor­ie, une impasse du raison­nement : le sino­logue, obnu­bilé par son objet d’é­tude, oublie que les critères qu’il lui applique sont ceux de sa cul­ture d’o­rig­ine. Pour un Européen, faire de l’his­toire c’est raison­ner sur un proces­sus cohérent et unifié, débouchant sur la moder­nité : tri­om­phe de la rai­son pour Hegel, ère de la ratio­nal­ité pour Weber, la moder­nité fut rel­a­tivisée et fonc­tion­nal­isée en mod­erni­sa­tion par la soci­olo­gie des années 50. Or, « par rap­port au con­cept wébérien de “moder­nité”, la théorie de la mod­erni­sa­tion procède d’une abstrac­tion lourde de con­séquences. Elle détache la moder­nité de ses orig­ines — l’Eu­rope des temps mod­ernes — et la présente comme un mod­èle général des proces­sus d’évo­lu­tion sociale, indif­férent au cadre spa­tio-tem­porel auquel il s’ap­plique » [[ürgen Haber­mas, Le Dis­cours philosophique de la moder­nité, NRF, Paris, 1985, p. 3.]]. Sous cet angle, stig­ma­tis­er l’im­mo­bil­ité de la Chine revient à lui reprocher de ne pas avoir pris d’elle-même le chemin de la moder­nité européenne. La tour­nure éco­nom­i­co-tech­nologique : (« pourquoi la Chine n’a-t-elle pas inven­té la Révo­lu­tion indus­trielle ? »), ou soci­ologique : (« pro­duisit-elle par elle-même des bour­geons de cap­i­tal­isme, des embryons de bour­geoisie ? ») ne sim­pli­fie la ques­tion qu’en apparence, car on décou­vre alors que la crois­sance d’une sphère économique autonome et les trans­for­ma­tions sociales cor­réla­tives sont pré­cisé­ment une spé­ci­ficité de l’Eu­rope mod­erne. La ques­tion est aus­si inévitable et légitime, que men­acée à chaque pas de som­br­er dans le solipsisme.

Inté­griste de la mod­erni­sa­tion, M. Peyr­e­fitte attribue toute hési­ta­tion sur la valid­ité du mod­èle occi­den­tal au « san­glot de l’homme blanc », cette sorte de langueur, d’avachisse­ment de l’âme, cet human­i­tarisme enfin qui nous sen­si­bilis­erait aux sirènes tiers-mondistes. Il faut recon­naître qu’il ren­con­tre ici la con­cep­tion vul­gaire qui part de l’év­i­dence présente : « l’oc­ci­den­tal­i­sa­tion du monde » , pour la pro­jeter dans un passé linéarisé en course de côte (récur­rence, chez lui, du jar­gon cycliste : « se détache », « pelo­ton », « lanterne rouge ») ; il recoupe aus­si, ce qui est plus préoc­cu­pant, la relec­ture occi­den­tal­isée que les « jeunes Chi­nois » font de leur passé. Dans un arti­cle con­sacré à ce qui fut sans con­teste l’événe­ment politi­co-cul­turel majeur de l’ère Deng, le tri­om­phe de la série télévisée « L’Elégie du Fleuve » [Hes­hang](1988), Joël Tho­raval fai­sait remarquer :

Il a man­qué un his­to­rien à l’équipe rassem­blée par L’Elégie du Fleuve. Para­doxale­ment, en effet, davan­tage de con­nais­sances his­toriques aurait allégé cette pesan­teur qu’on attribue à l’his­toire. Davan­tage d’at­ten­tion aux rup­tures, aux dis­con­ti­nu­ités, à la com­plex­ité des échanges et des syn­crétismes cul­turels aurait per­mis de met­tre en ques­tion cette con­cep­tion fatal­iste, en révélant les poten­tial­ités du développe­ment his­torique […] Ain­si aurait été mesuré le poids très relatif qu’il con­vient d’ac­corder à l’héritage cul­turel, et l’im­por­tance d’une con­jonc­ture con­tem­po­raine (impéri­al­isme, guer­res civiles, total­i­tarismes) sans laque­lle les apor­ies du présent restent incom­préhen­si­bles. (« La Tra­di­tion rêvée », Bul­letin de Sinolo­gie, Hong Kong, n°61.)

Ce passé sans épais­seur his­torique, mythi­fié en « racines cul­turelles » d’une prég­nance fatale, cette « tra­di­tion rêvée » — cauchemar des jeunes intel­lectuels chi­nois — ressem­ble trop à la car­i­ca­ture dressée par Peyr­e­fitte pour qu’on puisse douter de leur orig­ine com­mune : c’est l’ul­time avatar du « despo­tisme ori­en­tal », cette dernière grande con­struc­tion gigogne (réc­on­ciliant Hegel, Marx et la pen­sée libérale) par laque­lle la pen­sée occi­den­tale ten­tait de con­jur­er son spec­tre intime, le total­i­tarisme, en le dépor­tant au fin fond des steppes d’Asie, en l’en­fouis­sant dans les pro­fondeurs de l’his­toire chi­noise. Il sera à coup sûr intéres­sant de se tenir infor­mé des réac­tions lors de la paru­tion de L’Em­pire immo­bile, en cours de tra­duc­tion en Chine. Déjà, le malaise qu’il pro­duit chez les étu­di­ants rési­dant en France révèle une par­ti­c­ulière sen­si­bil­ité, qui n’est pas sans rap­pel­er l’en­goue­ment de la généra­tion de la pre­mière révo­lu­tion cul­turelle chi­noise, celle des années 20, pour le dar­win­isme social. On craint, avouons-le, que la soft-idéolo­gie libérale, dont l’é­clec­tisme et la tau­tolo­gie peyr­e­fit­téens sont une avant-garde crédi­ble, parachève le décerve­lage entre­pris par l’ob­scu­ran­tisme maoïste.

Sales mentalités

De même qu’il écra­sait la « longue durée » en une tra­di­tion homogène et intem­porelle, « l’his­toire des men­tal­ités » se réduit chez Peyr­e­fitte à la descrip­tion d’une « men­tal­ité col­lec­tive » con­damnant l’in­di­vidu chi­nois à ce que nous pren­drons la lib­erté d’ap­pel­er le « dilemme du papi­er tue-mouche » : s’engluer sur place, en remuant faible­ment les ailes, ou s’ar­racher pour aller pon­dre ailleurs.

M. Peyr­e­fitte com­plète le flo­rilège occi­den­tal sur la men­tal­ité du Chi­nois « naturelle­ment fourbe »  : ne pas oubli­er, nous dit-il, qu’il est aus­si menteur, sale, goin­fre, cupi­de, prim­i­tif, puéril… Loin de pren­dre ses dis­tances avec les réac­tions d’Anglais du XVIIIe siè­cle sous le choc cul­turel, il renchérit, cor­rige leurs faux pas par trop naïfs ou indul­gents : ain­si reprend-il Staunton qui avait osé par­ler de la « douceur des puni­tions », au lieu de s’in­ter­roger sur la rel­a­tiv­ité des témoignages humains. « Sale men­tal­ité, ces Chi­nois », con­clu­ra le lecteur naïf. Mais comme aucune des sci­ences humaines ne lui est étrangère, notre auteur a tôt fait de cul­buter notre prim­i­tif sur le divan du psy­ch­an­a­lyste. Infan­tile, comme on sait, le Chi­nois, est un per­vers poly­mor­phe. Resté au stade anal, puisqu’il malaxe ses excré­ments avec de la terre pour en faire de l’en­grais (« Exis­terait-il un lien entre cer­tains traits col­lec­tifs, fréquem­ment décrits par les Chi­nois eux-mêmes — puéril­ité, con­fu­sion, gré­garisme, indis­ci­pline, gaspillage, saleté —, et un stade de l’anal­ité qui n’au­rait pas été vécu avec la rigueur voulue ? […] L’usage qua­si religieux des excré­ments récoltés comme un bien­fait au lieu d’être rejetés comme hon­teux — cet usage à con­tre-emploi n’a-t-il pas pu nuire, siè­cle après siè­cle, à l’équili­bre psy­chique des Chi­nois, jusqu’à per­pétuer des névros­es inhibantes ? » [EI, p. 343]), ne dédaig­nant pas pour autant les plaisirs de l’o­ral­ité, il est en out­re nar­cis­sique (EI, p. 474), autiste (puisque « son énergie men­tale, comme celle de l’en­fant autis­tique décrit par Bet­tel­heim, est “… asservie au seul but de pro­téger sa vie, en nég­ligeant la réal­ité extérieure” », [El, p. 359]), fou, enfin, ou en tout cas car­ac­tériel, puisque « les Chi­nois sont très polis au moment où ils sont polis, très bru­taux dans leurs accès de bru­tal­ité » (EI, p. 135).

L’eth­nolo­gie est, de même, traitée à la hus­sarde : ain­si apprend-on au début de La tragédie chi­noise qu’« en principe, un M. Chou de Pékin ne peut épouser une Mlle Chou de Can­ton, laque­lle pour­tant n’est pas du même sang que lui. En zone rurale notam­ment, […] un garçon n’épousera pas une fille qui lui est étrangère, mais qui porte le même patronyme ; en revanche, il épousera sa cou­sine ger­maine en lignée mater­nelle. Son fils agi­ra de même, et le fils de son fils, jusqu’à con­som­ma­tion de la dégénéres­cence ». (TC, pp. 23–24.) Cela est affir­mé tran­quille­ment, sans aucune note de référence. En fait, on croy­ait le « principe » en ques­tion — à savoir l’ar­ti­cle « Tongx­ing wei hun » du Code impér­i­al, qui inter­di­s­ait les mariages entre per­son­nes de même nom — aboli depuis le début du siè­cle, et de toute façon ren­du obsolète depuis des siè­cles par la mobil­ité — Eh oui, juste­ment ! — de la pop­u­la­tion. Le lecteur non prévenu retien­dra qu’il a affaire à un mil­liard — par­don, 900 mil­lions, puisque c’est l’ef­fec­tif de pop­u­la­tion rurale don­né à la même page — de crétins con­géni­taux. Il serait d’ailleurs venu de lui-même à cette con­clu­sion à la seule descrip­tion des paysans arriérés, prim­i­tifs, super­sti­tieux, et d’ailleurs « instinc­tive­ment col­lec­tivistes », sur laque­lle s’ou­vre La Tragédie chi­noise, il en con­clu­ra derechef que la « per­ma­nente tragédie chi­noise », c’est pré­cisé­ment d’être chinois.

Race et culture

On ne sera pas sur­pris que M. Peyr­e­fitte finisse par se deman­der à quelle espèce il a affaire : tour­nant prudem­ment autour de cette ques­tion cru­ciale dans L’Em­pire Immo­bile, il la prend à bras le corps au début de La Tragédie chi­noise, en s’abri­tant courageuse­ment der­rière une réflex­ion tirée d’une let­tre con­fi­den­tielle de Teil­hard de Chardin : « je vois grandir une hypothèse que je cher­chais à écarter, mal­gré une acca­blante con­cor­dance de témoignages : c’est que les Chi­nois représen­tent une couche anthro­pologique­ment inférieure de l’Hu­man­ité » (TC, p. 20).

Le néo-racisme con­tem­po­rain a per­du son fonde­ment biologique : le terme de race, irrémé­di­a­ble­ment com­pro­mis par le nazisme, a cédé la place au dis­cours sur la « plu­ral­ité des cul­tures » et leur « iné­gale apti­tude au pro­grès » [[Voir les développe­ments d’Alain Finkielkraut dans La Défaite de la pen­sée, p. 94 sq.]]. Il ne faut pour­tant pas être grand clerc pour recon­naître la même inspi­ra­tion der­rière l’« étholo­gie com­parée » — le terme d’étholo­gie faisant à notre con­nais­sance référence à la sci­ence des com­porte­ments ani­maux dans leur milieu naturel —, cette nou­velle branche des sci­ences humaines dont M. Peyr­e­fitte se flat­te d’être le New­ton (TC, p. 344). Les normes cul­turelles étant « impérieuses comme des gènes », et « aus­si indélé­biles que l’en­cre de Chine », il est intéres­sant de son­der le degré de lit­téral­ité qu’il con­vient d’ac­corder à ces métaphores par la com­para­i­son de deux ver­sions du même thème clas­sique : le châ­ti­ment. Notre pierre de touche est le Dr Matignon, remar­quable spéci­men du dis­cours sci­en­tiste et tran­quille­ment raciste de la Belle Époque.

Ver­sion Années folles :

La cangue est le procédé clas­sique, pho­tographié par tous les globe-trot­teurs d’Ex­trême-Ori­ent. Les Chi­nois s’ac­com­mod­ent très bien de ce large col de bois, même lorsqu’ils ont les mains immo­bil­isées et que, pen­dant l’été, des cen­taines de mouch­es leur taquinent le vis­age : jamais je n’ai aus­si bien com­pris qu’en face de ces con­damnés la supéri­or­ité que don­nait au Chi­nois sur l’Eu­ropéen son absence de nerfs. (Dix ans au pays du drag­on, Paris, 1919, p. 255.)

Ver­sion 1990 :

« Le châ­ti­ment, a écrit Durkheim, sert surtout à guérir les blessures faites aux sen­ti­ments col­lec­tifs. » Cette appré­ci­a­tion soci­ologique du bien et du mal sem­ble avoir été portée tout exprès pour les Chi­nois, chez qui, depuis qu’ils sont con­sti­tués en nation, le sen­ti­ment col­lec­tif est si vif.

La remar­que va loin : elle place chaque société dans l’in­ca­pac­ité d’es­timer à leur prix les mesures puni­tives en vigueur dans une autre société. Si nous ignorons quels actes, quelles atti­tudes lèsent un peu­ple, nous ne pou­vons savoir non plus quels châ­ti­ments sont de nature à l’a­pais­er. (TC, p. 137.)

Intéres­sant rap­proche­ment : le pos­i­tiviste sans état d’âme attribue au cuir chi­nois ce que notre cul­tur­al­iste fin de siè­cle attribue, avec force cir­con­lo­cu­tions et en per­ver­tis­sant Durkheim, au sen­ti­ment col­lec­tif, à la cul­ture, cette « sec­onde peau ». Dans les deux cas, nous voici les obser­va­teurs ingénus, les « étho­logues com­para­tistes » de l’altérité chi­noise. Nous voici pré­parés à com­pren­dre qu’on ne gou­verne pas ce « large sub­strat prim­i­tif » avec des principes human­i­taires. Prêts à met­tre entre par­en­thès­es notre « tra­di­tion judéo-chré­ti­enne », selon laque­lle « une vie vaut toutes les vies », et à sup­port­er « la thèse des dirigeants chi­nois » : celle du « coup de bis­touri », du « moin­dre mal » qui a préservé la Chine de la guerre civile (TC, p. 203).

« Massacre » ou « boucherie » ?

M. Peyr­e­fitte a beau­coup d’ad­mi­ra­tion pour le chef des indigènes, qui sait faire régn­er la loi et l’or­dre par­mi ces gens-là ; c’est un « génie insub­mersible », « un enseignant infati­ga­ble », du nom de Deng Xiaop­ing : du fond de son empire immo­bile, celui-ci n’a-t-il pas décou­vert, puis appliqué la for­mule incan­ta­toire avec laque­lle notre poly­graphe a lui-même exor­cisé le « Mal Français » : « Enrichissez-vous ». Pékin sera tou­jours Pékin, et un pékin un pékin ; des pékins que leur men­tal­ité prim­i­tive entraîne à « résis­ter par la force à l’au­torité légale » (TC, p. 214) (ce qui, en Chine comme chez nous, est un pléonasme) devi­en­nent derechef de « mau­vais élé­ments », et leur élim­i­na­tion physique ne peut être qual­i­fiée (TC, p. 274) de mas­sacre, mais « d’opéra­tion de police un peu rude », au pire de « car­nage » ou de « boucherie » (le car­nage et la boucherie étant au mas­sacre ce que l’étholo­gie est à la psy­cholo­gie) ; du reste, l’usage du bam­bou eût été plus con­forme à la tra­di­tion, et pas beau­coup moins effi­cace, puisque « dix coups peu­vent tuer, comme on l’a vu à Tian’an­men en 1976 » (TC, p. 293). Les Chi­nois s’é­tant « tou­jours mon­trés aus­si prompts à la révolte. qu’à la soumis­sion (TC, p. 283), le peu­ple s’est mis du côté du vain­queur et s’adonne à cette vieille tra­di­tion chi­noise qu’est la déla­tion. L’au­teur nous mon­tre d’ailleurs qu’il ne dédaigne pas l’ap­port des saines tra­di­tions en con­clu­ant ainsi :

Il est souhaitable et con­forme à nos meilleures tra­di­tions que nous accor­dions l’asile poli­tique aux dis­si­dents chi­nois. Mais cela n’im­plique pas que nous héber­gions sur notre sol une sorte de con­tre-gou­verne­ment. Ce serait con­traire au droit inter­na­tion­al, qui n’ad­met pas qu’on pré­tende à la fois entretenir des rela­tions nor­males avec un État et favoris­er une organ­i­sa­tion qui le com­bat ; con­traire aus­si au droit français, qui stip­ule qu’un réfugié poli­tique ne peut pas exercer d’ac­tiv­ité poli­tique. (TC, p. 333.) 

Con­stance de ces « experts ès choses chi­nois­es », dans « l’ar­riéra­tion des mass­es chi­nois­es » les raisons de soutenir la dynas­tie Qing con­tre les Taip­ing, Yuan Shikai con­tre Sun Yat­sen, Tchang Kaichek con­tre Mao, Deng con­tre les mou­ve­ments démoc­ra­tiques… Sous cet angle, décidé­ment, rien de nou­veau sous le soleil.

Conclusion en forme de portrait chinois

Cet arti­cle aura atteint son but si le lecteur se con­va­inc que L’Em­pire immo­bile et La tragédie chi­noise entre­ti­en­nent avec la Chine d’hi­er et d’au­jour­d’hui un rap­port des plus loin­tains, mais avec les lubies et la per­son­nal­ité de leur auteur une telle prox­im­ité qu’ils finis­sent par trac­er de lui un sug­ges­tif por­trait chi­nois. Si c’é­tait immo­bile et fer­mé sur soi-même, ce ne serait donc pas un Empire qui absor­ba tout au long de son his­toire, d’Asie, d’Eu­rope ou d’Amérique, les influ­ences et les apports les plus divers, mais un laborieux épigone qui réduit la grande pen­sée libérale à un dilemme sim­pliste (fermeture/ouverture = stop/go), indéfin­i­ment ressas­sé, et couche le XVIIIe siè­cle, quand ce n’est pas toute l’his­toire chi­noise, sur ce lit de Pro­custe. Si c’é­tait con­ser­va­teur, borné à repro­duire quelques cita­tions canon­iques hors de tout con­texte, imper­méable au temps et rebelle à l’in­no­va­tion, ce ne serait pas une bureau­cratie qui dut sa péren­nité à de remar­quables capac­ités d’adap­ta­tion et d’ini­tia­tive, mais un « his­to­rien » qui pare du pres­tige de la longue durée l’ig­no­rance, l’analo­gie fraud­uleuse entre un cliché et son précé­dent. Si c’é­tait prim­i­tif et puéril, ou même solip­siste, tau­tologique, autis­tique, nar­cis­sique et, pour finir, mal­adi­ve­ment orgueilleux…, ce ne serait pas un peu­ple qui a su enrichir le pat­ri­moine de l’hu­man­ité d’in­ven­tions majeures, intro­duire les tech­nolo­gies les plus divers­es, qui s’est mis depuis plus d’un siè­cle — pour le meilleur et, trop sou­vent, le pire — à l’é­cole de l’Oc­ci­dent dans l’ob­ses­sion de sa mod­erni­sa­tion, mais un auteur qui, ne pou­vant con­cevoir « l’autre pôle de l’ex­péri­ence humaine » que comme un miroir mag­nifi­ant sa supéri­or­ité intrin­sèque, car­i­ca­ture ain­si la pire tra­di­tion occi­den­tale. Comme on lui par­lait un jour de ce Peyr­e­fitte du XVIe siè­cle qui se van­tait de ren­tr­er inchangé de ses voy­ages : « Hé, dit Mon­taigne : c’est qu’il s’é­tait emporté avec soi » !

[/Jérôme Bour­gon./]


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