La Presse Anarchiste

Périple à la redécouverte de mon pays

[/Dédié à Dinicu Goles­cu [[Écrivain roumain appar­tenant à une grande famille de boyards, Dinicu Goles­cu (1777–1830) est l’au­teur d’un ouvrage inti­t­ulé Insemnare a cala­to­riei mele [notes de mon voy­age] où il présente l’Oc­ci­dent aux Roumains d’une manière didac­tique. Son livre est le miroir où la société roumaine se reflète à tra­vers l’Oc­ci­dent.]] et à C. K./]

Entre le 15 févri­er et le 5 mars 1990, peu de temps donc après les événe­ments de décem­bre 1989 qui ont con­duit à la chute du clan Ceaus­es­cu, je me trou­vais en Roumanie, en com­pag­nie de mon ami français, C.K., eth­no­logue et soci­o­logue de son méti­er. Notre voy­age com­mençait sur le fond d’une cam­pagne élec­torale qui en était à ses débuts et nous avons quit­té la Roumanie dix jours avant que n’é­clate le con­flit intereth­nique de Transylvanie.

Nous avons décidé d’ex­am­in­er ensem­ble la sit­u­a­tion du pays avant les élec­tions, avec la cer­ti­tude que, au moins en Tran­syl­vanie, la libéral­i­sa­tion provo­quera des effets per­vers, c’est-à-dire un renou­veau des ten­sions nationales manip­ulées par des élé­ments de l’an­ci­enne Secu­ri­tate, par des extrémistes appar­tenant aux deux eth­nies qui en prof­iteront pour jouer la carte nation­al­iste et gag­n­er l’élec­torat sen­si­bil­isé par vingt ans de nation­al­isme larvé, entretenu par le régime Ceausescu.

J’ai con­va­in­cu le directeur d’une agence vidéo de met­tre à ma dis­po­si­tion le matériel néces­saire à la réal­i­sa­tion d’un reportage en Roumanie, en lui exposant mes pro­jets et en soulig­nant l’in­térêt d’une analyse soci­ologique de la péri­ode préélec­torale. J’é­tais con­va­in­cu que la télévi­sion française serait intéressée par la présen­ta­tion des caus­es de la vic­toire prévis­i­ble du Front de salut nation­al, avec toutes ses impli­ca­tions pour l’avenir de ce pays de l’Est. C’é­tait sans compter sur la légèreté acca­blante de cer­tains jour­nal­istes et sur les con­traintes de la télévi­sion com­mer­ciale en France.

En effet, entre le 23 décem­bre 1989 et le 15 jan­vi­er 1990, je me trou­vais dans les stu­dios de TF1, en tant que tra­duc­teur-inter­prète, suiv­ant l’ensem­ble des images que la Télévi­sion roumaine libre envoy­ait vers le monde quelque­fois vingt-qua­tre heures sur vingt-qua­tre. Mes obser­va­tions m’ont per­mis de saisir les débuts de la manip­u­la­tion des infor­ma­tions, mais je me suis heurté à un mur d’in­com­préhen­sion des événe­ments et au refus de la rédac­tion d’ac­cepter toute autre inter­pré­ta­tion que celle don­née par les envoyés spéciaux.

Un seul exem­ple : à la vue des pre­mières images du « charnier de Timisoara », j’ai com­mu­niqué aux tech­ni­ciens et aux jour­nal­istes présents ma con­vic­tion intime qu’il s’agis­sait de cadavres anciens et que les coupures vis­i­bles sur les corps n’é­taient pas des traces de sup­plices infligés mais les signes recon­naiss­ables de l’au­top­sie pra­tiquée sur des per­son­nes décédées à l’hôpi­tal. Mais sans réus­sir à con­va­in­cre per­son­ne. Pour­tant, pour moi, fils de médecin et vis­i­teur des morgues en tant que can­di­dat à la fac­ulté de médecine, les choses étaient indubitables.

Mes con­vic­tions avaient besoin d’une véri­fi­ca­tion sur place. Je sais main­tenant que j’avais rai­son, mais je sais aus­si qu’il est très dif­fi­cile d’échap­per aux préjugés devenus opin­ions et que la drama­ti­sa­tion des événe­ments est une loi des médias occi­den­taux qui vivent sous la pres­sion de l’Audimat.

À mon tour, je suis obligé pour le film que je pré­pare et pour le texte que j’écris d’opér­er un découpage et un mon­tage, donc de soumet­tre la « réal­ité » au mes­sage que je désire trans­met­tre. Je me laisse porter par ma mémoire agglu­ti­nante et par mes notes sur un chemin que je ne vais plus jamais par­courir. Le retour dans mon pays, que j’avais quit­té depuis trois ans, était réal­is­able une seule fois, tout autre voy­age sera dif­férent, sans cette émo­tion si par­ti­c­ulière de la redé­cou­verte, de l’amour sans merci.

Arrivé en France en 1987, en tant que réfugié poli­tique, je me suis inter­rogé sur ce que l’on pou­vait faire pour cette Roumanie que j’avais quit­tée par dés­espoir, par manque de con­fi­ance dans la restruc­tura­tion pos­si­ble d’une société liqué­fiée, atom­isée sous l’ef­fet con­jugué de la crise des valeurs, de la crise économique et de l’in­stau­ra­tion, qui me sem­blait incon­tourn­able, d’une logique de la sur­vivance. Je n’ai pas encore trou­vé de réponse. Que le texte qui suiv­ra soit l’esquisse d’une réponse plausible.

La voie que j’ai choisie n’est pas celle de la recon­sti­tu­tion chronologique de mes ren­con­tres tout au long de ce voy­age de re-con­nais­sance, mais plutôt une mise en page qui par­ti­ra du con­cret de la nota­tion du reporter vers l’in­ter­pré­ta­tion. Ren­dre donc au vis­i­ble un sens.

Brasov, ville ouvrière

Brasov est une ville située aux con­fins d’une dépres­sion sub­carpa­tique, au pied d’un rocher qui s’ap­pelle Tim­pa. Au cen­tre, s’élèvent des vieux bâti­ments qui gar­dent encore sur leurs murs des inscrip­tions en alle­mand, sou­venir des citadins colons d’autrefois.

À la périphérie s’é­ten­dent les quartiers roumains. Ils préser­vent encore les traits des vil­lages, surtout celui qui s’ap­pelle Scheii Brasovu­lui. Proche du cen­tre-ville, sym­bole d’un Moyen Age ori­en­tal, s’élève l’église Noire, édi­fice con­stru­it par les colons sax­ons aux murs noir­cis par maints incendies.

La grande rue est bour­rée de monde à la recherche de vivres. Une présence inso­lite dans ce paysage citadin : un restau­rant au pro­fil chi­nois, mais je n’ai pas le temps d’en goûter les spécialités.

Nous nous ren­dons à la rédac­tion de la revue Astra à la recherche d’un per­son­nage haut en couleur, le jeune (pas si jeune, d’ailleurs) jour­nal­iste Vasile Gogea, philosophe de for­ma­tion et écrivain de voca­tion, com­plète­ment absorbé depuis 1987 par la politique.

En 1987, Brasov a été le théâtre des pre­mières man­i­fes­ta­tions de rue et de masse con­tre le régime de Ceaus­es­cu. Les tra­vailleurs d’une grande usine de tracteurs ont prof­ité d’un rassem­ble­ment élec­toral, organ­isé par les autorités, pour crier leur mécon­tente­ment et inve­stir la place cen­trale en cri­ant des slo­gans con­tre Ceaus­es­cu et con­tre la dic­tature. Le siège local du par­ti com­mu­niste a été saccagé.

Les autorités ont arrêté les meneurs quelques jours après, et les ont soumis à de durs inter­roga­toires suiv­is de sévices physiques. Puis, au cours d’un procès pub­lic à l’in­térieur de l’en­tre­prise, ils les ont accusés de hooli­gan­isme, con­damnés à la dépor­ta­tion dans des endroits éloignés du pays où ils ont vécu en rési­dence sur­veil­lée jusqu’en décem­bre 1989. Peu de temps après ces man­i­fes­ta­tions, Vasile Gogea a réus­si, en prenant de gros risques, à ren­con­tr­er un jour­nal­iste français, alors que tout con­tact avec des étrangers sans l’ac­cord préal­able de la police poli­tique était inter­dit par la loi. C’est ain­si que la presse occi­den­tale a été mise au courant d’un cer­tain nom­bre de détails sur la révolte ouvrière de Brasov et ses conséquences.

Dans les bureaux de la rédac­tion Astra, le calme règne main­tenant. On fume et on feuil­lette des jour­naux indépen­dants locaux dont les pages ne ressem­blent plus à l’an­ci­enne presse con­trôlée par le par­ti. Plus d’un détail bizarre ressort de la recon­sti­tu­tion des événe­ments de décem­bre 1989 à Brasov. Il s’ag­it de faits récents qui, para­doxale­ment, sont plus obscurs que jamais.

En décem­bre, comme partout ailleurs dans les villes de province, on a tiré beau­coup par-dessus les bâti­ments et les murs gar­dent peu de traces de balles. La pop­u­la­tion est restée enfer­mée chez elle. Par con­tre, des per­son­nages qui sem­blaient bien infor­més et pré­parés ont investi les bâti­ments offi­ciels pour vite con­stituer des comités du salut.

Les morts — car il y a eu des morts — ont vraisem­blable­ment été plutôt les vic­times des bavures de l’ar­mée que de la résis­tance acharnée des piliers du régime, les troupes de la Secu­ri­tate, autrement con­nues pour leur efficacité.

On attend l’ar­rivée de Mircea Sevaci­uc, ouvri­er à l’u­sine de tracteurs, un des lead­ers du mou­ve­ment « 15 novem­bre 1987 », de retour à Brasov après une longue dépor­ta­tion au nord de la Mol­davie. Il est actuelle­ment représen­tant du mou­ve­ment syn­di­cal indépen­dant. On sort dans la rue pour filmer les lieux des man­i­fes­ta­tions de 1987. Je pose des ques­tions à Sevaci­uc pour essay­er d’obtenir une recon­sti­tu­tion des événe­ments et pour con­naître ses opin­ions sur le rôle futur des syn­di­cats en Roumanie.

Sevaci­uc n’est ni un con­teur ni un théoricien. Il sem­ble être un homme d’ini­tia­tive, prag­ma­tique. Peut-être, devant ses sem­blables, est-il plus bavard. Mais il me sem­ble que le charisme lui manque. Il n’est pas Wale­sa, il lui manque un chantier naval et ses quelques généra­tions de pro­lé­taires. Car la plu­part des tra­vailleurs roumains sont des paysans qui ont quit­té récem­ment les villages.

À l’ex­cep­tion de quelques régions, par­mi lesquelles le bassin minier de la val­lée de Jiu, les zones indus­trielles de Resi­ta, de Baia Mare, de Bucarest, de Timisoara et les docks de Con­stan­ta, le pays ne dis­pose pas des tra­di­tions pro­lé­taires et citadines qui engen­drent habituelle­ment la sol­i­dar­ité de classe et la dynamique des mou­ve­ments contestataires.

Depuis notre ren­con­tre avec Mircea Sevaci­uc, j’ai trou­vé son nom partout dans la presse à l’oc­ca­sion des man­i­fes­ta­tions de sol­i­dar­ité entre les intel­lectuels et les syn­di­cats indépen­dants. Mais je me demande si ce n’est pas plutôt à cause de la présence près de lui de notre ami, le jour­nal­iste, qui avait peut-être besoin d’une légitim­ité pour ses actions poli­tiques. Car les analy­ses de Vasile Gogea et ses pro­jets d’ac­tion me font revivre les dis­cours de Sartre, et à rebours, tous les pop­ulismes et les « nar­o­d­ni­cismes » du xixe siè­cle sur la base desquels se sont con­stru­its les pro­jets d’ac­tion poli­tique sol­idaires entre les intel­lectuels et le peu­ple. S’a­gi­rait-il de la seule, inévitable et illu­soire solu­tion ? Peut-être, même si les risques, dans cette époque qu’on appelle post­mod­erne, seront les mêmes. Car il ne faut pas oubli­er le désen­chante­ment des intel­lectuels polon­ais, comme Mich­nik et les autres anciens mem­bres du KOR, après la marche prési­den­tielle de Walesa.

La dém­a­gogie pop­uliste de ce dernier, avec des accents xéno­phobes à peine voilés, prou­ve-t-elle que les intel­lectuels seront une fois de plus relégués à la posi­tion des « com­pagnons de route » ? Est-il vrai­ment pos­si­ble de con­stru­ire une alliance durable entre l’in­tel­li­gence ana­ly­tique et cri­tique, d’une part, le prag­ma­tisme de la poli­tique et de la rai­son d’É­tat, de l’autre ?

L’in­tel­li­gentsia des pays de l’Est sera-t-elle capa­ble de jouer son rôle, de pro­pos­er un pro­jet réformiste ou révo­lu­tion­naire, con­tre la recrude­s­cence du trib­al­isme et face à la quête d’un illu­soire bien-être apporté mirac­uleuse­ment à ces pays par le trans­fert d’un mod­èle qui reste en fait à inven­ter ? Le soi-dis­ant pas­sage du com­mu­nisme au cap­i­tal­isme est-il pos­si­ble à l’Est ? Et à quel prix ?

Le pas­sage des pou­voirs entre deux généra­tions, longtemps blo­qué par la géron­to­cratie, se réalise main­tenant par la mon­tée de la tech­nocratie, pro­duite par les régimes com­mu­nistes, qui est en train de con­quérir le pouvoir.

Vasile Gogea répond à mes ques­tions devant le mur de l’église Noire. Il m’as­sure qu’à Brasov il n’y a pas de con­flits intereth­niques poten­tiels. La pres­sion du pou­voir s’ex­erçait, surtout après 1987, de la même manière sur l’ensem­ble de la pop­u­la­tion de la ville. Devant l’en­ne­mi com­mun, une cer­taine sol­i­dar­ité s’est con­sti­tuée. Com­bi­en de temps durera-t-elle ?

Pen­dant le dia­logue avec Gogea je change les angles, ce qui n’est pas une manière très pro­fes­sion­nelle de choisir les pris­es de vue (je l’ai appris plus tard), pour capter les images des alen­tours : on entend les paroles du joumal­iste mais on voit des détails du mur latéral de l’église. À côté de nous passent des jeunes en cos­tume d’époque. Serait-ce le car­naval en pré­pa­ra­tion ou alors une répéti­tion de la troupe de théâtre d’a­ma­teurs d’un lycée voisin ?

Vasile Gogea me ras­sure en me dis­ant que les anciens de la nomen­klatu­ra sont tou­jours en place, après le retourne­ment de veste opéré dans les pre­miers jours.

La porte du siège du Par­ti nation­al libéral est fer­mée. Pas loin de là, une affiche mar­que la présence de l’or­gan­i­sa­tion de la Jeunesse libre. Le terme « libre » mar­que une nuance poli­tique : la sub­or­di­na­tion envers le nou­veau sys­tème du Front du salut nation­al, qui a réac­tivé les anci­ennes struc­tures de l’U­nion de la jeunesse communiste.

Au coin de la rue, un petit spec­ta­cle : un Tzi­gane vend des « bil­lets de chance » que deux per­ro­quets jaunâtres tirent avec leur bec d’un tas, à la demande de celui qui veut con­naître son des­tin. Un groupe col­oré et gai attend son tour.

J’en­tre dans une bou­tique de mon­tres et de bijoux pour m’a­cheter une mon­tre-bracelet ou de gous­set. En 1987, avant mon départ, on trou­vait encore des mon­tres russ­es bon marché et de bonne qual­ité ain­si que des mon­tres chi­nois­es avec des bracelets métalliques, des chaînes, des broches ou bien des bagues en argent avec des pier­res semi-pré­cieuses gravées.

Rien de tout cela, main­tenant. Restent quelques mon­tres élec­tron­iques de fab­ri­ca­tion roumaine, des réveils grossiers avec leur mécanique bruyante et des bracelets en aci­er, derniers sym­bol­es de l’in­dus­tri­al­i­sa­tion social­iste dont la Roumanie de Ceaus­es­cu était si fière, avec ses tonnes d’aci­er par tête d’habi­tant, un aci­er que per­son­ne ne voulait plus acheter sur le marché mondial.

J’achète une mon­tre-bracelet à la pen­sée qu’à Paris je n’au­rais pas les moyens de me per­me­t­tre la même chose.

Dehors, sur le trot­toir, des flaques d’eau, la neige com­mence à fon­dre. Les som­mets des mon­tagnes alen­tours sont encore enneigés. Des jeunes passent, leurs skis sur l’é­paule, de retour d’un week-end passé sur les pistes proches.

On déje­une raisonnable­ment dans un restau­rant plein à cra­quer. Il y a beau­coup de fumée, du bruit des cli­quetis de bouteilles de bière déchargées à la hâte du camion qui vient livr­er la marchan­dise. Tout le monde s’amuse.

Baia Mare, centre d’industrie minière

Un ancien ami de C.K., appa­ratchik de la cul­ture de masse, nous reçoit dans son apparte­ment petit-bour­geois d’un quarti­er d’HLM ver­sion social­iste. Nous sommes traités avec tous les égards dus à des étrangers, dans l’e­sprit d’une hos­pi­tal­ité tra­di­tion­nelle dans ces par­ages, même à l’heure de la mal­nu­tri­tion et de la pénurie sci­en­tifique organ­isée par le régime Ceaus­es­cu pour hon­or­er les dettes de l’É­tat envers le Fond moné­taire inter­na­tion­al ou d’autres débiteurs.

On apprend que son frère, offici­er supérieur de la Secu­ri­tate à Baia Mare, a été muté quelque part dans le sud du pays, avant la chute de Ceaus­es­cu, pour une ténébreuse affaire de cor­rup­tion. Il ne tra­vaille plus dans la police. Pour ceux qui le ren­con­trent dans son nou­veau milieu, il doit pass­er pour un banal fonc­tion­naire de l’É­tat. Mais son appar­te­nance à la police sera tou­jours un lien et il pour­ra tou­jours être réac­tivé le moment venu…

Après la révo­lu­tion, beau­coup de « sécuristes » ont changé de rési­dence ain­si que cer­tains fonc­tion­naires (eux-mêmes « sécuristes ») des ambas­sades roumaines. Ils étaient con­nus dans les milieux des émi­grés tels des chevaux boi­teux que l’on repère de loin. Avec leur stature de garçons solides, leurs mâchoires pleines et un com­mence­ment d’embonpoint, leurs habits parais­sent trop ser­rés et leurs cra­vates pen­dent comme des ficelles entre leurs pectoraux.

Dans la mai­son de l’ac­tiviste, le jeune gen­dre est un Hon­grois qui par­le bien le roumain mais qui a l’air de s’être égaré ici, avec sa barbe et ses cheveux flot­tants, entre les meubles stan­dard pleins d’emphase et de den­telle de cette petite-bour­geoisie d’an­ciens fonc­tion­naires de l’É­tat com­mu­niste. Le jeune est un syn­di­cal­iste de type nou­veau et il nous racon­te com­ment s’est con­sti­tué chez eux un syn­di­cat indépen­dant. À leur tour, les employés et la direc­tion ont for­mé un autre syn­di­cat (patronal, pour ain­si dire), pour pro­téger leurs intérêts spé­ci­fiques. « Les ouvri­ers ne veu­lent plus faire de poli­tiqu »», me dit-il.

Cavnic

Cavnic c’est un cen­tre minier proche de Baia Mare. On y exploite des mines de métaux non fer­reux, du plomb et des métaux rares.

Les bâti­ments sont vieux, jaunâtres tachés de noir. La neige est tassée par les roues des auto­bus trans­portant, par roule­ment, les mineurs des vil­lages d’a­len­tour. Les gens nous entourent dès qu’ils nous voient arriv­er, la caméra à la main. C.K. retrou­ve quelques vis­ages con­nus : des « demi-paysans », comme on dit, du vil­lage de Bred où il avait séjourné il y a quelque temps pour les besoins d’une enquête ethnologique.
— Com­ment ça va ?

— Ah, ça va bien…

— Quelque chose a changé, depuis la révolution ? 

— Ah, qu’est-ce qui pou­vait bien changer… 

Un homme en veste mate­lassée bleue, por­tant des lunettes, intervient : 

— Ils nous mentent, tous !

Il a un vague accent et nous dit qu’il est hon­grois. Il par­le avec pas­sion, s’é­touf­fant d’indig­na­tion : pas sur des thèmes nationaux, comme on pou­vait s’y atten­dre, mais à pro­pos de la grève qui a eu lieu quelques semaines auparavant… 

À cette occa­sion, ils avaient demandé la démis­sion du min­istre des Mines, ancien directeur de la mine de Cavnic, pro­mu à ce nou­veau rang par le Front. Les gens nous regar­dent, quelques-uns inter­vi­en­nent à leur tour. La plu­part se taisent et hochent la tête. Des habits paysans, des vestons de laine, des vis­ages vieil­lis… L’actuel min­istre a été l’homme de Ceaus­es­cu, et il a chargé les mineurs d’en­gage­ments pris en leur nom, afin de dépass­er les prévi­sions du plan. Il a tout fait pour aug­menter les normes et le nom­bre des heures de tra­vail. Les anciens droits des mineurs (découlant du pro­gramme réduit pour les travaux durs) étaient depuis longtemps per­dus. Le gou­verne­ment a pris des mesures pour qu’ils tra­vail­lent huit heures comme tout le monde, sans tenir compte du long tra­jet que les mineurs devaient par­courir entre l’en­trée dans la mine et les pro­fondeurs où se situ­ait leur lieu de tra­vail. Dans plusieurs mines, le pointage se fai­sait sur le lieu de tra­vail, donc en réal­ité on tra­vail­lait dix heures par jour. Les appareils admin­is­trat­ifs et bureau­cra­tiques étaient énormes par rap­port au nom­bre des mineurs. L’or­gan­i­gramme d’une entre­prise minière avait la forme d’une pyra­mide inver­sée. À Cavnic, les grévistes n’ont pas seule­ment demandé la démis­sion ou la des­ti­tu­tion de leur ancien directeur devenu min­istre, mais aus­si la réduc­tion des normes quan­ti­ta­tives d’ex­trac­tion, la réduc­tion à six heures du temps de tra­vail, des con­di­tions d’hy­giène et sécu­rité. Les mineurs, par­mi lesquels la sil­i­cose fai­sait des rav­ages, n’avaient plus le droit de pren­dre la retraite avant les autres ouvri­ers ; cela d’au­tant plus que, pour des motifs d’or­dre financier, cer­tains mineurs âgés souhaitaient rester dans la mine le plus longtemps pos­si­ble. C’é­tait tout de même un revenu sûr, alors que l’a­gri­cul­ture n’of­frait pas aux paysans les moyens de sur­vivre par les seuls engage­ments con­tractuels oblig­a­toires envers l’É­tat qui achetait les pro­duits agri­coles à des prix dérisoires.

« Les ves­ti­aires sont froids, humides et sales, nous dis­ent les gens. Venez les voir ! » Mais on ne peut pas y accéder (la direc­tion nous l’in­ter­dit) pas plus que nous ne pou­vons descen­dre dans la mine. Il nous faudrait un sauf-con­duit du min­istre. Après la grève, et à la demande des mineurs, le Pre­mier min­istre, Petre Roman, s’est ren­du à Cavnic. « En héli­cop­tère jusqu’à Baia Mare, ensuite en voiture. Comme Ceaus­es­cu !, nous dit-on. Il nous a promis des tas de choses, des hauss­es de salaires, la réduc­tion des normes de tra­vail. Ensuite per­son­ne n’a rien fait. Ils nous mentent, tous ! »

Avant que nous remon­tions en voiture, deux mineurs se sont approchés pour nous ques­tion­ner, tout bas, sur les oppor­tu­nités de tra­vail en France et en Bel­gique. Aujour­d’hui, quand les bassins car­bonifères du nord de la France vien­nent d’être com­plète­ment aban­don­nés pour manque de rentabil­ité, je pense avec tristesse aux illu­sions que peu­vent encore nour­rir ces com­pagnons et camarades.

Les auto­bus démar­rent bruyam­ment. À côté, quelques camions amé­nagés pour trans­porter les mineurs vers les vil­lages les moins acces­si­bles se met­tent pénible­ment en marche à leur tour, avec leurs portes qui se bal­an­cent sur des charnières détéri­orées. Une fumée piquante s’élève au-dessus de l’étroite vallée. 

Le groupe stat­u­aire, d’un par­fait mau­vais goût, représen­tant un mineur ten­ant un marteau pneu­ma­tique dans sa poigne vigoureuse, paraît insignifi­ant à côté des bâti­ments élevés, sur les vit­res desquels restent encore col­lés quelques morceaux des affich­es de la grève, déchirées par la direc­tion, exigeant, au nom des jeunes, le départ des vieux à la retraite. Des emplois, il en faut…

Au Par­lement roumain, un député esti­mait que la pop­u­la­tion de chômeurs, en 1991, s’élèvera à plus de 500.000 per­son­nes. D’autres par­lent d’un million.

À la sor­tie de Cavnic vers Baia Mare, un camion français arrêté au bord de la route décharge des ali­ments et des médica­ments. La pop­u­la­tion forme une immense queue à l’in­térieur d’une cour. Après l’in­ven­taire, on com­mencé la dis­tri­b­u­tion des aides. Nous cher­chons les accom­pa­g­na­teurs du con­voi. Les autorités locales ont invité les Français à manger. En sor­tant de table, l’un d’en­tre eux, mem­bre du Lion’s club d’Angers, nous con­fesse qu’il s’at­tendait à trou­ver ici, d’après les pro­pos de la presse française, des vil­lages détru­its par la folie réfor­ma­trice de Ceauces­cu. « Pas la moin­dre trace de tout cela, je me suis sen­ti berné, puis j’ai fini par réalis­er qu’ils avaient besoin de tout, surtout de médica­ments et d’in­stru­ments médi­caux élé­men­taires. Mais on n’é­tait guère pré­parés à cela. La prochaine fois, on essay­era de leur apporter des choses dont ils ont vrai­ment besoin. »

Dans un quarti­er nou­veau de Baia Mare, nous sommes hébergés chez un pro­fesseur de français dont la femme est médecin. Du bal­con, je filme une scène qui me rap­pelle mon enfance : avant Noël, dans la cour, on met­tait par terre une large planche. Mené de force et grog­nant ter­ri­ble­ment, peut-être de peur, le porc engrais­sé se pré­parait à mourir égorgé par les longs et fins couteaux spé­ci­aux du bouch­er du quarti­er. Le sang était recueil­li dans un récip­i­ent, le corps traîné à côté sur un lit de foin puis les poils brûlés. La couenne était ensuite râpée, légère­ment enfumée par les flammes, on éven­trait l’ab­domen, on le lavait à grande eau, puis les oreilles, flam­bées mais encore crues, étaient don­nées aux enfants qui les rongeaient. On pesait les couch­es de lard, on hachait la viande pour les sauciss­es et le boudin était pré­paré pour le dîn­er de la famille.

Entre les bâti­ments bleus, à côté d’un rond de fleurs et sur le trot­toir de la ville, le spec­ta­cle de l’en­fance avait une allure étrange. Du reste, le rit­uel était le même. Il ne man­quait que les enfants. Et le foin était rem­placé par des souf­flets ali­men­tés au gaz butane qui sif­flaient, dirigeant leur flamme bleutée vers la peau rose clair du porc, des vrais lance-flammes, comme on en voit encore dans les doc­u­men­taires sur la Sec­onde Guerre mondiale.

À côté de l’hô­tel du nou­veau cen­tre-ville, près de l’In­sti­tut supérieur des mines, dans la pous­sière légère­ment humide du square, des poules de la race Rhode Island fouil­lent, préoc­cupées, à la recherche de quelques grains ou vers de terre.

Dans les années 30, un écrivain de la famille de Zola, le Roumain Car­ol Arde­leanu, pub­li­ait un roman sur les mineurs, inti­t­ulé les Vers de la terre. Depuis, l’in­tro­duc­tion des tech­niques d’ex­ploita­tion mécanique, plus opéra­tionnelles et plus effi­caces, n’ont pas réus­si à chang­er l’essen­tiel du rap­port entre tra­vail et tra­vailleur. Les mal­adies pro­fes­sion­nelles n’ont pas été éradiquées et il était inter­dit, jusqu’à une date récente, d’en par­ler dans la presse. Un mineur malade est incur­able et, s’il a la malchance d’avoir une intox­i­ca­tion qui le réduirait à l’in­va­lid­ité, aucun sys­tème d’as­sur­ance ne lui viendrait en aide. Et s’il lutte pour défendre ses droits, il est con­sid­éré, main­tenant comme avant, comme semeur de dis­corde et, ain­si, élim­iné, isolé sociale­ment. Les syn­di­cats auront beau­coup à faire. À con­di­tion que leur récupéra­tion par le pou­voir actuel puisse être con­tre­car­rée, sinon ils res­teront des sim­ples cour­roies de trans­mis­sion, dans la tra­di­tion com­mu­niste. En févri­er, la majorité des syn­di­cats indépen­dants des alen­tours préféraient lut­ter pour leur pro­pre compte, se méfi­ant de toute coor­di­na­tion nationale ou puis­sante fédération.

Sfîntu Gheorghe

[/«Surtout, n’ou­blions pas qu’au-delà de toutes opin­ions poli­tiques on est tous hongrois ! »/]

Ville située au début de la dépres­sion du Ciuc, si on arrive de Brasov, Sfin­tu Ghe­o­rghe est habité en majorité par des Hon­grois et des Sek­lers. À la Mai­son du corps didac­tique, insti­tu­tion autre­fois surnom­mée « la mai­son du porc didac­tique », le Par­ti de la minorité mag­yare en Roumanie (MDSZ) organ­ise des débats sur des thèmes préélec­toraux. Étrange man­i­fes­ta­tion pour quelqu’un qui n’avait enten­du par­ler jusqu’alors que des « con­seils » organ­isés sur le plan nation­al par le par­ti com­mu­niste pour assur­er le chœur de sol­i­dar­ité des col­lab­o­ra­tionnistes dans les rangs des minori­taires mag­yars, alle­mands de Tran­syl­vanie et de Banat, ukrainiens, arméniens, juifs out­atares ; les Tzi­ganes, en revanche, ne béné­fi­ci­aient pas du même statut de « minorité », mal­gré le grand nom­bre de « col­la­bos » issus de leurs rangs, des « mil­i­tants » bien placés dans l’ap­pareil du par­ti et de l’É­tat, sans discrimination.

Aujour­d’hui, les délégués d’une organ­i­sa­tion en cours de con­sti­tu­tion, en Tran­syl­vanie, se réu­nis­sent pour for­muler leur pro­gramme poli­tique et social, dans un débat qui garde encore le style des vieilles réu­nions, mais dont le nom­bre de nuques épaiss­es et de dou­bles men­tons par­mi les par­tic­i­pants s’est con­sid­érable­ment réduit. Le vocab­u­laire s’est aus­si épuré de l’an­cien lan­gage pseu­do-poli­tique, effacé par un nou­veau sen­ti­ment de respon­s­abil­ité envers une cause commune.

Dans la salle de réu­nion, des reporters de la Télévi­sion cana­di­enne s’af­fairent à filmer ces scènes inhab­ituelles. Leur puis­sant réflecteur me per­met de pren­dre à mon tour des images de qual­ité. J’in­siste sur les motifs flo­raux, étrange mélange de tulipes bleues peintes sur des colonnes en trompe l’œil. Ces fleurs sont con­sid­érées comme spé­ci­fiques à la déco­ra­tion hon­groise mais les colonnes imi­tent le style égyptien.

Un écon­o­miste par­le des lois du marché, du libre-échange. Un jeune enseignant de Cluj fait appel à la rai­son et insiste pour con­va­in­cre l’au­di­toire qu’il ne faut pas se hâter : « Le pro­gramme most vagy soha, main­tenant ou jamais, peut induire une résis­tance de la majorité et empêch­er la sat­is­fac­tion des reven­di­ca­tions hon­grois­es. D’ailleurs, qui peut nous assur­er que nous pou­vons con­serv­er les acquis ? Un pro­gramme rad­i­cal, appliqué trop rapi­de­ment, risque de nuire à notre cause. »

Il s’ag­it surtout de la reprise des anciens locaux des écoles mag­yares dont l’en­seigne­ment, avant la révo­lu­tion, était soit bilingue soit exclu­sive­ment roumain.

« La théorie selon laque­lle, pour­suit le jeune enseignant, on doit prof­iter du vide de pou­voir d’a­vant les élec­tions est à dou­ble tran­chant et ne nous garan­tit pas que ceux qui l’emporteront ne revien­dront pas sur de telles con­quêtes ou recon­quêtes pré­cip­itées. D’ailleurs, j’ai déduit la même chose de con­tacts que j’ai eus avec les lead­ers du Par­ti nation­al paysan. »

Je suis avec intérêt le dis­cours calme et lucide du jeune pro­fesseur. Je ne peux pas me ren­dre compte de l’im­pact de ses raison­nements poli­tiques sur l’au­di­toire et ne peux mal­heureuse­ment pas atten­dre la fin de la réu­nion pour faire un sondage d’opin­ion, même empirique.

Des dis­cours idéologiques dif­férents sous-ten­dent les autres inter­ven­tions. On se trou­ve presque devant la diver­sité nor­male d’une vie par­lemen­taire. Mais ici le fac­teur uni­fi­ca­teur de l’eth­no­cen­trisme sem­ble par moments empêch­er l’ex­pres­sion naturelle d’une telle diver­sité idéologique. C’est le para­doxe de n’im­porte quelle organ­i­sa­tion qui trou­ve sa cohé­sion dans un con­cept eth­nique, trib­al et non dans le con­cept de démoc­ra­tie poli­tique. Alors qu’en démoc­ra­tie l’ex­pres­sion poli­tique reste indi­vidu­elle, ici, c’est la col­lec­tiv­ité eth­nique qui impose ses règles à l’in­di­vidu. Com­ment définir les intérêts de la col­lec­tiv­ité sans empêch­er l’ex­pres­sion indi­vidu­elle ? Car, en démoc­ra­tie, un par­ti peut exclure un de ses mem­bres pour insoumis­sion ou dis­si­dence, et le citoyen reste libre de fonder un autre par­ti ou d’ad­hér­er à une autre organ­i­sa­tion. Ici, le groupe eth­nique n’ad­met pas la dis­si­dence et le rejet de l’in­di­vidu le trans­forme en rené­gat ou apa­tride. La pres­sion du groupe eth­nique est plus forte, surtout en cas de crise iden­ti­taire comme c’est le cas des Mag­yars de Tran­syl­vanie. Cette crise provoque une réac­tion d’iso­la­tion­nisme, une lev­ée de boucliers con­tre l’in­ter­ven­tion de l’É­tat de la majorité dans la des­tinée de la minorité. La com­mu­nauté se referme sur elle-même et essaie de trans­former son com­plexe d’in­féri­or­ité en com­plexe de supéri­or­ité. D’où l’ap­pari­tion de dif­fi­cultés dans la com­mu­ni­ca­tion inter­com­mu­nau­taire et la man­i­fes­ta­tion de névros­es d’i­den­tité dans les zones de con­tact direct entre les eth­nies. À long terme, ces névros­es sont généra­tri­ces de ten­sions sociales car le proces­sus naturel d’os­mose sociale et eth­nique est empêché de fonc­tion­ner nor­male­ment. L’é­tude sta­tis­tique à long terme des mariages mixtes pour­rait indi­quer à quel point ce type de névrose con­tred­it le principe de l’exogamie.

Tîrgu Mures : le calme avant la tempête

Nous arrivons à Tîr­gu Mures, ville de 120.000 habi­tants, tard dans la soirée. Nous sommes reçus par un ami, pro­fesseur d’anglais et cri­tique lit­téraire. Stephan B. est un homme d’une tenue morale irréprochable, intel­li­gent, doué pour la cri­tique lit­téraire. Il est d’o­rig­ine hon­groise, mais a fait ses études en roumain. Il tra­vaille dans le comité de rédac­tion d’une revue hon­groise et s’ex­prime avec aisance dans les deux langues, mais écrit en roumain. Depuis notre vis­ite, il a réus­si à obtenir un poste de maître-assis­tant à l’u­ni­ver­sité de Cluj, ce qui prou­ve qu’au moins pour lui la révo­lu­tion a réus­si à faire bouger les choses, car là était sa place.

Avant de nous endormir, nous arrivons à par­ler un peu des événe­ments de décem­bre. Il nous mon­tre des pho­tos pris­es pen­dant les man­i­fes­ta­tions. Devant le siège du comité départe­men­tal du Par­ti com­mu­niste, la place est jonchée de papiers à moitié car­bon­isés. Des bou­gies allumées sont posées à même le pavé à la mémoire des morts. Parce qu’i­ci, aus­si, il y a eu des vic­times. Quelques nécrolo­gies sont col­lées sur un pan­neau impro­visé, des vic­times hon­grois­es et roumaines côte à côte. Je compte quinze affichettes mais, en lisant, je me rends compte qu’il s’ag­it aus­si de sol­dats tombés dans d’autres villes, au champ d’hon­neur. Mais où se trou­ve le champ d’hon­neur dans une guerre civile ?

Du reste, Tîr­gu Mures a recon­quis son allure tran­quille, les vit­rines cassées d’une cafétéria sont sur le point d’être rem­placées. Il reste très peu de traces vis­i­bles des affron­te­ments, si ce n’est le mur noir­ci par l’in­cendie qui a détru­it l’ate­lier d’un cor­don­nier à l’en­tresol d’un bâti­ment vis-à-vis de la poste. Des balles ont enflam­mé le stock de colle entre­posé chez l’ar­ti­san. Devant, dans un square, se dresse la stat­ue d’un révo­lu­tion­naire quar­ante-huitard roumain, œuvre du sculp­teur offi­ciel de notre ville. Elle rap­pelle par sa laideur le bon vieux temps du réal­isme social­iste ; il en va de même pour l’im­mense stat­ue du sol­dat roumain libéra­teur, située de l’autre côté du square, qui a rem­placé celle du sol­dat sovié­tique. Son bras, bran­dis­sant un dra­peau dans une fausse ges­tic­u­la­tion héroïque et phallique, indique la direc­tion de la mater­nité com­mu­nale, dis­ent les citadins avec humour.

Une immense file d’at­tente s’al­longe devant le mag­a­sin de la presse. Depuis l’ap­pari­tion de cen­taines de pub­li­ca­tions indépen­dantes après la révo­lu­tion, les gens sont devenus des fous de l’in­for­ma­tion. Nous tra­ver­sons la place des Ros­es pour pénétr­er à l’in­térieur de la cathé­drale ortho­doxe. L’im­mense nef cen­trale est bondée de vieux mais aus­si de jeunes chan­tant ensem­ble dans une com­mu­nion qui n’est prob­a­ble­ment pas unique­ment religieuse. L’église est dev­enue le refuge et le lieu d’ex­pres­sion du nation­al­isme. Je filme de longues séquences, j’in­siste sur les vis­ages qui expri­ment le recueille­ment et un étrange bon­heur. À la sor­tie, un men­di­ant assis à même le sol tend la main au pas­sant, petit prof­i­teur de l’é­mo­tion. À quelques dizaines de mètres de là, la com­mu­nauté hon­groise est rassem­blée dans son église. Mêmes vis­ages, mêmes sen­ti­ments, même cohé­sion sous la ban­nière de la langue qui les sépare des autres.

Nous remon­tons la rue au bout de laque­lle se trou­ve le lycée Bolyai-Farkas, bâtisse mas­sive, solen­nelle, aux façades déco­ra­tives et chargées du Jugend­stil, adap­ta­tion de l’Art nou­veau à la spé­ci­ficité locale, avec ses tulipes rouges en bas-reliefs céramique. C’est ici qu’a eu lieu un des pre­miers affron­te­ments entre les par­ents des élèves hon­grois et les par­ents des élèves roumains voulant cha­cun s’emparer des lieux.

Après quelques pris­es d’im­ages, je décide d’abor­der le sujet cen­tral, la dis­pute si peu uni­ver­si­taire à pro­pos du statut de l’In­sti­tut de médecine et phar­ma­cie. Son his­toire nous sera rap­pelée par celui qui est mon prin­ci­pal inter­locu­teur, le pro­fesseur hon­grois d’anatomie pathologique de l’In­sti­tut de médecine et phar­ma­cie. Son bureau se trou­ve dans le sous-sol de la nou­velle clin­ique uni­ver­si­taire départe­men­tale, immense bâti­ment en béton aux entrailles labyrinthiques der­rière lesquelles les joyeux édiles de la ville ont eu l’idée de plac­er le nou­veau cimetière, vraisem­blable­ment pour assur­er davan­tage de con­fort aux malades. Nous tra­ver­sons le musée des hor­reurs, une col­lec­tion de fœtus mon­strueux dans des bocaux rem­plis de liq­uide jaunâtre, jalouse­ment con­servée par notre pro­fesseur. Je tire quelques images, en pen­sant les utilis­er lors du mon­tage comme métaphore du car­ac­tère mon­strueux de la xénophobie.

L’his­toire de l’In­sti­tut de médecine et phar­ma­cie de Tîr­gu Mures ne date pas de la nuit des temps. Le bâti­ment a une courte his­toire. Lycée mil­i­taire après l’u­ni­fi­ca­tion de la Tran­syl­vanie et de la Roumanie en 1919, il date plutôt de la fin du siè­cle dernier, époque à laque­lle les Hon­grois le des­ti­naient prob­a­ble­ment au même usage. Le pro­fesseur con­sid­ère que cette « préhis­toire » n’a aucun rap­port avec l’ob­jet de notre vis­ite et préfère com­mencer son réc­it à l’après guerre. Il présente la créa­tion de l’In­sti­tut à Tîr­gu Mures comme une néces­sité his­torique, en oubliant cepen­dant de pré­cis­er que cette créa­tion a eu lieu dans le con­texte du découpage au milieu de la Tran­syl­vanie roumaine d’une région autonome mag­yare. Ce découpage con­sti­tu­ait, je crois, la réponse typ­ique­ment stal­in­i­enne à une ques­tion réelle : com­ment assur­er l’ex­er­ci­ce des droits à l’ex­pres­sion libre de la spé­ci­ficité cul­turelle d’une ethnie ?

Les pop­u­la­tions de Tran­syl­vanie ont donc besoin de médecins qui par­lent leurs langues. L’en­seigne­ment uni­ver­si­taire médi­cal dans la langue mater­nelle répond à la néces­sité d’une com­mu­ni­ca­tion flu­ide entre les médecins et leurs malades. Mais un insti­tut hon­grois n’ac­corde ce droit qu’aux Hon­grois. Or, en Tran­syl­vanie, il y a aus­si d’autres minorités. Est-il pos­si­ble d’as­sur­er un enseigne­ment supérieur médi­cal ou tech­nique, dans toutes les langues par­lées dans la région ou bien la com­mu­nauté hon­groise doit-elle, de par son nom­bre, con­tin­uer à béné­fici­er de cer­tains privilèges ?

En Tran­syl­vanie, la pop­u­la­tion hon­groise est con­cen­trée dans cer­taines zones où elle ne détient pour­tant pas la majorité. Elle s’est établie dès le xe siè­cle aux con­fins de la région. Au fil des siè­cles, les dynas­ties hon­grois­es suc­ces­sives ont con­quis l’ensem­ble du ter­ri­toire et l’ont peu à peu colonisé en fonc­tion des besoins poli­tiques, mil­i­taires et économiques du roy­aume. Seule excep­tion, la région mon­tag­neuse de l’est de la Tran­syl­vanie, habitée depuis des siè­cles par les Sek­lers, de langue hon­groise. C’est dans cette zone que les autorités com­mu­nistes ont fondé la Région autonome hon­groise. Con­séquence : l’aug­men­ta­tion de la con­cen­tra­tion hon­groise dans la zone. par­tir de 1963, les autorités com­mu­nistes ont changé leur poli­tique pour pré­par­er et réalis­er le démem­bre­ment de cette région. C’é­tait le début du tour­nant nation­al du com­mu­nisme à la roumaine.

Je suis arrivé en 1963 à Tîr­gu Mures à la fin de mes études uni­ver­si­taires en tant que maître assis­tant à l’In­sti­tut de théâtre Szent­györ­gy-Istvàn, école supérieure d’en­seigne­ment artis­tique en langue hon­groise qui assur­ait la for­ma­tion des comé­di­ens pour les cinq théâtres jouant dans la langue mater­nelle des Hon­grois de Tran­syl­vanie. J’ai obtenu ce poste grâce a mon bilin­guisme. J’ai enseigné la langue, la lit­téra­ture et l’his­toire du théâtre roumain, ain­si que la lit­téra­ture com­parée. Mes étu­di­ants n’é­taient pas très motivés mais j’ai réus­si à les intéress­er par un style d’en­seigne­ment un peu dif­férent des ennuyeuses lec­tures de notes de cours imposés par mes supérieurs.

L’époque était plus libérale. En 1964, le gou­verne­ment a lancé sa riposte aux propo­si­tions russ­es pour une spé­cial­i­sa­tion par zones économiques à l’in­térieur du camp social­iste. Cette déc­la­ra­tion fut con­sid­érée comme une véri­ta­ble déc­la­ra­tion d’indépen­dance et fai­sait fig­ure, non seule­ment aux yeux des Roumains mais aus­si des gou­verne­ments occi­den­taux de tour­nant décisif dans les rela­tions au sein du Come­con. Et les minorités ont suivi le mou­ve­ment. Pour les intel­lectuels hon­grois de Roumanie « le soleil com­mençait à se lever à Bucarest ». Les librairies s’emplirent de livres et de péri­odiques importés de Hon­grie mais aus­si de France, Alle­magne ou de Grande-Bre­tagne. À Zalau, dès 1963, j’avais acheté l’édi­tion com­plète en hon­grois des nou­velles d’Ernst Hem­ing­way. Les spec­ta­cles de Liviu Ciulei, Lucian Pin­tilie, David Esrig ou Radu Pen­ci­ules­cu, des met­teurs en scène roumains qui tra­vail­laient à Bucarest atti­raient des foules. Mes étu­di­ants étaient isolés à Tîr­gu Mures et leur seule référence restait un théâtre de province. Ils voulaient désor­mais se ren­dre à Bucarest pour appren­dre, pour s’in­former. Le cir­cuit édi­to­r­i­al fut réor­gan­isé, décen­tral­isé, ain­si que celui de la presse. Les grandes villes de province acquirent de nou­velles maisons d’édi­tions et de nou­velles pub­li­ca­tions sub­ven­tion­nées par l’É­tat. Une époque d’es­sor de la cul­ture ain­si que de l’é­conomie com­mençait. Cepen­dant, dans la région, à cette même époque, fut enclenchée la rouman­i­sa­tion des insti­tu­tions, de la nomen­klatu­ra du par­ti et de l’É­tat [[Une étude com­plète à ce sujet, le livre de Toth Sàn­dor, Jelen­tés Erdély­böl [rap­port de Tran­syl­vanie], écrit en 1987, a été pub­liée en hon­grois à Paris en 1989 dans Mag­yar Fuzetek [cahiers hon­grois] n°3. Elle présente, à mon avis, deux défauts : celui d’ig­nor­er les phénomènes sem­blables de l’Eu­rope de l’Est et celui de ne pas analyser les acquis cul­turels de la minorité hon­groise en Tran­syl­vanie en tant que priv­ilèges, dans le con­texte poli­tique de l’après-guerre et du stalinisme.]].

Les Hon­grois ont vécu avec une cer­taine amer­tume ces change­ments, comme le pro­fesseur d’anatomie pathologique venait de nous le rap­pel­er, en com­mençant son his­toire avec l’u­ni­fi­ca­tion des uni­ver­sités à Cluj en 1958. Dans les deux uni­ver­sités indépen­dantes de Cluj, l’en­seigne­ment était dis­pen­sé, depuis les début des années 50, respec­tive­ment en hon­grois et en roumain. Pour impos­er l’u­ni­fi­ca­tion, au nom de la fra­ter­nité de la jeunesse des deux eth­nies, Bucarest a envoyé sa main forte, Nico­lae Ceaus­es­cu, le futur dic­ta­teur de la Roumanie.

J’ai assisté per­son­nelle­ment, en tant qu’é­tu­di­ant, à cette fameuse réu­nion. Les règles de l’art con­som­mé des réu­nions pré­parées d’a­vance ont été bous­culées par les inter­ven­tions de quelques tur­bu­lents uni­ver­si­taires hon­grois, dont le pro­fesseur Szabé­di Géza, spé­cial­iste en poé­tique et styl­is­tique, tra­duc­teur de tal­ent de la poésie roumaine, qui a refusé de se soumet­tre à cette pra­tique dilatoire.

Il a défendu l’indépen­dance de l’U­ni­ver­sité hon­groise et son pro­pre droit de s’adress­er à l’au­di­toire dans sa langue mater­nelle, le hon­grois, en dépit des inter­ven­tions nerveuses et menaçantes de Nico­lae Ceaus­es­cu, vis­i­ble­ment furieux. Ne com­prenant pas le hon­grois, il fut obligé de faire appel à un inter­prète pour suiv­re les débats.

Ordre était don­né de Bucarest et per­son­ne ne pou­vait donc empêch­er l’u­ni­fi­ca­tion admin­is­tra­tive et poli­tique des deux uni­ver­sités. Quelques semaines plus tard, le pro­fesseur Szabé­di s’est sui­cidé, pour pro­test­er, peut-être, mais aus­si sous la pres­sion de la police poli­tique. Le par­ti avait tou­jours besoin d’obtenir l’ac­cord de ses vic­times. Les résis­tances ren­con­trées par Ceaus­es­cu à cette occa­sion allaient jouer plus tard un rôle con­sid­érable dans ses déci­sions poli­tiques con­cer­nant les minorités nationales, et spé­ciale­ment la minorité hongroise.

En invo­quant ce tour­nant his­torique, le pro­fesseur d’anatomie pathologique entendait insis­ter sur l’ac­céléra­tion de la roman­i­sa­tion de l’en­seigne­ment sec­ondaire et supérieur hon­grois pen­dant les dernières années et sur la néces­sité d’ar­rêter ce proces­sus afin de frein­er la perte de l’i­den­tité eth­nique de la com­mu­nauté hon­groise de Roumanie. Une iden­tité égale­ment men­acée par l’émi­gra­tion des élites vers la Hon­grie, notam­ment depuis la sig­na­ture des con­ven­tions d’Helsinki.

À l’In­sti­tut de médecine et phar­ma­cie la bataille con­cerne, pour l’in­stant, la représen­ta­tion à l’in­térieur du sénat uni­ver­si­taire. Les Roumains acceptent une représen­ta­tion pro­por­tion­nelle, les Hon­grois con­sid­èrent cette représen­ta­tion comme un héritage com­mu­niste et deman­dent la représen­ta­tion égal­i­taire. Les pro­fesseurs mobilisent leurs étu­di­ants. Les étu­di­ants hon­grois men­a­cent avec des man­i­fes­ta­tions publiques et avec des grèves de la faim. Mais pour les deux par­ties il s’ag­it en fait d’une lutte pour le main­tien ou la recon­quête de priv­ilèges. Les Roumains n’ac­ceptent pas la perte, pour­tant prévis­i­ble, des fonc­tions obtenues à l’époque de Ceaus­es­cu grâce à leurs tal­ents dém­a­gogiques dans la plu­part des cas. Les uni­ver­si­taires hon­grois veu­lent accéder à de nou­velles respon­s­abil­ités et occu­per des places d’hon­neur. La dém­a­gogie com­mu­niste est rem­placée par la dém­a­gogie nationale. Les droits des nations con­stituent les moyens et non les fins de cette lutte.

Le recteur actuel de l’In­sti­tut est roumain. Il refuse aus­si bien l’idée de la représen­ta­tion égal­i­taire que le pas­sage vers un enseigne­ment uni­ver­si­taire médi­cal et phar­ma­ceu­tique autonome en hon­grois. Ses argu­ments s’in­scrivent dans la con­cep­tion tra­di­tion­nelle de l’É­tat nation­al uni­taire, avec une seule langue offi­cielle. La rai­son d’É­tat impose aux citoyens d’être prêts à rem­plir leur devoir en fonc­tion des impérat­ifs soci­aux. Les médecins doivent soign­er les malades sans dis­crim­i­na­tion, donc un doc­teur qui ne par­le pas la langue roumaine sera hand­i­capé dans les régions où la pop­u­la­tion est roumaine. C’est inimag­in­able qu’un médecin soit obligé de con­sul­ter ses malades avec un inter­prète, s’indigne notre inter­locu­teur roumain. La ratio­nal­ité admin­is­tra­tive exige, d’après lui, un réseau uni­forme de ser­vices médicaux.

Le recteur, placé avec com­mod­ité dans la rai­son et dans la majorité, n’en­vis­age pas la sit­u­a­tion con­traire, la présence d’un médecin roumain dans un région habitée par des Hon­grois, donc la néces­sité pour lui aus­si de con­naître la langue de la minorité.

Nos inter­locu­teurs étu­di­ants ressem­blent à leurs pro­fesseurs : même assur­ance, même logique du par­ti pris, même per­méa­bil­ité aux rumeurs et même disponi­bil­ité pour se laiss­er manip­uler par les lead­ers poli­tiques de la com­mu­nauté à des fins électorales.

Je con­state que les étu­di­ants ignorent la cul­ture des autres, avec, en plus, un sen­ti­ment de supéri­or­ité de la part des Roumains. Mon bilin­guisme touche mes inter­locu­teurs mag­yars qui ne poussent cepen­dant pas la civil­ité jusqu’à me répon­dre dans ma langue mater­nelle, qu’ils con­nais­sent mal et qu’ils iden­ti­fient à l’op­presseur, com­mu­niste et roumain par-dessus le marché. Tout comme, pen­dant l’après-guerre stal­in­ien, la langue russe, dont l’en­seigne­ment était oblig­a­toire à l’é­cole mais qui, par ailleurs, était mère por­teuse d’une lit­téra­ture géniale, était rejetée par la plu­part des jeunes des pays socialistes.

Le dis­cours de nos inter­locu­teurs reste fer­mé dans la logique de l’in­tolérance, de la mécon­nais­sance. Les pres­sions exer­cées par le régime Ceaus­es­cu pour impos­er la rouman­i­sa­tion et l’« inté­gra­tion dans la nation social­iste uni­taire » a lais­sé des traces : rad­i­cal­i­sa­tion des posi­tions des lead­ers au sein des minorités comme de la majorité, dis­pari­tion des inter­mé­di­aires. Toutes les con­di­tions étaient rem­plies pour l’ex­plo­sion de Tîr­gu Mures. Si l’on prend en con­sid­éra­tion l’in­térêt tant de la police poli­tique, la Secu­ri­tate, que des actuels gou­ver­nants d’im­pos­er au plus vite un gou­verne­ment à la main forte, il est prob­a­ble que la ten­sion a été savam­ment mon­tée. Entre les ordres de Nico­lae Ceaus­es­cu pour pré­par­er la mobil­i­sa­tion de l’ar­mée roumaine en Tran­syl­vanie, trans­mis par son frère, Ilie, avant le 23 décem­bre 1989, sous le pré­texte de la men­ace étrangère aux fron­tières, et les rumeurs, non sans fonde­ments d’ailleurs comme toute rumeur effi­cace, sur les provo­ca­tions et les pro­fa­na­tions des mon­u­ments roumains par des touristes hon­grois entrés en Roumanie à l’oc­ca­sion de la com­mé­mora­tion, le 15 mars, de la révo­lu­tion hon­groise de 1848, il y a des liens tac­tiques. Il faut savoir que la révo­lu­tion de 1848 a don­né lieu à une des plus sanglantes con­fronta­tions de l’époque mod­erne entre Roumains et Hon­grois. Kos­suth Lajos, le leader charis­ma­tique des quar­ante-huitards hon­grois, a longtemps refusé de con­sid­ér­er les autres minorités de l’Em­pire autrichien comme des parte­naires égaux. Elles n’é­taient con­cernées par la lib­erté, la fra­ter­nité, l’é­gal­ité, principes fon­da­teurs de la révo­lu­tion, qu’à con­di­tion de se laiss­er absorber par la nation dom­i­nante. L’ex­pres­sion directe et libre de leur iden­tité nationale n’é­tait pas sérieuse­ment envisagée.

Le leader de la révo­lu­tion roumaine de 1848 en Tran­syl­vanie, Avram Ian­cu, jeune avo­cat qui a exer­cé juste­ment à Tîr­gu Mures, avait de sérieuses lec­tures des idéo­logues de la Révo­lu­tion française grâce aux livres trou­vés dans la bib­lio­thèque du comte Tele­ki. Ce n’est pas le seul para­doxe de notre espace cul­turel. Par-delà le ter­rain des principes, les deux nations et leurs lead­ers se sont con­fron­tés les armes à la main. Sanglante bataille con­tre la lib­erté des autres.

Nous nous arrê­tons dans un vil­lage à la sor­tie de Tîr­gu Mures sur la route pour Sighisoara. Cette ville était autre­fois habitée par une majorité alle­mande. Jusqu’à la fin du xvi­iie siè­cle, les Roumains étaient admis entre les murs de la cité unique­ment pour se ren­dre au marché afin de ven­dre leurs pro­duits, jamais pour s’y établir.

Devant le mag­a­sin du vil­lage, des groupes se for­ment. Notre voiture de loca­tion, imma­triculée en Hon­grie, arbo­rant un petit dra­peau français à l’ar­rière, provoque un cer­tain éton­nement. Le dia­logue en hon­grois se noue vite. Les quelques rares familles roumaines du vil­lage sont presque assim­ilées à la majorité hon­groise. Une vieille dame, très vivace, prend le con­trôle de la con­ver­sa­tion. Elle racon­te avec pas­sion une scène vue au marché de Tîr­gu Mures dont elle fut le per­son­nage cen­tral. Elle s’est fait agress­er par un client qui lui reprochait de ne pas lui avoir répon­du en roumain. Vis­i­ble­ment, l’homme n’avait pas envie d’en­tretenir avec elle de sim­ples rela­tions com­mer­ciales mais, plutôt, de lui faire part de ses opin­ions, en l’oc­cur­rence à pro­pos d’un écrivain magyar.

Drôle de per­son­nage que cet écrivain, rédac­teur en chef, pen­dant des décen­nies, d’un men­su­el poli­tique­ment con­formiste et cul­turelle­ment provin­cial, ayant illus­tré dans ses textes lit­téraires les pires con­ven­tions du réal­isme social­iste, qui, pour avoir défendu la pureté de sa langue mater­nelle con­tre l’in­si­dieuse influ­ence du lan­gage admin­is­tratif roumain et com­mu­niste, s’est retrou­vé couron­né par une aura de dis­si­dent et mar­tyr de la cause nationale hongroise.

— Il faut le tuer, votre Sütö Andràs ! cria-t-il à la vieille dame, en lui assenant une gifle.

— Pourquoi le tuer ? Pourquoi me gifler, moi ? lui rétorqua-t-elle en roumain.

La vieille paysanne, aux bras mus­clés, tan­nés par le soleil, ges­tic­u­lait devant ma caméra. Elle racon­ta com­ment elle s’é­tait défendue si fort que le citadin avait fini par trébuch­er et se cogn­er la tête con­tre un poteau métallique. « Le sang lui coulait sur la tempe comme ça… »», et elle traça sur sa pro­pre tempe le tra­jet du sang qui coule.

Et le sang a coulé. À Tîr­gu Mures, le 19 mars 1990, qua­tre mois après. Timisoara, le sang coule sur les pavés de la place des Ros­es. La vio­lence se con­cen­tre sur la place publique, puis elle s’é­ten­dra, dif­fuse mais pesante, sur toute la ville.

Dans leur ensem­ble, les con­séquences de la con­struc­tion et de la décon­struc­tion du social­isme en Europe de l’Est doivent être analysées aus­si dans la per­spec­tive de la patholo­gie sociale. Les sys­tèmes soci­aux engen­drés dans ces pays après 1945 souf­frent entre autres d’une mal­adie par­ti­c­ulière : la dis­tri­b­u­tion égal­i­tariste de l’au­torité. Si le para­doxe ne vous fait peur.

Les sociétés social­istes sont plutôt inertes, ont ten­dance à repro­duire le mod­èle de l’au­tori­tarisme et du volon­tarisme cen­tral à l’échelle de toute la société…

La hiérar­chie rigide des castes se recon­stru­it vite, en dépit de cour­tes péri­odes d’une cir­cu­la­tion sociale ascen­sion­nelle, flu­ide et dynamique.

De la famille jusqu’aux struc­tures insti­tu­tion­nelles, en pas­sant par le micro-groupe social, le mod­e­lage autori­tariste des com­porte­ments psy­cho-soci­aux gagne vite du ter­rain. Le pater­nal­isme, l’anomie, le népo­tisme, se sont man­i­festés dans les pro­fondeurs du tis­su social en soumet­tant à une pres­sion destruc­trice toute ten­ta­tive de « dévi­a­tion », même totale­ment dépourvue de sig­ni­fi­ca­tion poli­tique. À tout com­porte­ment on va coller une sig­ni­fi­ca­tion poli­tique stan­dard, du sim­ple non-con­formisme rudi­men­taire jusqu’à l’op­po­si­tion poli­tique ouverte. Le tri­om­phe du total­i­tarisme c’est l’in­téri­or­i­sa­tion du mod­èle à l’échelle sociale. La vic­toire du Front du salut nation­al aux élec­tions roumaines, le 20 mai 1990, s’ex­plique en par­tie par son idéolo­gie sécurisante qui ne con­tre­di­s­ait pas le pater­nal­isme du sys­tème antérieur. Toute oppo­si­tion poli­tique sera oblig­ée d’opér­er avec le même sys­tème de valeurs.

Cluj, ville universitaire

Nous sommes à la recherche des infor­ma­tions con­cer­nant les heures d’a­vant et d’après la chute de Ceaus­es­cu. C’est impor­tant de savoir com­ment la rumeur s’est propagée hors de Timisoara ou de Bucarest, com­ment les gens ont réus­si à dépass­er la peur, com­nent cela a com­mencé. Nous prenons con­tact avec des per­son­nes qui étaient dans la rue. J’en­reg­istre sur cas­sette de longs réc­its très détail­lés. Dès la soirée de 21 décem­bre, c’est-à-dire avant la chute du dic­ta­teur con­fir­mée par la télévi­sion, des man­i­fes­ta­tions ouvrières ont eu lieu dans la rue, à par­tir des grandes entre­pris­es. Bizarrement, la Secu­ri­tate n’a pas empêché les colonnes de man­i­fes­tants de sor­tir dans la rue. On a tiré sur les gens plus tard, à quelques kilo­mètres ou à une cen­taine de mètres du cen­tre-ville. Et ce sont des sol­dats ou des officiers de l’ar­mée qui ont tiré.

Dans cer­tains usines il sem­ble que se sont les ingénieurs qui ont organ­isé les colonnes, comme à Cavnic et Baia Mare.

Le lende­main, un dimanche, nous sor­tons pour filmer la messe en plein air de l’Église uni­ate (gré­co-catholique). Inter­dit en 1948, le culte uni­ate a réus­si à sur­vivre dans la clan­des­tinité. Une par­tie de ses fidèles ont accep­té le culte ortho­doxe tra­di­tion­nel, les autres ont préféré fréquenter les églis­es catholiques hon­grois­es ou alle­man­des sans se pli­er à la force. Car beau­coup de prêtres voulant garder leur fidél­ité envers l’Église uni­ate ont été arrêtés et passé de longues années dans les camps de tra­vail for­cé ou dans les pris­ons, par­fois sans aucun jugement.

Depuis la chute de la dic­tature, l’Église uni­ate s’est très vite recon­sti­tuée. Le gou­verne­ment pro­vi­soire de Petre Roman a décrété la lib­erté des cultes. Mais les églis­es passées en 1948 dans le pat­ri­moine des ortho­dox­es n’ont pas encore été resti­tuées à leurs anciens pro­prié­taires. Pour pro­test­er con­tre cet état de choses, les uni­ates organ­isent chaque dimanche matin la messe en plein air.

Ce matin, leurs chants jail­lis­sent avec force des poitrines d’au moins un mil­li­er de gens, jeunes et vieux, rassem­blés autour de l’im­mense stat­ue en bronze du roi Math­ias Corvin, érigée au milieu de la place, en plein cen­tre de Cluj. Des pas­sants s’ar­rê­tent, regar­dent et par­fois se met­tent à chanter avec les autres. Recueille­ment, force et sol­i­dar­ité. Je monte à l’é­tage d’un bâti­ment ancien, je ren­tre dans un apparte­ment vide en rai­son des travaux en cours et je filme lente­ment la place pour obtenir une image réelle des pro­por­tions du rassem­ble­ment. Dans le jour­nal­isme, la ques­tion des pro­por­tions est essen­tielle. Autrement l’im­age com­mu­nique des infor­ma­tions fausses.

À Cluj aus­si les gens sont friands de la presse. Les mêmes queues devant les kiosques, mais les jour­naux sont ven­dus libre­ment un peu partout, dans les halls des théâtres, dans la rue, dans les gares. Les anciens jour­naux du par­ti changent vite leur titre, on leur colle le mot « libre » pour s’adapter aux besoins du moment. Mais les rédac­teurs restent, à Bucarest comme en province, les mêmes. D’où la langue de bois des arti­cles : la dém­a­gogie nationale rem­place la dém­a­gogie com­mu­niste. Pro­liféra­tion de la presse d’opin­ion au détri­ment de la presse d’in­for­ma­tion, des faits et des argu­ments. Le nom de Ceaus­es­cu est écrit sans cap­i­tale, sa per­son­ne est dia­bolisée ; signe aber­rant d’un change­ment de pôle. La dia­boli­sa­tion a eu des échos même en Hon­grie : j’ai vu à Budapest les affich­es d’un opéra rock inti­t­ulé « Drac­u­la », avec, au cen­tre, le por­trait à l’en­cre rouge du dic­ta­teur roumain. Par­mi les images de la télévi­sion roumaine envoyées par satel­lite dès le 22 décem­bre, quelques pris­es de vues aux alen­tours de Sibiu. Sur le mur d’un bâti­ment offi­ciel une affiche écrite à la main expose les doléances des émeu­tiers : le nom de Ceaus­es­cu doit être rayé de tous les livres d’his­toire, de l’Histoire.

La pro­liféra­tion de la presse indépen­dante est un phénomène com­mun à tous les pays de l’Est. Mais il n’est pas durable. Les con­traintes économiques arriveront vite à réduire le nom­bre des péri­odiques ou à chang­er l’équili­bre entre la presse d’in­for­ma­tion, celle d’opin­ion, celle de diver­tisse­ment et de con­som­ma­tion. Le gou­verne­ment de Roman et d’Ili­es­cu détient le mono­pole de l’in­dus­trie graphique, de la pro­duc­tion de papi­er, il con­trôle les prix. Sans une indépen­dance réelle, la presse libre sera vite étouf­fée, car ce gou­verne­ment n’aime pas la lib­erté de la presse. D’ailleurs, quel est le gou­verne­ment qui aime vrai­ment cette lib­erté ? La guerre du Golfe qui bat son plein au moment où je tape mon arti­cle le prou­ve. La rai­son d’É­tat est plus forte, la cen­sure, sous pré­texte d’empêcher l’en­ne­mi d’ac­céder aux infor­ma­tions secrètes, s’in­stalle avec le con­sen­te­ment des jour­nal­istes et de la population.

J’at­tire l’at­ten­tion de mes con­frères roumains sur le dan­ger de la cen­sure économique, sur leur dépen­dance à l’é­gard des sub­ven­tions de l’É­tat, sur la néces­sité de s’or­gan­is­er en entre­pris­es de presse, pour se pré­par­er à un futur incer­tain, où l’au­tori­tarisme, enfant de la crise économique et de la pénurie prévis­i­ble, fera sur­face. Les jour­nal­istes indépen­dants vivent encore l’e­uphorie de la libre parole. Les autres, plus réal­istes, plus sou­ples, plus mouil­lés avec l’an­cien régime aus­si, changent lente­ment de style. Ils se met­tront vite au ser­vice du pou­voir, lanceront des sig­naux vers les plus forts pour obtenir leur pro­tec­tion et éviteront ain­si de per­dre les sub­ven­tions. À Cluj, dès fin févri­er, l’an­ci­enne presse du par­ti devient la presse offi­cieuse du Front du salut national.

Doï­na Cornea, la dis­si­dente qui a eu le courage d’af­fron­ter le dic­ta­teur, est main­tenant traitée de vieille mégère par cette presse assu­jet­tie, on lui colle les plus invraisem­blables his­toires, évidem­ment incon­trôlables, depuis qu’elle a quit­té le Con­seil du Front pour pro­test­er con­tre sa trans­for­ma­tion en par­ti poli­tique, con­traire­ment aux promess­es ini­tiales de ses dirigeants. La calom­nie est de rigueur aus­si à l’en­con­tre des dirigeants des par­tis d’op­po­si­tion. La vic­time la plus en vue est Cor­neliu Copo­su, prési­dent du Par­ti nation­al paysan. Il a passé des décen­nies dans les pris­ons com­mu­nistes et fai­sait par­tie, déjà avant la chute du dic­ta­teur, de ceux qui essayaient d’or­gan­is­er la résis­tance politique.

Les lèche-culs l’ac­cusent de vouloir ven­dre le pays aux étrangers, de vouloir acheter les électeurs avec des devis­es, de mécon­naître le pays car il a passé son temps à l’é­tranger, d’avoir bien « bouf­fé » au moment où les autres, c’est-à-dire Ili­es­cu et com­pag­nie, subis­saient les mêmes sévices que le peu­ple affamé par Ceaus­es­cu, etc. Il est impos­si­ble de lut­ter con­tre les rumeurs ain­si lancées par la presse, dans un pays qui a vécu pen­dant des décen­nies sous le régime de la dés­in­for­ma­tion et des rumeurs, qui n’a aucune idée de ce qu’est le fonc­tion­nement réel du marché libre. D’ailleurs, la tra­di­tion orale est tou­jours forte chez nous.

Dans les vil­lages nous ren­con­trons des gens qui col­por­tent les mêmes rumeurs en déclarant détenir leurs infor­ma­tions de sources fiables ou de les avoir véri­fiées per­son­nelle­ment. On nous accuse à un moment don­né d’être des agents de Copo­su, envoyés pour organ­is­er sa cam­pagne électorale.

L’indépen­dance économique et tech­nologique de la presse reste à con­quérir. Quand le pou­voir d’achat des lecteurs sera en baisse, la cul­ture, la lit­téra­ture et la presse seront les pre­mières atteintes. La ges­tion de la presse reste énig­ma­tique pour la plu­part de mes con­frères. Ils atten­dent encore des sub­ven­tions de la part de l’É­tat, qui doit être aux petits soins de la cul­ture. Pour­tant ils se déclar­ent les adeptes incon­di­tion­nels du libéral­isme économique, de la libre entreprise.

Les lecteurs sont de plus en plus sélec­tifs main­tenant. Ils réagis­sent en acheteurs, en quête de con­sen­sus. Ils lisent la presse qui con­firme leurs opin­ions et ils lisent l’autre presse sans vrai­ment pren­dre au sérieux les argu­ments et les faits. Partout dans le pays je ren­con­tre des gens qui lisent tou­jours l’an­ci­enne presse offi­cielle, pour des raisons bien pré­cis­es : le quo­ti­di­en Scîn­teia, offi­ciel du comité cen­tral du Par­ti, était dif­fusé par abon­nement oblig­a­toire chez les employés et les tra­vailleurs. Après le change­ment de son titre en Ade­varul (curieuse option pour un titre, la Vérité, qui rap­pelle aux Roumains celui du quo­ti­di­en du par­ti com­mu­niste sovié­tique, la Prav­da), les anciens abon­nés con­tin­ueront à recevoir leur quo­ti­di­en « préféré ». Cette sit­u­a­tion n’est pas sans rap­port avec les résul­tats des élec­tions de mai 1990 et avec la manip­u­la­tion effi­cace de l’opin­ion publique roumaine, avant et après les élec­tions. Ade­varul sera le sup­port idéal pour com­mu­ni­quer avec ses anciens lecteurs, cette fois avec un plus de crédi­bil­ité, trompeuse certes mais ras­sur­ante. Les réformes à tâtons pro­posées par le Front seront facile­ment accep­tées, par rap­port à celles envis­agées par les par­tis d’op­po­si­tion, plus rad­i­cales et heur­tant la com­mod­ité des tra­vailleurs et de la petite-bour­geoise urbaine, péri-urbaine ou rurale. Je suis sûr que les gens voteront Ili­es­cu, car son atti­tude pater­nal­iste est ras­sur­ante, et que le FSN gag­n­era au moins 70 % de l’élec­torat, pour ces mêmes raisons. Je partage ces pronos­tics avec mon ami C.K., qui restera mon témoin en ce qui con­cerne les prévi­sions élec­torales. Toutes nos enquêtes, soci­ologique­ment approx­i­ma­tives, bien que réal­isées avec une cer­taine rigueur par rap­port au jour­nal­isme, nous poussent vers les mêmes conclusions.

À Cluj, nous sommes aus­si les témoins de la quar­an­tième journée d’une grève de la faim déclarée par un jeune tech­ni­cien pour pro­test­er con­tre le main­tien à leur poste des anciens dirigeants com­mu­nistes cor­rom­pus dans l’en­tre­prise où il tra­vaille. Pour avoir fait publique­ment part de ses opin­ions, à la télévi­sion de Bucarest, la direc­tion de l’en­tre­prise l’a mis à la porte dès son retour, après une réu­nion bien pré­parée, dans le style de l’an­cien régime. À part les mem­bres de l’As­so­ci­a­tion des anciens détenus poli­tiques, per­son­ne ne s’in­téresse aux reven­di­ca­tions du gréviste de la faim. Les choses sont vite ren­trées dans l’or­dre, les gens n’ai­ment pas ris­quer leur emploi, leur bien-être, pour des principes, mêmes si des enquêtes mon­treront que, en principe, ils désirent l’évic­tion des anciens chefs. Mais le quo­ti­di­en instau­re son calme apparent.

L’ar­rière-pays est plus con­ser­va­teur, l’in­er­tie du sys­tème plus forte. C’est nor­mal. Des struc­tures qui, à Bucarest, sont en cours d’être réfor­mées, résis­tent ici sur la base du copinage et de la men­tal­ité clanique. Dans le pays, un change­ment de généra­tions est en cours. Des mem­bres plus com­pé­tents, appar­tenant aux jeunes généra­tions de tech­nocrates, rem­placeront les appa­ratchiks qui se sont hissés à de hautes fonc­tions grâce à leur dém­a­gogie et non à leur savoir-faire.

À l’heure où je rédi­ge ces notes, la Roumanie est dev­enue un pays dif­fi­cile­ment gou­vern­able. Je ne pense pas aux man­i­fes­ta­tions de rue, qui se font de plus en plus rares. Il s’ag­it plutôt de la dis­ci­pline du tra­vail, de la baisse inquié­tante de la pro­duc­tiv­ité, de l’am­pleur des dettes con­trac­tées depuis décem­bre 1989 par le nou­veau gou­ver­nent, du manque d’én­ergie, du mau­vais fonc­tion­nement de la logis­tique économique et indus­trielle, des trans­ports désor­gan­isés et du taux d’émi­gra­tion qui atteint un seuil dra­ma­tique. C’est la plus impor­tante perte de matière grise que la Roumanie ait subie depuis son exis­tence éta­tique mod­erne, c’est-à-dire depuis 1919.

Le réformisme tem­péré du gou­verne­ment issu des élec­tions enfonce le pays dans le marasme économique. Je ne m’at­tarderai pas ici sur la peur qui s’est instal­lée de nou­veau dans la tête des gens, à la suite des incur­sions répres­sives des mineurs con­vo­qués par le prési­dent Ili­es­cu à plusieurs repris­es non seule­ment pour sauve­g­arder son pou­voir con­tre des ten­ta­tives imag­i­naires de coup d’É­tat de droite, mais aus­si pour empêch­er la libre expres­sion de l’op­po­si­tion. Une oppo­si­tion qui n’é­tait pas celle des par­tis poli­tiques con­sti­tués, mais de la pop­u­la­tion poli­tique­ment dynamique des grandes villes : les jeunes, les étu­di­ants, les intel­lectuels démoc­rates. Mal­heureuse­ment, ces couch­es sont sociale­ment insta­bles, sans grande cohérence poli­tique quand il s’ag­it de pro­pos­er des pro­jets de réformes. Elles savent s’op­pos­er mais sont divisées quant aux actions pos­i­tives sans lesquelles aucun pro­jet poli­tique ne prend con­tour. La lenteur de l’im­plan­ta­tion de l’Al­liance civique, for­ma­tion nou­velle­ment con­sti­tuée pour rassem­bler l’op­po­si­tion en dehors des par­tis, ain­si que sa capac­ité de mobilis­er les mass­es restent faibles.

L’Al­liance civique se présente, prob­a­ble­ment pour des raisons tac­tiques, comme une organ­i­sa­tion sans car­ac­tère de par­ti. Elle devra pour­tant dépass­er ce stade au moment où les élec­tions futures deman­deront aux citoyens des options fer­mes. La con­struc­tion insti­tu­tion­nelle reste à faire. Puis, les minorités se trou­vent dans l’ex­pec­ta­tive. Sans elles aucune action sociale effi­cace n’est possible.

La sor­tie de la crise, et non seule­ment pour la Roumanie, peut être réal­isée par trois forces, dont deux au moins sont insti­tu­tion­nelle­ment con­sti­tuées : la tech­nocratie, l’ar­mée et la police « poli­tique », héri­tière chez nous de l’ap­pareil et du savoir-faire de la Secu­ri­tate. Il faut le dire, la Secu­ri­tate n’é­tait pas seule­ment un appareil de répres­sion au ser­vice du pou­voir, mais aus­si un corps d’élite recruté dans toutes les caté­gories socio-pro­fes­sion­nelles. Met­tre les com­pé­tences de ces mem­bres au ser­vice de la réforme serait raisonnable et souhaitable non seule­ment dans l’in­térêt col­lec­tif mais aus­si dans l’in­térêt du groupe, car le suc­cès de la réforme est la con­di­tion oblig­a­toire pour eux d’at­tein­dre le stand­ing de leurs désirs. Le même raison­nement pour­ra s’ap­pli­quer aux autres forces. Le dan­ger con­siste soit dans l’ap­pli­ca­tion des réformes sans par­tic­i­pa­tion des mass­es et sans pré­pa­ra­tion poli­tique, avec des moyens autori­taires, soit dans leur per­pétuel ajourne­ment dans la per­spec­tive du main­tien des priv­ilèges actuels, d’ailleurs si minces, des mêmes couch­es. L’al­liance entre la tech­nocratie civile et la tech­nocratie mil­i­taire peut engen­dr­er aus­si bien une dic­tature mil­i­taire qu’un réformisme dynamique. Tout dépend de ceux qui déti­en­nent vrai­ment le pou­voir. Notre analyse peut sem­bler cynique. Les alliances civiques n’au­ront aucune chance de poli­tis­er la crise sans réalis­er des alliances tac­tiques et stratégiques avec les forces réelles. La société civile peut encore détourn­er ces forces de la ten­ta­tion de putsch, à con­di­tion de leur pro­pos­er d’a­gir con­join­te­ment, de les assur­er qu’elles ne per­dront pas leurs priv­ilèges, mais, au con­traire, qu’elles ont tout à gag­n­er d’une telle alliance poli­tique. Les intel­lectuels regroupés dans l’Al­liance civique devront men­er à bien ce con­trat social pour démon­tr­er qu’ils ont acquis le savoir-faire et la ruse poli­tiques. Par un effet per­vers, cette alliance « con­tre-nature » sera sal­va­trice pour l’ensem­ble de la société, elle pour­ra affaib­lir l’ac­tion des forces irra­tionnelles du trib­al­isme qui ani­ment l’élec­torat roumain. Ces forces sont incon­trôlables et nous mènent à des con­fronta­tions qui frô­lent la guerre civile.

L’op­po­si­tion morale peut agir à con­di­tion de béné­fici­er du fac­teur temps, or la société roumaine a besoin de solu­tions applic­a­bles dès maintenant.

L’Eu­rope, je le pense, se trou­ve au bout d’un chemin : la men­tal­ité trib­ale vient de ressus­citer avec force mais, en même temps, elle est en train d’épuis­er son poten­tiel. On appelle cette men­tal­ité : nation­al­isme, pop­ulisme, nazisme, nation­al-com­mu­nisme. C’est dans le champ de l’imag­i­naire social que la crise trou­ve ses ressources ain­si que ses solu­tions. La crise que l’Eu­rope vient de vivre est la crise du pro­jet social. Pile ou face, envers ou endroit, cap­i­tal­isme ou social­isme ? La troisième voie, per­son­ne ne peut l’imag­in­er. Com­ment choisir entre une vieille machine qui fonc­tionne et une autre, inven­tée par des appren­tis sor­ciers, qui vient de s’ef­fon­dr­er avec fra­cas ? Au moins, la pre­mière donne l’im­pres­sion d’une cer­taine fia­bil­ité. Faute de quoi, les déçus pour­ront caress­er l’e­spoir de sur­vivre comme sim­ples témoins.

Quand la cité céleste, une fois de plus descen­due sur Terre, a dévoilé son vis­age infer­nal, doit-on renon­cer à l’e­spérance qu’un jour sa con­struc­tion sera pos­si­ble ? L’écroule­ment de la civ­i­tas ter­re­nis, avec ses camps de con­cen­tra­tion, avec le tra­vail qui rend libre (macht frei), avec le bon­heur d’être dupe, de se soumet­tre, de recon­naître ses fautes, de laiss­er aux chefs la charge de penser, ne peut pas nous ren­dre libres. Cette lib­erté est dif­fi­cile­ment sup­port­able pour la plus part des gens. Que faire ? Les solu­tions se trou­vent dans l’imag­i­naire. Le pas­sage de l’imag­i­naire à l’acte est violent.

[/Dan Cul­cer

[Traduit du roumain par Ioana Culcer.] /]