I. Évènements et commentaires
Parmi les libertés constitutionnelles dont il est fier, et conscient d’être redevable à ses « grands ancêtres », l’homme de la rue est enclin à considérer la liberté de la presse comme la plus essentielle et la plus représentative. Il dit :
— La république a eu ceci de bon, qu’elle a reconnu à chacun le droit d’exprimer et d’imprimer son opinion, au rebours de l’empire qui, par exemple, n’admettait que la diffusion des idées plaisant au pouvoir ; et la libération nous a redonné à tous ce droit dont nous avaient privés la dictature de Vichy et l’occupation allemande.
Certes, tout n’est pas dénué de bon sens, bien au contraire, dans ces affirmations simplistes et petites-bourgeoises. Il est plus agréable de vivre sous un gouvernement qui tolère que ses ressortissants le critiquent, que sous un autre qui n’admet que les louanges, les mériterait-il cent fois. L’air est plus respirable, quand une partie de la presse vitupère contre l’autorité tandis que l’autre la flatte docilement, que lorsque tous les journaux surenchérissent d’éloges à l’égard des gens au pouvoir. Le journaliste et le lecteur se sentent plus à l’aise, quand le premier peut écrire, et quand l’autre peut lire, des articles que nulle censure n’a contrôlés, que nulle contrainte n’a dictés, plus à l’aise, dis-je, que lorsque tout ce qui se publie est soumis à l’inspiration et à l’autorisation du gouvernement.
Est-ce à dire que toutes les opinions, depuis la plus conformiste jusqu’à la plus originale, bénéficient des mêmes possibilités de diffusion et d’audience, ce qui serait le résultat d’une liberté intégrale de la presse ? Assurément non.
J’entends bien qu’il y a en France de nombreux journaux de nuances différentes, et que le lecteur jouit d’un droit de choisir entre eux que rien ne vient circonscrire. Il est vrai que le lecteur a le droit de choisir son journal, comme il a le droit de choisir l’atout quand il joue à la belote. Mais quand il a choisi et acheté son journal, tout ce qu’il peut faire, c’est le lire, sans aucune possibilité pour lui d’y collaborer de quelque façon que ce soit ; il peut y prendre connaissance des opinions émises par ceux qui rédigent le journal, non y exposer les siennes.
S’il s’agit d’un lecteur qui n’a point d’opinion propre ; ou qui en a une, mais n’éprouve aucun besoin de la communiquer ; ou qui, par incapacité de le faire avec bonheur, s’en préfère abstenir, alors tout va bien : le cher homme se contentera de son sort, puisqu’il n’en souffre pas ; mais s’il s’agit d’un lecteur dont l’opinion est concrète, solide et bien portante, où trouvera-t-il le journal susceptible de l’accueillir ? C’est bien simple, il ne le trouvera pas.
Il ne le trouvera pas, car le journal susceptible de l’accueillir, c’est-à-dire de l’imprimer, n’existe nulle part. En effet, de deux choses l’une : ou bien son opinion est conforme à celle d’un journal déjà existant, et dans ce cas ce journal n’aura aucune raison de la publier autrement que sous l’aspect où il a coutume de la présenter quotidiennement, tandis que les autres journaux, diffusant une manière de penser différente, se garderont bien d’offrir leurs colonnes à la contradiction ; ou bien son opinion ne reflétera celle d’aucun des organes qui sont en vente sur le marché, et toute la presse, dans ce second cas comme dans le premier, lui demeurera fermée.
Vous me direz que certains journaux admettent l’expression des opinions individuelles dans des rubriques spéciales, toujours assez secondaires d’ailleurs : « Tribune libre », « La voix des lecteurs », « On nous écrit », etc. Hélas ! L’évident déclin du sentiment de la liberté après deux guerres universelles, et l’influence exercée par des dictatures lointaines ou laissée après coup par des dictatures vaincues dans leur matérialité plutôt que dans leur esprit, ont réduit à très peu de chose ces chroniques destinées à prouver l’impartialité et l’éclectisme des journaux. Avant 1914, toutes les réunions publiques étaient contradictoires ; entre les deux guerres, l’usage en subsistait encore ; il a disparu aujourd’hui, ou à peu près. Il en va ainsi dans la presse, où chaque gazette suit une ligne idéologique tracée par une coterie ou par un parti et ne se soucie pas d’offrir à la contradiction une occasion de se faire ouïr, en dépit de quelques exceptions honorables.
À ces quelques exceptions près, les enquêtes ouvertes par la presse dans le public sont déplorablement truquées ; elles ne consultent que les voix que la coterie maîtresse du journal, ou le parti qui le soutient, veut faire entendre, et aboutissent invariablement au résultat fixé au préalable, c’est-à-dire à démontrer une fois de plus l’excellence des opinions dont le journal est le support. Je ne considère pas comme une possibilité d’expression offerte au lecteur, la faculté qui lui est donnée dans les organes locaux de se plaindre que sa rue soit mal éclairée, faculté que le comité de rédaction ne tardera guère à restreindre au demeurant, pour peu qu’un des actionnaires ou l’un des administrateurs soit conseiller municipal.
Une objection qui ne manquera pas de m’être opposée est celle-ci : « Tous les journaux ont une orientation politique, si libérale et si diluée soit-elle ; cette orientation ne serait-elle perceptible que dans l’éditorial, et n’enlèverait-elle rien au caractère objectif de l’information, elle existe et ne peut pas ne point exister ; comment serait-il possible d’autoriser un lecteur à exprimer en page trois une opinion en contradiction avec cette orientation, sans nuire à l’unité du journal, qui introduirait ainsi dans ses colonnes la confusion et le désarroi ? »
Je subirai sans doute une autre objection qui peut se formuler de la façon suivante : « Si l’on élimine les controverses d’ordre professionnel, corporatif, syndical, artistique, scientifique, susceptibles d’alimenter des journaux spécialisés ou des rubriques particulières, la discussion de l’actualité dans la presse quotidienne se ramène à une demi-douzaine de questions générales dont chacune peut être envisagée de trois ou quatre manières distinctes ; or, le nombre des journaux est largement suffisant pour que ces questions d’une part, et ces manières de les traiter d’autre part, soient confrontées au maximum de leur ampleur et de leur diversité. »
Je ne suis d’accord ni avec la première, ni avec la seconde de ces objections, et voici pourquoi :
En ce qui concerne la première, je veux bien concéder qu’actuellement, étant donné ce qu’est un journal, et sachant comment les journaux sont conçus, il est impossible qu’un lecteur soit autorisé a déjuger et réfuter en page trois, par l’expression de son opinion personnelle, celle que l’éditorialiste affiche à la première page et qui donne le ton à l’organe tout entier. Mais qui dit qu’il n’y a pas d’autre moyen de faire un journal ? De même que les journaux de 1950 ne se font pas de la même manière que ceux de 1942, quand régnait la dictature, de même il est possible de concevoir des journaux totalement différents de ceux que nous connaissons aujourd’hui et qui n’en seraient que plus éloignés des tristes feuilles censurées issues des officines du pétainisme et de l’occupation.
Pourquoi donc un journal ne donnerait-il pas à la fois l’information, c’est-à-dire la relation, aussi exacte et aussi complète que possible, des événements de chaque jour, et l’opinion de tous les partis, de toutes les organisations et de toutes les individualités sur ces mêmes événements, ceux-ci étant commentés dans la même feuille de la façon la plus diverse par des collaborateurs venus comme on dit, des horizons les plus variés ? Un événement est un événement ; c’est un fait matériel qui ne peut donner lieu à plusieurs versions, – et quand l’incertitude de la documentation a pour résultat d’en fournir plusieurs entre lesquelles le lecteur, qui ne peut les vérifier, est en droit d’hésiter, il est toujours possible de les publier toutes, comme on publie les communiqués contradictoires de deux pays en guerre dont chacun s’attribue des succès. En revanche, il y a de multiples manières de commenter ces événements, qu’il s’agisse d’une bataille en Corée ou d’un débat à l’O.N.U.; quand le président du Conseil prononce un discours, il n’en existe qu’un texte, qu’une version intangible, mais les avis à exprimer sur ce discours seront d’une variété presque inépuisable. Il n’y aurait donc aucun confusionnisme de la part du journal qui, relatant l’événement avec précision et objectivité en première page, octroierait aux diverses manières de le commenter, dans ses autres pages, une place décente où chacune d’elles trouverait son expression.
J’en arrive à la seconde objection. Celui qui trouve que la presse, en son état actuel, permet de confronter au maximum les différentes opinions, n’est vraiment pas difficile, car elle ne confronte absolument rien.
La plupart des gens qui achètent un journal n’en achètent qu’un, et n’ont les moyens d’en prendre, et le loisir d’en lire, qu’un seul, toujours le même, de sorte que chaque lecteur n’ingurgite qu’une seule opinion, n’entend qu’une cloche, et perd jusqu’au désir de faire connaissance avec quoi que ce soit d’autre. Il croit choisir, parce qu’en effet il choisit son journal, entre plusieurs titres qui lui sont proposés, son journal qui le confirme chaque jour dans ses préférences et ses haines de la veille ; et en réalité, il ne choisit rien, sinon une feuille de papier. Il choisirait s’il pouvait prendre connaissance de toutes les opinions dans un journal qui les mettrait toutes en confrontation, et accueillerait même la sienne si, d’aventure, il avait à son tour quelque chose à dire. Choisir, c’est comparer ; et M. Dupont ne choisit pas son journal s’il ne le compare pas aux autres.
Naturellement, il est mieux à même de comparer que dans les pays et sous les régimes qui n’admettent qu’une seule opinion : l’officielle ; mais en fait et en règle générale, il ne compare qu’exceptionnellement.
Certains journaux ont si bien senti ce désir de comparaison chez leurs lecteurs qu’ils publient, sous forme de revue de presse, des extraits des principaux éditoriaux du jour ; la plupart du temps, ces coupures sont arbitrairement et partialement sélectionnées de manière à toujours amener de l’eau au même moulin ; cependant, quelques journaux, servis par des rédacteurs consciencieux et par une direction intelligente, ne craignent pas de confronter dans leur revue de presse les commentaires les plus éloignés d’inspiration.
Nous constatons qu’en France, à l’heure actuelle, les journaux qui ont adopté cet usage voient leur tirage augmenter, alors que ceux qui, délibérément, se confinent dans le sectarisme et refusent à leurs adversaires toute considération et toute audience voient le leur diminuer ; cela révèle au sein du public un état d’esprit qui le dispose à la discussion des idées.
Nous verrons aussi plus loin que lorsque aucun événement spécial – guerre, rationnement, etc. – ne vient inciter les citoyens à se ruer sur la presse, ils achètent plus volontiers des journaux et des postes de T.S.F, dans les pays où l’opinion est multiple que dans ceux où elle est standardisée sur un modèle unique.
Pendant le procès qui a opposé Les Lettres françaises à Kravchenko, deux attitudes ont été adoptées dans la presse. Certains journaux publiaient in extenso la relation des débats, sans égard pour leur propre tendance, assurant une égale diffusion à la voix des deux parties en cause et de leurs témoins respectifs, tandis que d’autres journaux faisaient le contraire, accordaient une large place aux dépositions en accord avec leur orientation politique et censuraient impitoyablement tout ce qui risquait de contredire leur opinion ou d’affaiblir leur crédit. Il n’est que d’avoir l’œil aux tirages des quotidiens, pour constater que les premiers ont vu croître le leur jusqu’à un chiffre élevé qui s’est maintenu par la suite, cependant que les seconds ont périclité.
Symptôme éloquent pour qui songe qu’entre tous les événements qui se sont succédé en France depuis la constitution du bloc oriental et du bloc occidental, le procès Kravchenko contre Lettres françaises est probablement celui dans lequel la confrontation des principes qui animent l’un et l’autre de ces blocs a revêtu son aspect le plus intéressant et pris son caractère le plus aigu. Un tel symptôme est la condamnation de l’information unilatérale qui, sous couleur d’user de la liberté de la presse, déshonore ceux qui la rédigent et mystifient ceux qui y ajoutent foi.
II. – Quand l’O.N.U. s’enivre de liberté…
Pour mesurer la distance qui nous sépare encore de l’exercice véritable de la liberté de la presse, il n’est que de comparer la réalité avec les déclarations généreuses, et les promesses que nous voulons bien croire sincères, contenues dans des textes cependant élaborés, non par des révolutionnaires idéalistes, mais par des juristes bourgeois à qui un esprit libéral inspire sans doute davantage de bonnes intentions que le système qu’ils soutiennent ne leur permet d’en réaliser.
À la suite de la conférence des Nations Unies tenue à Genève au printemps 1948, l’Assemblée générale, qui s’efforçait d’en résumer les principes au cours de sa troisième session réunie à Paris pendant l’automne de la même année, adopta l’article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, ainsi conçu :
« Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontière, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.»
Voyez par là de quel admirable statut du journalisme sont capables de nous doter les hommes qui nous gouvernent quand ils légifèrent dans l’abstrait. Qu’en reste-t-il dans l’application ? En certains pays, rien du tout ; partout ailleurs, la marge est importante entre ce que renferme cette proclamation et les restrictions qu’imposent les lois. Les hommes d’État qui, réunis en assemblées internationales, élaborent des principes de liberté à l’usage de l’humanité tout entière sont les mêmes qui, une fois qu’ils sont de retour dans leurs capitales respectives, codifient des limitations sans nombre à la liberté des peuples dont ils ont la charge. Quand l’O.N.U. s’enivre de liberté, elle fait des serments après boire ! Ce serait insister inutilement que de faire observer que cet article 19 est resté lettre morte, puisqu’il n’est pas vrai qu’on puisse, de San Francisco à Madrid et de Londres à Vladivostock, « chercher, recevoir et répandre les informations et les idées sans considération de frontière » et surtout sans « être inquiété ». Supposons un instant que je fasse imprimer le présent article en tract ; aurai-je le droit de le « répandre », sans « être inquiété », dans tous les pays adhérant à l’O.N.U.? Je me ferai arrêter dans la plupart d’entre eux, cela est fort à craindre. Il n’y a guère d’espoir de voir Walter Lipmann enquêter librement en Ukraine, et si Ilya Ehrenbourg, voici quelques années, a pu se documenter en Louisiane sans avoir d’autre ennui qu’une discrète filature policière, il est probable qu’il n’y pourrait point retourner aujourd’hui. En France même, où nous sommes relativement favorisés en comparaison de l’extrême rigueur qui sévit en d’autres pays, n’a‑t-on pas refoulé des étrangers sous prétexte qu’ils professaient des croyances politiques « indésirables », n’a‑t-on pas interdit à des Nord-Africains de manifester leurs opinions, n’a‑t-on pas tué un pauvre bougre qui collait un papillon sur un mur ?
Il est intéressant de suivre le débat qui s’est instauré à l’O.N.U. sur cette question ; les représentants des deux blocs se sont dit leurs vérités réciproques, voici en gros de quelle manière. Le discours prononcé par un Suisse, M. Jacques Bourquin, le 17 mai 1950, à Rome, où se tenait le troisième congrès des éditeurs de journaux, et reproduit par La Presse Française (n° 48), nous permet de reconstituer cet échange de vérités sur la liberté de la presse et de l’information entre délégués de l’ouest et délégués de l’est à l’O.N.U.
Les thèses étaient difficiles à concilier, et ne se concilièrent pas. En voici donc l’essentiel :
Les délégués du bloc oriental déclaraient en substance que la « liberté de l’information » proclamée dans les pays du bloc occidental « n’est qu’un leurre ». C’est, disaient-ils, une « liberté purement formelle, et ceux à qui vous prétendez l’accorder n’en jouissent que théoriquement, car les moyens matériels de l’exercer leur font le plus souvent défaut. »
Ils ajoutaient, – toujours en nous référant au discours de M. Bourquin, – que « dans les grands États, la presse appartient à des trusts disposant de capitaux importants et se souciant du succès de leur entreprise commerciale et de la défense de leurs privilèges de classe beaucoup plus que de la sauvegarde des intérêts du peuple ».
Cette critique était pertinente. Naturellement, les délégués de l’Est, après avoir montré le caractère théorique de la liberté de l’information en Occident et en Amérique, dressaient un panégyrique de leur propre presse, qui échappait, selon eux, à des reproches de même nature. Toujours d’après M. Bourquin :
« Chez nous, poursuivaient-ils, il en est tout autrement ; nos constitutions assurent la liberté de la presse en mettant à la disposition des travailleurs et de leurs organisations des imprimeries, des stocks de papier, etc. et en réalisant toutes les autres conditions matérielles nécessaires à l’exercice de ce droit. Aussi bien la presse a‑t-elle pris un essor réjouissant. Elle est devenue un instrument de rééducation des masses et de critique des défauts dans l’œuvre de construction socialiste, que ces défauts soient imputables à la bureaucratie, à des particuliers ou à des organisations. »
De leur côté, les délégués du bloc occidental critiquaient sévèrement la manière dont le bloc oriental conçoit la liberté de la presse ; ils disaient : « À quoi bon la possibilité de critiques de détail sur la façon dont les plans gouvernementaux sont exécutés, s’il est interdit d’écrire des livres et de publier des journaux hostiles au principe même du système, au gouvernement et à ses plans ? » Ils auraient pu ajouter:.«Dans les siècles théocratiques, il a toujours été permis de critiquer le plan d’une cathédrale et de railler les sermons de l’abbé Cottin ; était-ce là une liberté réelle, alors qu’il était défendu de discuter les dogmes mêmes de la sainte Église, sous peine d’être carbonisé en place publique ? Cette liberté dérisoire est identique à celle qui consiste à pouvoir se plaindre qu’une doctrine d’État s’instaure au ralenti sans qu’il soit possible de mettre en discussion cet État lui-même et sa doctrine. »
Montrant que, dans les pays de l’Est, l’État seul possède la presse, et que celle-ci, par conséquent, ne peut rien publier qui n’émane de l’État, qui ne loue sa doctrine et qui ne serve sa politique, les délégués occidentaux en tiraient cette déduction :
« Le fait que le Gouvernement dispose seul des moyens matériels nécessaires pour imprimer les journaux et les livres accroît encore la dépendance hiérarchique de ceux qui sont en bas envers ceux qui se trouvent en haut. »
Toutefois, M. Bourquin, rapporteur de la question de la liberté de la presse au congrès de Rome de mai 1950, admettait que, si les délégués de l’Ouest étaient fondés dans leurs critiques, ceux de l’Est n’avaient pas tort dans leurs reproches. À titre documentaire, nous reproduisons sa conclusion, en précisant d’ailleurs qu’elle nous semble parfaitement judicieuse en son essai d’impartialité et de synthèse :
« Il convient de reconnaître que la liberté de l’information, de même que la liberté tout court, n’est pas menacée seulement par l’État, mais aussi par toute oligarchie de monopoles privés. Pas plus que le monopolisme public, le monopolisme privé ne satisfait à l’exigence de la liberté. Mais le seul moyen de se sauver du second n’est pas de se jeter dans les griffes du premier.
« La commercialisation exagérée d’une certaine presse, voire même sa vénalité, doivent être combattues par les journaux eux-mêmes au sein de leurs organisations professionnelles, et non par les Gouvernements qui, eux, ne pourraient intervenir qu’en restreignant une liberté à laquelle la presse tient par-dessus tout, car les abus qu’elle peut entraîner sont minimes comparés aux inconvénients majeurs de sa suppression. »
On le voit, les deux groupes de délégations opposés avaient raison l’un et l’autre tant qu’ils critiquaient l’adversaire, et tort tous les deux tant qu’ils justifiaient l’état de choses régnant dans les pays qu’ils représentaient.
Sur cette Terre Promise ambulante qu’on appelle l’O.N.U., les délégués baignaient dans une euphorie telle qu’ils adoptaient par acclamations des textes consacrant partout une liberté complète de la presse ; ce fut à ce point qu’après avoir élaboré un statut du correspondant-reporter à l’étranger, ils durent revenir sur ses termes pour les modifier, quand ils se furent aperçus que, dans leur enthousiasme et dans leur étourderie, ils avaient accordé aux journalistes voyageant au delà des frontières des privilèges et des immunités dépassant ceux dont jouissent les ambassadeurs ! Ce trait, rigoureusement authentique, montre bien qu’ils vaticinaient et ratiocinaient en pleine utopie. Dans cette assemblée des Nations Unies qui tenait à la fois de l’antique Babel et de l’ancienne Byzance, on perdait pied hors du réel pour discuter du sexe de l’Ange Liberté, en des langues inconnues de tout le reste de l’univers. Or, ces délégués venaient tous de pays, et se disposaient à rentrer dans des pays, où la presse est entièrement aux mains, soit de l’État comme c’est le cas à l’Est, soit des partis politiques et des combinaisons financières, comme c’est le cas en Europe occidentale et en Amérique ; tous pays où les linotypes, les téléscripteurs, le papier et les rotatives ne sont à la disposition que d’une catégorie restreinte d’hommes qui en assurent un contrôle particulièrement sévère et jaloux.
Pour en revenir à la conclusion de M. Bourquin, empressons-nous de dire que nous l’approuvons, sans savoir si c’est pour la même raison qui la lui a dictée, car nous ignorons absolument quelles sont ses opinions politiques. Le fait que la liberté de la presse est surtout théorique dans les pays occidentaux, comme l’ont souligné les délégués de l’Est à l’O.N.U., ne saurait servir d’excuse à la suppression totale de la liberté d’expression individuelle et de toute opposition déclarée sous les régimes de socialisme autoritaire où le capitalisme d’État réduit à un seul le nombre des éditeurs aussi bien que le nombre des patrons en quelque domaine que ce soit. Aucun des arguments fournis en faveur de cette suppression ne peut nous convaincre.
Ceux qui, à l’O.N.U. même, se sont efforcés de la justifier auraient pu résumer leur doctrine ainsi : vous pratiquez le marché libre des idées, mais toutes les idées jetées sur le marché sont fausses, excepté une, la nôtre, et leur multiplicité a pour unique résultat de provoquer la confusion en ensevelissant la vérité sous un amoncellement d’erreurs ; tandis que nous pratiquons, nous, le dirigisme de l’idée, dont le but est de diffuser une seule opinion, qui mérite seule d’être diffusée parce qu’elle seule est conforme à la vérité.
Nous n’entreprenons pas aujourd’hui d’examiner si, effectivement, le socialisme autoritaire exprime la vérité complète et unique, s’il la reflète seul et si, par conséquent, il est habilité, là où il s’est instauré, à monopoliser la presse et l’édition ainsi qu’il le fait ; nous observerons cependant que les dictatures qui ont régné en Allemagne et en Italie, et celle qui existe encore en Espagne, se sont arrogé (s’arroge toujours, pour ce qui regarde cette dernière) le même droit au nom de principes différents exprimés de la même façon.
Or, la censure nous a paru trop odieuse pendant la guerre pour que nous lui trouvions des excuses en temps de paix. À plus forte raison, la censure nous a semblé trop pesante sous les régimes fascistes pour que nous lui trouvions des justifications au nom du socialisme.
Pour nous, tout le monde a le droit d’exprimer son opinion et de l’imprimer, sans être inquiété, sans considération de frontières. Nous approuvons l’article 19 de la Déclaration de l’O.N.U.; car les hommes de gouvernement sont capables eux-mêmes de proclamer une vérité humaine, lorsqu’ils sont sortis de leurs pays et qu’ils font autre chose que gouverner. Il est seulement regrettable qu’ayant proclamé une vérité humaine, ils ne sachent qu’appliquer l’erreur et l’inhumanité.
En régime bourgeois, de même qu’en régime aristocratique, la liberté, comme les biens, est inégalement répartie ; mais ce ne serait pas remédier à cette inégalité par une solution heureuse que de détruire les biens, non plus que ce n’en serait une de supprimer la liberté.
Pierre-Valentin Berthier.
note rédactionnelle : – Sous peine d’abuser de l’hospitalité de ces colonnes, il ne m’a été possible d’examiner ci-dessus qu’un aspect du problème sous l’angle où j’ai choisi de le traiter. Aussi, on voudra bien m’autoriser à compléter mon point de vue dans le prochain numéro. – P.-V. B.