La Presse Anarchiste

De la liberté de la presse (1) Détruire les biens ou supprimer la liberté n’est pas le bon moyen de les mieux répartir

I. Évènements et commentaires

Par­mi les liber­tés consti­tu­tion­nelles dont il est fier, et conscient d’être rede­vable à ses « grands ancêtres », l’homme de la rue est enclin à consi­dé­rer la liber­té de la presse comme la plus essen­tielle et la plus repré­sen­ta­tive. Il dit :

— La répu­blique a eu ceci de bon, qu’elle a recon­nu à cha­cun le droit d’exprimer et d’imprimer son opi­nion, au rebours de l’empire qui, par exemple, n’admettait que la dif­fu­sion des idées plai­sant au pou­voir ; et la libé­ra­tion nous a redon­né à tous ce droit dont nous avaient pri­vés la dic­ta­ture de Vichy et l’occupation allemande.

Certes, tout n’est pas dénué de bon sens, bien au contraire, dans ces affir­ma­tions sim­plistes et petites-bour­geoises. Il est plus agréable de vivre sous un gou­ver­ne­ment qui tolère que ses res­sor­tis­sants le cri­tiquent, que sous un autre qui n’admet que les louanges, les méri­te­rait-il cent fois. L’air est plus res­pi­rable, quand une par­tie de la presse vitu­père contre l’autorité tan­dis que l’autre la flatte doci­le­ment, que lorsque tous les jour­naux sur­en­ché­rissent d’éloges à l’égard des gens au pou­voir. Le jour­na­liste et le lec­teur se sentent plus à l’aise, quand le pre­mier peut écrire, et quand l’autre peut lire, des articles que nulle cen­sure n’a contrô­lés, que nulle contrainte n’a dic­tés, plus à l’aise, dis-je, que lorsque tout ce qui se publie est sou­mis à l’inspiration et à l’autorisation du gou­ver­ne­ment.

Est-ce à dire que toutes les opi­nions, depuis la plus confor­miste jusqu’à la plus ori­gi­nale, béné­fi­cient des mêmes pos­si­bi­li­tés de dif­fu­sion et d’audience, ce qui serait le résul­tat d’une liber­té inté­grale de la presse ? Assu­ré­ment non.

J’entends bien qu’il y a en France de nom­breux jour­naux de nuances dif­fé­rentes, et que le lec­teur jouit d’un droit de choi­sir entre eux que rien ne vient cir­cons­crire. Il est vrai que le lec­teur a le droit de choi­sir son jour­nal, comme il a le droit de choi­sir l’atout quand il joue à la belote. Mais quand il a choi­si et ache­té son jour­nal, tout ce qu’il peut faire, c’est le lire, sans aucune pos­si­bi­li­té pour lui d’y col­la­bo­rer de quelque façon que ce soit ; il peut y prendre connais­sance des opi­nions émises par ceux qui rédigent le jour­nal, non y expo­ser les siennes.

S’il s’agit d’un lec­teur qui n’a point d’opinion propre ; ou qui en a une, mais n’éprouve aucun besoin de la com­mu­ni­quer ; ou qui, par inca­pa­ci­té de le faire avec bon­heur, s’en pré­fère abs­te­nir, alors tout va bien : le cher homme se conten­te­ra de son sort, puisqu’il n’en souffre pas ; mais s’il s’agit d’un lec­teur dont l’opinion est concrète, solide et bien por­tante, où trou­ve­ra-t-il le jour­nal sus­cep­tible de l’accueillir ? C’est bien simple, il ne le trou­ve­ra pas.

Il ne le trou­ve­ra pas, car le jour­nal sus­cep­tible de l’accueillir, c’est-à-dire de l’imprimer, n’existe nulle part. En effet, de deux choses l’une : ou bien son opi­nion est conforme à celle d’un jour­nal déjà exis­tant, et dans ce cas ce jour­nal n’aura aucune rai­son de la publier autre­ment que sous l’aspect où il a cou­tume de la pré­sen­ter quo­ti­dien­ne­ment, tan­dis que les autres jour­naux, dif­fu­sant une manière de pen­ser dif­fé­rente, se gar­de­ront bien d’offrir leurs colonnes à la contra­dic­tion ; ou bien son opi­nion ne reflé­te­ra celle d’aucun des organes qui sont en vente sur le mar­ché, et toute la presse, dans ce second cas comme dans le pre­mier, lui demeu­re­ra fermée.

Vous me direz que cer­tains jour­naux admettent l’expression des opi­nions indi­vi­duelles dans des rubriques spé­ciales, tou­jours assez secon­daires d’ailleurs : « Tri­bune libre », « La voix des lec­teurs », « On nous écrit », etc. Hélas ! L’évident déclin du sen­ti­ment de la liber­té après deux guerres uni­ver­selles, et l’influence exer­cée par des dic­ta­tures loin­taines ou lais­sée après coup par des dic­ta­tures vain­cues dans leur maté­ria­li­té plu­tôt que dans leur esprit, ont réduit à très peu de chose ces chro­niques des­ti­nées à prou­ver l’impartialité et l’éclectisme des jour­naux. Avant 1914, toutes les réunions publiques étaient contra­dic­toires ; entre les deux guerres, l’usage en sub­sis­tait encore ; il a dis­pa­ru aujourd’hui, ou à peu près. Il en va ain­si dans la presse, où chaque gazette suit une ligne idéo­lo­gique tra­cée par une cote­rie ou par un par­ti et ne se sou­cie pas d’offrir à la contra­dic­tion une occa­sion de se faire ouïr, en dépit de quelques excep­tions honorables.

À ces quelques excep­tions près, les enquêtes ouvertes par la presse dans le public sont déplo­ra­ble­ment tru­quées ; elles ne consultent que les voix que la cote­rie maî­tresse du jour­nal, ou le par­ti qui le sou­tient, veut faire entendre, et abou­tissent inva­ria­ble­ment au résul­tat fixé au préa­lable, c’est-à-dire à démon­trer une fois de plus l’excellence des opi­nions dont le jour­nal est le sup­port. Je ne consi­dère pas comme une pos­si­bi­li­té d’expression offerte au lec­teur, la facul­té qui lui est don­née dans les organes locaux de se plaindre que sa rue soit mal éclai­rée, facul­té que le comi­té de rédac­tion ne tar­de­ra guère à res­treindre au demeu­rant, pour peu qu’un des action­naires ou l’un des admi­nis­tra­teurs soit conseiller municipal.

Une objec­tion qui ne man­que­ra pas de m’être oppo­sée est celle-ci : « Tous les jour­naux ont une orien­ta­tion poli­tique, si libé­rale et si diluée soit-elle ; cette orien­ta­tion ne serait-elle per­cep­tible que dans l’éditorial, et n’enlèverait-elle rien au carac­tère objec­tif de l’information, elle existe et ne peut pas ne point exis­ter ; com­ment serait-il pos­sible d’autoriser un lec­teur à expri­mer en page trois une opi­nion en contra­dic­tion avec cette orien­ta­tion, sans nuire à l’unité du jour­nal, qui intro­dui­rait ain­si dans ses colonnes la confu­sion et le désarroi ? »

Je subi­rai sans doute une autre objec­tion qui peut se for­mu­ler de la façon sui­vante : « Si l’on éli­mine les contro­verses d’ordre pro­fes­sion­nel, cor­po­ra­tif, syn­di­cal, artis­tique, scien­ti­fique, sus­cep­tibles d’alimenter des jour­naux spé­cia­li­sés ou des rubriques par­ti­cu­lières, la dis­cus­sion de l’actualité dans la presse quo­ti­dienne se ramène à une demi-dou­zaine de ques­tions géné­rales dont cha­cune peut être envi­sa­gée de trois ou quatre manières dis­tinctes ; or, le nombre des jour­naux est lar­ge­ment suf­fi­sant pour que ces ques­tions d’une part, et ces manières de les trai­ter d’autre part, soient confron­tées au maxi­mum de leur ampleur et de leur diversité. »

Je ne suis d’accord ni avec la pre­mière, ni avec la seconde de ces objec­tions, et voi­ci pourquoi : 

En ce qui concerne la pre­mière, je veux bien concé­der qu’actuellement, étant don­né ce qu’est un jour­nal, et sachant com­ment les jour­naux sont conçus, il est impos­sible qu’un lec­teur soit auto­ri­sé a déju­ger et réfu­ter en page trois, par l’expression de son opi­nion per­son­nelle, celle que l’éditorialiste affiche à la pre­mière page et qui donne le ton à l’organe tout entier. Mais qui dit qu’il n’y a pas d’autre moyen de faire un jour­nal ? De même que les jour­naux de 1950 ne se font pas de la même manière que ceux de 1942, quand régnait la dic­ta­ture, de même il est pos­sible de conce­voir des jour­naux tota­le­ment dif­fé­rents de ceux que nous connais­sons aujourd’hui et qui n’en seraient que plus éloi­gnés des tristes feuilles cen­su­rées issues des offi­cines du pétai­nisme et de l’occupation.

Pour­quoi donc un jour­nal ne don­ne­rait-il pas à la fois l’information, c’est-à-dire la rela­tion, aus­si exacte et aus­si com­plète que pos­sible, des évé­ne­ments de chaque jour, et l’opinion de tous les par­tis, de toutes les orga­ni­sa­tions et de toutes les indi­vi­dua­li­tés sur ces mêmes évé­ne­ments, ceux-ci étant com­men­tés dans la même feuille de la façon la plus diverse par des col­la­bo­ra­teurs venus comme on dit, des hori­zons les plus variés ? Un évé­ne­ment est un évé­ne­ment ; c’est un fait maté­riel qui ne peut don­ner lieu à plu­sieurs ver­sions, – et quand l’incertitude de la docu­men­ta­tion a pour résul­tat d’en four­nir plu­sieurs entre les­quelles le lec­teur, qui ne peut les véri­fier, est en droit d’hésiter, il est tou­jours pos­sible de les publier toutes, comme on publie les com­mu­ni­qués contra­dic­toires de deux pays en guerre dont cha­cun s’attri­bue des suc­cès. En revanche, il y a de mul­tiples manières de com­men­ter ces évé­ne­ments, qu’il s’agisse d’une bataille en Corée ou d’un débat à l’O.N.U.; quand le pré­sident du Conseil pro­nonce un dis­cours, il n’en existe qu’un texte, qu’une ver­sion intan­gible, mais les avis à expri­mer sur ce dis­cours seront d’une varié­té presque inépui­sable. Il n’y aurait donc aucun confu­sion­nisme de la part du jour­nal qui, rela­tant l’événement avec pré­ci­sion et objec­ti­vi­té en pre­mière page, octroie­rait aux diverses manières de le com­men­ter, dans ses autres pages, une place décente où cha­cune d’elles trou­ve­rait son expression.

J’en arrive à la seconde objec­tion. Celui qui trouve que la presse, en son état actuel, per­met de confron­ter au maxi­mum les dif­fé­rentes opi­nions, n’est vrai­ment pas dif­fi­cile, car elle ne confronte abso­lu­ment rien.

La plu­part des gens qui achètent un jour­nal n’en achètent qu’un, et n’ont les moyens d’en prendre, et le loi­sir d’en lire, qu’un seul, tou­jours le même, de sorte que chaque lec­teur n’ingurgite qu’une seule opi­nion, n’entend qu’une cloche, et perd jusqu’au désir de faire connais­sance avec quoi que ce soit d’autre. Il croit choi­sir, parce qu’en effet il choi­sit son jour­nal, entre plu­sieurs titres qui lui sont pro­po­sés, son jour­nal qui le confirme chaque jour dans ses pré­fé­rences et ses haines de la veille ; et en réa­li­té, il ne choi­sit rien, sinon une feuille de papier. Il choi­si­rait s’il pou­vait prendre connais­sance de toutes les opi­nions dans un jour­nal qui les met­trait toutes en confron­ta­tion, et accueille­rait même la sienne si, d’aventure, il avait à son tour quelque chose à dire. Choi­sir, c’est com­pa­rer ; et M. Dupont ne choi­sit pas son jour­nal s’il ne le com­pare pas aux autres.

Natu­rel­le­ment, il est mieux à même de com­pa­rer que dans les pays et sous les régimes qui n’admettent qu’une seule opi­nion : l’officielle ; mais en fait et en règle géné­rale, il ne com­pare qu’exceptionnellement.

Cer­tains jour­naux ont si bien sen­ti ce désir de com­pa­rai­son chez leurs lec­teurs qu’ils publient, sous forme de revue de presse, des extraits des prin­ci­paux édi­to­riaux du jour ; la plu­part du temps, ces cou­pures sont arbi­trai­re­ment et par­tia­le­ment sélec­tion­nées de manière à tou­jours ame­ner de l’eau au même mou­lin ; cepen­dant, quelques jour­naux, ser­vis par des rédac­teurs conscien­cieux et par une direc­tion intel­li­gente, ne craignent pas de confron­ter dans leur revue de presse les com­men­taires les plus éloi­gnés d’inspiration.

Nous consta­tons qu’en France, à l’heure actuelle, les jour­naux qui ont adop­té cet usage voient leur tirage aug­men­ter, alors que ceux qui, déli­bé­ré­ment, se confinent dans le sec­ta­risme et refusent à leurs adver­saires toute consi­dé­ra­tion et toute audience voient le leur dimi­nuer ; cela révèle au sein du public un état d’esprit qui le dis­pose à la dis­cus­sion des idées.

Nous ver­rons aus­si plus loin que lorsque aucun évé­ne­ment spé­cial – guerre, ration­ne­ment, etc. – ne vient inci­ter les citoyens à se ruer sur la presse, ils achètent plus volon­tiers des jour­naux et des postes de T.S.F, dans les pays où l’opinion est mul­tiple que dans ceux où elle est stan­dar­di­sée sur un modèle unique.

Pen­dant le pro­cès qui a oppo­sé Les Lettres fran­çaises à Krav­chen­ko, deux atti­tudes ont été adop­tées dans la presse. Cer­tains jour­naux publiaient in exten­so la rela­tion des débats, sans égard pour leur propre ten­dance, assu­rant une égale dif­fu­sion à la voix des deux par­ties en cause et de leurs témoins res­pec­tifs, tan­dis que d’autres jour­naux fai­saient le contraire, accor­daient une large place aux dépo­si­tions en accord avec leur orien­ta­tion poli­tique et cen­su­raient impi­toya­ble­ment tout ce qui ris­quait de contre­dire leur opi­nion ou d’affaiblir leur cré­dit. Il n’est que d’avoir l’œil aux tirages des quo­ti­diens, pour consta­ter que les pre­miers ont vu croître le leur jusqu’à un chiffre éle­vé qui s’est main­te­nu par la suite, cepen­dant que les seconds ont périclité.

Symp­tôme élo­quent pour qui songe qu’entre tous les évé­ne­ments qui se sont suc­cé­dé en France depuis la consti­tu­tion du bloc orien­tal et du bloc occi­den­tal, le pro­cès Krav­chen­ko contre Lettres fran­çaises est pro­ba­ble­ment celui dans lequel la confron­ta­tion des prin­cipes qui animent l’un et l’autre de ces blocs a revê­tu son aspect le plus inté­res­sant et pris son carac­tère le plus aigu. Un tel symp­tôme est la condam­na­tion de l’information unilaté­rale qui, sous cou­leur d’user de la liber­té de la presse, désho­nore ceux qui la rédigent et mys­ti­fient ceux qui y ajoutent foi.

II. – Quand l’O.N.U. s’enivre de liberté…

Pour mesu­rer la dis­tance qui nous sépare encore de l’exercice véri­table de la liber­té de la presse, il n’est que de com­pa­rer la réa­li­té avec les décla­ra­tions géné­reuses, et les pro­messes que nous vou­lons bien croire sin­cères, conte­nues dans des textes cepen­dant éla­bo­rés, non par des révo­lu­tion­naires idéa­listes, mais par des juristes bour­geois à qui un esprit libé­ral ins­pire sans doute davan­tage de bonnes inten­tions que le sys­tème qu’ils sou­tiennent ne leur per­met d’en réaliser.

À la suite de la confé­rence des Nations Unies tenue à Genève au prin­temps 1948, l’Assemblée géné­rale, qui s’efforçait d’en résu­mer les prin­cipes au cours de sa troi­sième ses­sion réunie à Paris pen­dant l’automne de la même année, adop­ta l’article 19 de la Décla­ra­tion Uni­ver­selle des Droits de l’Homme, ain­si conçu : 

« Tout indi­vi­du a droit à la liber­té d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquié­té pour ses opi­nions et celui de cher­cher, de rece­voir et de répandre, sans consi­dé­ra­tion de fron­tière, les infor­ma­tions et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.»

Voyez par là de quel admi­rable sta­tut du jour­na­lisme sont capables de nous doter les hommes qui nous gou­vernent quand ils légi­fèrent dans l’abstrait. Qu’en reste-t-il dans l’application ? En cer­tains pays, rien du tout ; par­tout ailleurs, la marge est impor­tante entre ce que ren­ferme cette pro­cla­ma­tion et les res­tric­tions qu’imposent les lois. Les hommes d’État qui, réunis en assem­blées inter­na­tio­nales, éla­borent des prin­cipes de liber­té à l’usage de l’humanité tout entière sont les mêmes qui, une fois qu’ils sont de retour dans leurs capi­tales res­pec­tives, codi­fient des limi­ta­tions sans nombre à la liber­té des peuples dont ils ont la charge. Quand l’O.N.U. s’enivre de liber­té, elle fait des ser­ments après boire ! Ce serait insis­ter inuti­le­ment que de faire obser­ver que cet article 19 est res­té lettre morte, puisqu’il n’est pas vrai qu’on puisse, de San Fran­cis­co à Madrid et de Londres à Vla­di­vo­stock, « cher­cher, rece­voir et répandre les infor­ma­tions et les idées sans consi­dé­ra­tion de fron­tière » et sur­tout sans « être inquié­té ». Sup­po­sons un ins­tant que je fasse impri­mer le pré­sent article en tract ; aurai-je le droit de le « répandre », sans « être inquié­té », dans tous les pays adhé­rant à l’O.N.U.? Je me ferai arrê­ter dans la plu­part d’entre eux, cela est fort à craindre. Il n’y a guère d’espoir de voir Wal­ter Lip­mann enquê­ter libre­ment en Ukraine, et si Ilya Ehren­bourg, voi­ci quelques années, a pu se docu­men­ter en Loui­siane sans avoir d’autre ennui qu’une dis­crète fila­ture poli­cière, il est pro­bable qu’il n’y pour­rait point retour­ner aujourd’hui. En France même, où nous sommes rela­ti­ve­ment favo­ri­sés en com­pa­rai­son de l’extrême rigueur qui sévit en d’autres pays, n’a‑t-on pas refou­lé des étran­gers sous pré­texte qu’ils pro­fes­saient des croyances poli­tiques « indé­si­rables », n’a‑t-on pas inter­dit à des Nord-Afri­cains de mani­fes­ter leurs opi­nions, n’a‑t-on pas tué un pauvre bougre qui col­lait un papillon sur un mur ?

Il est inté­res­sant de suivre le débat qui s’est ins­tau­ré à l’O.N.U. sur cette ques­tion ; les repré­sen­tants des deux blocs se sont dit leurs véri­tés réci­proques, voi­ci en gros de quelle manière. Le dis­cours pro­non­cé par un Suisse, M. Jacques Bour­quin, le 17 mai 1950, à Rome, où se tenait le troi­sième congrès des édi­teurs de jour­naux, et repro­duit par La Presse Fran­çaise (n° 48), nous per­met de recons­ti­tuer cet échange de véri­tés sur la liber­té de la presse et de l’information entre délé­gués de l’ouest et délé­gués de l’est à l’O.N.U.

Les thèses étaient dif­fi­ciles à conci­lier, et ne se conci­lièrent pas. En voi­ci donc l’essentiel :

Les délé­gués du bloc orien­tal décla­raient en sub­stance que la « liber­té de l’information » pro­cla­mée dans les pays du bloc occi­den­tal « n’est qu’un leurre ». C’est, disaient-ils, une « liber­té pure­ment for­melle, et ceux à qui vous pré­ten­dez l’accorder n’en jouissent que théo­ri­que­ment, car les moyens maté­riels de l’exercer leur font le plus sou­vent défaut. »

Ils ajou­taient, – tou­jours en nous réfé­rant au dis­cours de M. Bour­quin, – que « dans les grands États, la presse appar­tient à des trusts dis­po­sant de capitaux impor­tants et se sou­ciant du suc­cès de leur entre­prise com­mer­ciale et de la défense de leurs pri­vi­lèges de classe beau­coup plus que de la sau­ve­garde des inté­rêts du peuple ».

Cette cri­tique était per­ti­nente. Natu­rel­le­ment, les délé­gués de l’Est, après avoir mon­tré le carac­tère théo­rique de la liber­té de l’information en Occi­dent et en Amé­rique, dres­saient un pané­gy­rique de leur propre presse, qui échap­pait, selon eux, à des reproches de même nature. Tou­jours d’après M. Bourquin : 

« Chez nous, pour­sui­vaient-ils, il en est tout autre­ment ; nos consti­tu­tions assurent la liber­té de la presse en met­tant à la dis­po­si­tion des tra­vailleurs et de leurs orga­ni­sa­tions des impri­me­ries, des stocks de papier, etc. et en réa­li­sant toutes les autres condi­tions maté­rielles néces­saires à l’exercice de ce droit. Aus­si bien la presse a‑t-elle pris un essor réjouis­sant. Elle est deve­nue un ins­tru­ment de réédu­ca­tion des masses et de cri­tique des défauts dans l’œuvre de construc­tion socia­liste, que ces défauts soient impu­tables à la bureau­cra­tie, à des par­ti­cu­liers ou à des organisations. »

De leur côté, les délé­gués du bloc occi­den­tal cri­ti­quaient sévè­re­ment la manière dont le bloc orien­tal conçoit la liber­té de la presse ; ils disaient : « À quoi bon la pos­si­bi­li­té de cri­tiques de détail sur la façon dont les plans gou­ver­ne­men­taux sont exé­cu­tés, s’il est inter­dit d’écrire des livres et de publier des jour­naux hos­tiles au prin­cipe même du sys­tème, au gou­ver­ne­ment et à ses plans ? » Ils auraient pu ajouter:.«Dans les siècles théo­cra­tiques, il a tou­jours été per­mis de cri­ti­quer le plan d’une cathé­drale et de railler les ser­mons de l’abbé Cot­tin ; était-ce là une liber­té réelle, alors qu’il était défen­du de dis­cu­ter les dogmes mêmes de la sainte Église, sous peine d’être car­bo­ni­sé en place publique ? Cette liber­té déri­soire est iden­tique à celle qui consiste à pou­voir se plaindre qu’une doc­trine d’État s’instaure au ralen­ti sans qu’il soit pos­sible de mettre en dis­cus­sion cet État lui-même et sa doctrine. »

Mon­trant que, dans les pays de l’Est, l’État seul pos­sède la presse, et que celle-ci, par consé­quent, ne peut rien publier qui n’émane de l’État, qui ne loue sa doc­trine et qui ne serve sa poli­tique, les délé­gués occi­den­taux en tiraient cette déduction :

« Le fait que le Gou­ver­ne­ment dis­pose seul des moyens maté­riels néces­saires pour impri­mer les jour­naux et les livres accroît encore la dépen­dance hié­rar­chique de ceux qui sont en bas envers ceux qui se trouvent en haut. »

Tou­te­fois, M. Bour­quin, rap­por­teur de la ques­tion de la liber­té de la presse au congrès de Rome de mai 1950, admet­tait que, si les délé­gués de l’Ouest étaient fon­dés dans leurs cri­tiques, ceux de l’Est n’avaient pas tort dans leurs reproches. À titre docu­men­taire, nous repro­dui­sons sa conclu­sion, en pré­ci­sant d’ailleurs qu’elle nous semble par­fai­te­ment judi­cieuse en son essai d’impartialité et de synthèse :

« Il convient de recon­naître que la liber­té de l’information, de même que la liber­té tout court, n’est pas mena­cée seule­ment par l’État, mais aus­si par toute oli­gar­chie de mono­poles pri­vés. Pas plus que le mono­po­lisme public, le mono­po­lisme pri­vé ne satis­fait à l’exigence de la liber­té. Mais le seul moyen de se sau­ver du second n’est pas de se jeter dans les griffes du premier.

« La com­mer­cia­li­sa­tion exa­gé­rée d’une cer­taine presse, voire même sa véna­li­té, doivent être com­bat­tues par les jour­naux eux-mêmes au sein de leurs orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles, et non par les Gou­ver­ne­ments qui, eux, ne pour­raient inter­ve­nir qu’en restrei­gnant une liber­té à laquelle la presse tient par-des­sus tout, car les abus qu’elle peut entraî­ner sont minimes com­pa­rés aux incon­vé­nients majeurs de sa suppression. »

On le voit, les deux groupes de délé­ga­tions oppo­sés avaient rai­son l’un et l’autre tant qu’ils cri­ti­quaient l’adversaire, et tort tous les deux tant qu’ils jus­ti­fiaient l’état de choses régnant dans les pays qu’ils représentaient.

Sur cette Terre Pro­mise ambu­lante qu’on appelle l’O.N.U., les délé­gués bai­gnaient dans une eupho­rie telle qu’ils adop­taient par accla­ma­tions des textes consa­crant par­tout une liber­té com­plète de la presse ; ce fut à ce point qu’après avoir éla­bo­ré un sta­tut du cor­res­pon­dant-repor­ter à l’étranger, ils durent reve­nir sur ses termes pour les modi­fier, quand ils se furent aper­çus que, dans leur enthou­siasme et dans leur étour­de­rie, ils avaient accor­dé aux jour­na­listes voya­geant au delà des fron­tières des pri­vi­lèges et des immu­ni­tés dépas­sant ceux dont jouissent les ambas­sa­deurs ! Ce trait, rigou­reu­se­ment authen­tique, montre bien qu’ils vati­ci­naient et ratio­ci­naient en pleine uto­pie. Dans cette assem­blée des Nations Unies qui tenait à la fois de l’antique Babel et de l’ancienne Byzance, on per­dait pied hors du réel pour dis­cu­ter du sexe de l’Ange Liber­té, en des langues incon­nues de tout le reste de l’univers. Or, ces délé­gués venaient tous de pays, et se dis­po­saient à ren­trer dans des pays, où la presse est entiè­re­ment aux mains, soit de l’État comme c’est le cas à l’Est, soit des par­tis poli­tiques et des com­bi­nai­sons finan­cières, comme c’est le cas en Europe occi­den­tale et en Amé­rique ; tous pays où les lino­types, les télé­scrip­teurs, le papier et les rota­tives ne sont à la dis­po­si­tion que d’une caté­go­rie res­treinte d’hommes qui en assurent un contrôle par­ti­cu­liè­re­ment sévère et jaloux.

Pour en reve­nir à la conclu­sion de M. Bour­quin, empres­sons-nous de dire que nous l’approuvons, sans savoir si c’est pour la même rai­son qui la lui a dic­tée, car nous igno­rons abso­lu­ment quelles sont ses opi­nions poli­tiques. Le fait que la liber­té de la presse est sur­tout théo­rique dans les pays occi­den­taux, comme l’ont sou­li­gné les délé­gués de l’Est à l’O.N.U., ne sau­rait ser­vir d’excuse à la sup­pres­sion totale de la liber­té d’expression indi­vi­duelle et de toute oppo­si­tion décla­rée sous les régimes de socia­lisme auto­ri­taire où le capi­ta­lisme d’État réduit à un seul le nombre des édi­teurs aus­si bien que le nombre des patrons en quelque domaine que ce soit. Aucun des argu­ments four­nis en faveur de cette sup­pres­sion ne peut nous convaincre.

Ceux qui, à l’O.N.U. même, se sont effor­cés de la jus­ti­fier auraient pu résu­mer leur doc­trine ain­si : vous pra­ti­quez le mar­ché libre des idées, mais toutes les idées jetées sur le mar­ché sont fausses, excep­té une, la nôtre, et leur mul­ti­pli­ci­té a pour unique résul­tat de pro­vo­quer la confu­sion en ense­ve­lis­sant la véri­té sous un amon­cel­le­ment d’erreurs ; tan­dis que nous pra­ti­quons, nous, le diri­gisme de l’idée, dont le but est de dif­fu­ser une seule opi­nion, qui mérite seule d’être dif­fu­sée parce qu’elle seule est conforme à la vérité.

Nous n’entreprenons pas aujourd’hui d’examiner si, effec­ti­ve­ment, le socia­lisme auto­ri­taire exprime la véri­té com­plète et unique, s’il la reflète seul et si, par consé­quent, il est habi­li­té, là où il s’est ins­tau­ré, à mono­po­li­ser la presse et l’édition ain­si qu’il le fait ; nous obser­ve­rons cepen­dant que les dic­ta­tures qui ont régné en Alle­magne et en Ita­lie, et celle qui existe encore en Espagne, se sont arro­gé (s’arroge tou­jours, pour ce qui regarde cette der­nière) le même droit au nom de prin­cipes dif­fé­rents expri­més de la même façon.

Or, la cen­sure nous a paru trop odieuse pen­dant la guerre pour que nous lui trou­vions des excuses en temps de paix. À plus forte rai­son, la cen­sure nous a sem­blé trop pesante sous les régimes fas­cistes pour que nous lui trou­vions des jus­ti­fi­ca­tions au nom du socialisme.

Pour nous, tout le monde a le droit d’exprimer son opi­nion et de l’imprimer, sans être inquié­té, sans consi­dé­ra­tion de fron­tières. Nous approu­vons l’article 19 de la Décla­ra­tion de l’O.N.U.; car les hommes de gou­ver­ne­ment sont capables eux-mêmes de pro­cla­mer une véri­té humaine, lorsqu’ils sont sor­tis de leurs pays et qu’ils font autre chose que gou­ver­ner. Il est seule­ment regret­table qu’ayant pro­cla­mé une véri­té humaine, ils ne sachent qu’appliquer l’erreur et l’inhumanité.

En régime bour­geois, de même qu’en régime aris­to­cra­tique, la liber­té, comme les biens, est inéga­le­ment répar­tie ; mais ce ne serait pas remé­dier à cette inéga­li­té par une solu­tion heu­reuse que de détruire les biens, non plus que ce n’en serait une de sup­pri­mer la liberté.

Pierre-Valen­tin Ber­thier.


note rédac­tion­nelle : – Sous peine d’abuser de l’hospitalité de ces colonnes, il ne m’a été pos­sible d’examiner ci-des­sus qu’un aspect du pro­blème sous l’angle où j’ai choi­si de le trai­ter. Aus­si, on vou­dra bien m’autoriser à com­plé­ter mon point de vue dans le pro­chain numé­ro. – P.-V. B.


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