La Presse Anarchiste

Silone ou l’antirhétorique

La toute récente publi­ca­tion en fran­çais d’«Une poi­gnée de mûres » vient de remettre Silone au pre­mier plan, ne disons pas seule­ment de ce qu’on appelle l’actualité lit­té­raire, mais bien de cela même qui doit sol­li­ci­ter l’attention de tous ceux qui s’efforcent de pen­ser notre monde. Aus­si croyons-nous utile de sou­mettre au lec­teur un pre­mier essai de vue d’ensemble de l’œuvre due à cet écri­vain si impor­tant. Certes, l’étude qu’on va lire remonte à quelque dix ans, puisqu’elle fut écrite peu après la publi­ca­tion de son pré­cé­dent livre, Le grain sous la neige, mais parue en pleine guerre dans « Suisse contem­po­raine » (la tra­duc­tion alle­mande en avait été publiée un peu aupa­ra­vant dans l’«Aufbau » de Zurich), elle n’aura sans doute guère atteint le public fran­çais, et ne risque donc pas, actuel­le­ment, de faire double emploi. Et si « Une poi­gnée de mûres » témoigne aujourd’hui, chez Silone, d’une évo­lu­tion, d’un appro­fon­dis­se­ment, voire même de l’actualisation peut-être nou­velle de cer­taines ten­dances latentes de sa pen­sée de tou­jours, nous ne lais­se­rons pas d’autre part d’en tenir compte, non seule­ment en fai­sant suivre ces pages rela­ti­ve­ment anciennes d’une manière de post-scrip­tum ou, si l’on veut, de petite note adjointe qui, croyons-nous, n’en sera que mieux éclai­rée par elles quant à la connais­sance du Silone de 1953 ; mais encore et sur­tout en don­nant, de Silone le beau texte, inédit en fran­çais, que nous inti­tu­lons, du nom même de son pro­chain livre, « Le choix des cama­rades ». – Que Silone nous par­donne si le soin, peut-être exa­gé­ré, de la bonne pré­sen­ta­tion « his­to­rique » et le sou­ci de mieux suivre la genèse de sa propre pen­sée, nous ont empê­ché de mettre, comme nous l’aurions vou­lu, son texte tout en tête du pré­sent cahier.

Voi­là exac­te­ment dix années 1Rap­pe­lons encore que cette étude fut écrite en 1943. que parais­sait le pre­mier roman de Silone, ce Fon­ta­ma­ra qui nous révé­la tout ensemble une Ita­lie bien dif­fé­rente de l’image que, d’autres nous en avait don­née jusqu’alors, et un écri­vain digne de la plus admi­ra­tive atten­tion. Depuis, Silone n’a ces­sé de créer, publiant au cours de ces dix années – outre son ouvrage sur Le Fas­cisme et L’École des Dic­ta­teurs – les nou­velles réunies dans Le Voyage à Paris et ses deux grands romans : Le Pain et le Vin et Le Grain sous la neige. Ces deux der­niers ouvrages, tout en for­mant cha­cun un tout bien défi­ni, ont beau mar­quer les étapes d’un long récit dont l’achèvement est encore réser­vé à l’avenir, leur impor­tance et leur den­si­té auto­risent, entre autres rai­sons, à jeter dès main­te­nant un coup d’œil d’ensemble sur l’œuvre silo­nienne et à essayer de déga­ger le mes­sage qu’elle nous apporte.

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Pour ce faire, allons d’abord au plus direct, au plus immé­diat : au cli­mat sen­sible de l’œuvre, nous vou­lons dire à son expres­sion, à son style. Dans la courte pré­face qu’il a mise en tête de Fon­ta­ma­ra, Silone, après avoir expli­qué com­ment il s’est rési­gné, pour se faire com­prendre, à écrire en ita­lien, qui n’est pas plus la langue des pay­sans fon­ta­ma­rais que l’allemand clas­sique n’est celle de l’Oberland ber­nois, dit : «… si la langue, nous l’avons emprun­tée, l’art de racon­ter est nôtre. C’est un art fon­ta­ma­rais. C’est l’art même que nous avons appris enfant, pen­dant les longues nuits de veillée, à côté et au rythme du métier à tis­ser. » Et il pré­cise : « Il n’y a aucune dif­fé­rence entre cet art du récit, entre cet art qui consiste à mettre une parole après l’autre, une phrase après l’autre, une figure après l’autre, et notre ancien art de tis­ser, avec pro­pre­té, avec ordre, avec insis­tance, clairement. »

« Silone ou l’antirhétorique », avons-nous inti­tu­lé les pré­sentes lignes. D’emblée, on le voit, Silone fait abs­trac­tion de tout ce qui est raf­fi­ne­ment cita­din. Et même, cela le dis­tingue radi­ca­le­ment, d’autres écri­vains qui, par des voies dif­fé­rentes, ont essayé de retour­ner à la sim­pli­ci­té des choses et de la terre. Un Ramuz, un Gio­no y par­viennent, pour ain­si dire, par un appro­fon­dis­se­ment poé­tique qui, au point de départ, est fonc­tion directe de l’art le plus moderne. Grande et belle entre­prise et dont, dans Conver­sa­zio­ni in Sici­lia, Elio Vit­to­ri­ni nous donne un autre et magni­fique exemple. Chez Silone, au contraire, il n’y a pas retour à la sim­pli­ci­té, mais accep­ta­tion d’un art ancien, dont l’ordre, l’insistance (qui fait un peu pen­ser aux répé­ti­tions pay­sannes de Péguy) ont avant tout pour but de créer un lan­gage clair, com­pré­hen­sible aux plus simples. Clar­té d’une prose, lit­té­rai­re­ment, on ne peut moins révo­lu­tion­naire, en somme, et qui marque à la fois et les limites de l’art silo­nien et sa soli­di­té. – À quoi s’ajoute une volon­té d’éviter le pit­to­resque, la mise en scène. D’où, même, des for­mules inten­tion­nel­le­ment sté­réo­ty­pées, comme, par exemple, avant qu’un per­son­nage prenne la parole : « Pie­tro dit…», « Don­na Maria Vin­cen­za dit…», etc., dont la mono­to­nie fait, avouons-le, par­fois l’impression d’être trop pré­mé­di­tée. Mais, dans ce qu’elle peut avoir d’excessivement sou­li­gné, cette sim­pli­ci­té, d’une part, est com­mune à beau­coup d’écrivains ita­liens modernes, légi­ti­me­ment sou­cieux de se pré­mu­nir contre le ver­ba­lisme inhé­rent à cer­taines formes de leur culture (voir d’Annunzio), et d’autre part elle indique, non plus seule­ment en ce qui concerne la langue, mais aus­si la matière que cette langue éla­bore le même trait d’ancienneté, d’ingénuité « fontamaraise ».

Les Alle­mands emploient sou­vent le même terme d’art épique pour dési­gner les vastes récits d’Homère, des Nie­be­lun­gen, etc., et, d’autre part, le roman moderne. Mais celui-ci, tel que l’ont réa­li­sé depuis le début du XIXe siècle, les Anglais, les Fran­çais et les Russes, se dis­tingue essen­tiel­le­ment de l’antique épo­pée par ce qu’il a d’intérieur, de réflé­chi, de non-ingé­nu dans la vision qu’il nous donne des choses, tan­dis que jusqu’au XVIIIe siècle y com­pris, les auteurs, écri­vissent-ils des « romans » comme Cer­van­tès, pro­longent à leur manière, sous un cer­tain rap­port, la très ancienne façon de racon­ter de l’épopée pri­mi­tive, d’énumérer les évé­ne­ments, de nous y faire assis­ter tou­jours plus ou moins du dehors. Or, chez Silone, quelle que soit sa grande puis­sance de com­po­ser de vastes ensembles, et donc, comme nous disons aujourd’hui, des romans, – à ce point de vue, Le Pain et le Vin reste, nous semble-t-il, son œuvre lit­té­rai­re­ment la plus équi­li­brée, – le point de départ est, là aus­si, dans une sim­pli­ci­té pré-moderne, qui le rap­proche davan­tage des grands conteurs. Alors, a‑t-on dit par­fois, que si le roman­cier au sens moderne, s’engage, et nous engage avec lui sur un fleuve dont il ignore encore le cours pré­cis et l’embouchure, l’auteur d’un récit, au contraire, sait d’avance, du moins beau­coup plus clai­re­ment, où il va. Dans cette même pré­face de Fon­ta­ma­ra, Silone n’écrit-il pas lui-même, pour­sui­vant dès son pre­mier livre la com­pa­rai­son entre l’ancien art de tis­ser et l’art d’écrire tel qu’il le conçoit : « D’abord, on voit la tige de la rose, puis le calice de la rose, puis les pétales : mais dès le début, tout le monde sait qu’il s agit d’une rose. »

Que l’on nous entende bien. L’art silo­nien ne sau­rait se réduire à l’idéal que Silone avait devant les yeux en écri­vant Fon­ta­ma­ra. Cet art, comme toute chose vivante, a évo­lué, ne serait-ce que par la façon dont l’auteur de L’École des Dic­ta­teurs a déve­lop­pé la rhé­to­rique cari­ca­tu­rale dont il fus­tige son enne­mie jurée la rhé­to­rique tout court. Et la sim­pli­ci­té un peu pro­gram­ma­tique des débuts devient sim­pli­ci­té sou­ve­raine et poé­sie dans la pein­ture des plus hautes figures de l’œuvre et de ses pay­sages. Mais le noyau, le centre ou, pour le répé­ter, le point de départ tou­jours sen­sible de cette évo­lu­tion, reste bien cette ingé­nui­té que nous disions plus haut, ce pou­voir de conter qui fait que « dès le début, tout le monde sait qu’il s’agit d’une rose ». Nous avons par­lé de pré­mo­der­nisme. La consta­ta­tion n’implique pas un reproche. Certes, d’autres grands artistes nous sont très chers, dont la quête du vrai pro­cède de ce que la poé­sie de notre âge eut et a encore d’audacieux, d’investigateur. Mais leurs œuvres, par­fois, risquent d’être comme des fleurs de serre. Au sor­tir d’une expo­si­tion d’une de ses com­pa­triotes – Mar­ghe­ri­ta Oswald-Topi – dont les œuvres ont, elles aus­si, gar­dé quelque chose de tout naïf, Silone nous disait un jour : « Comme cela fait du bien après toute cette neu­ras­thé­nie de la pein­ture moderne de trou­ver un peintre qui peint sans arrière-pen­sée ». Sans renier notre faible pour cer­taines « neu­ras­thé­nies », celles du moins qui ont quelque chose à dire, soyons recon­nais­sants à l’art de Silone d’avoir cette irrem­pla­çable valeur : la san­té d’un pro­duit de pleine terre.

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Il faut en dire autant de la réa­li­té que cet art évoque, de ce que l’on pour­rait appe­ler le monde silo­nien, monde dont l’essence répond, elle aus­si, à la même pro­fonde voca­tion anti­rhé­to­ri­cienne que nous venons de rele­ver quant à la forme lit­té­raire qui se trouve en être le truchement.

Mais que vou­lons-nous dire exac­te­ment par là ?

Certes, tout lec­teur de Silone sait déjà la simple gran­deur sans emphase de la réa­li­té, natu­relle ou humaine, qui emplit, si l’on peut dire, jusqu’au bord les livres du grand écri­vain ita­lien. D’abord le pays qui sert de cadre à ces récits, ou plus exac­te­ment qui en est l’âme, comme nous l’écrivions dès 1936 dans la revue gene­voise Pré­sence : cette région du lac de Fuci­no et ces mon­tagnes des Abruzzes que Silone, avec une puis­sance qu’amplifie encore la nos­tal­gie de l’exil, nous a ren­dus fami­liers. Qui ne se rap­pelle, par exemple, au début de Pane e Vino, l’admirable pas­sage du retour clan­des­tin de l’émigré poli­tique Pie­tro Spi­na au pays de ses pères, lorsqu’il s’arrête pour boire à la fon­taine ? Ou, dans Le Grain sous la neige, le non moins admi­rable voyage en voi­ture à tra­vers les monts, la majes­té déso­lée, presque farouche, de ces mon­tagnes qui « ne sont pas des mon­tagnes pour tou­ristes », la tris­tesse qua­si fata­liste de ces vil­lages misé­rables, – « le ghet­to des chré­tiens », – l’austérité de tout ce vieux ter­roir de trem­ble­ments de terre et d’anachorètes ? « Quel pays », mur­mure à part soi Faus­ti­na (la com­pagne de voyage de Pie­tro). Et Pie­tro de répondre : « C’est notre pays, le pays de notre âme ». Pareille­ment, cha­cun sait aus­si de quelle vie puis­sante et comme spon­ta­née Silone a ani­mé la foule d’être humains, et même de bêtes, qui peuple ses livres. Toute une gale­rie de fri­pons, entre autres, d’adaptés, de pro­fi­teurs du régime, sil­houettes ou por­traits qui sont comme autant de Dau­miers, d’une véri­té à la fois comique et féroce. De même encore, tout le monde a jus­te­ment admi­ré la sim­pli­ci­té qua­si biblique des plus véné­rables figures créées avec tant de maî­trise par notre auteur : dans « Le Pain…» don Bene­det­to, le prêtre incor­rup­tible que le spec­tacle de notre monde amène fina­le­ment à déses­pé­rer et de l’humanisme et de la foi ; ou bien, le plus puis­sam­ment des­si­né d’entre tous les per­son­nages de Silone, dans Le Grain sous la neige, don­na Maria Vin­cen­za, l’aïeule toute de fidé­li­té aux tra­di­tions des âges révo­lus où rien, biens maté­riels et vie de l’âme, n’était encore tom­bé au niveau de nos tristes ersatz d’aujourd’hui. Enfin, cha­cun, sans doute, aura sen­ti avec quelle force directe Silone dresse devant nous la poi­gnante, repous­sante et redou­table véri­té du per­son­nage de Cha­tap, l’exploité, l’éternel humi­lié, qui est sur le point de livrer à la police Pie­tro l’illégal, non point tant à cause de l’argent que pour assou­vir sur un « mon­sieur » son res­sen­ti­ment de misé­rable esclave ; cette figure de Cha­tap, c’est en rac­cour­ci toute cette part des masses modernes qui est prête à sou­te­nir n’importe quelle tyran­nie, pour­vu qu’elle y trouve sa ven­geance. – Mais, au-delà de tant d’êtres divers, ce à quoi nous pen­sions en par­lant de l’essence anti­rhé­to­ri­cienne du monde silo­nien, ce n’est pas seule­ment cette sim­pli­ci­té dans la puis­sance. Cela, croyons-nous, va beau­coup plus loin. Que l’on y prenne garde, en effet : si fortes si vivantes que soient toutes les figures indi­vi­dua­li­sées aux­quelles nous venons de faire allu­sion, aucune d’entre elles n’a, comme on dirait au théâtre, à pro­pre­ment par­ler, le pre­mier rôle. Pas même non plus celle de Pie­tro Spi­na, encore que l’optique du récit et le drame inté­rieur de sa médi­ta­tion paraissent, à pre­mière vue, mettre au centre. Non, le véri­table per­son­nage prin­ci­pal, c’est, dans les livres de Silone, la foule ano­nyme des pay­sans pauvres de là-bas, de ceux que nous-mêmes, lec­teurs étran­gers, avons aus­si pris l’habitude d’appeler les cafo­ni. « S’il est une chose dont, comme écri­vain de langue ita­lienne, je me sente fier, a dit Silone, dans une confé­rence à laquelle nous assis­tions 2Celle même à laquelle il fait éga­le­ment allu­sion dans le texte que nous tra­dui­sons ci-des­sous., c’est d’avoir don­né un nom ita­lien aux frères abruz­zais, des fel­lahs, des péons, des hilotes de par­tout et de toujours. »

Les cafo­ni. Eux seuls parais­saient dans Fon­ta­ma­ra. Dans Le Pain et le Vin, dont une par­tie se passe à Rome, ils s’écartaient par­fois, néces­sai­re­ment, du devant de la scène. Dans Il Seme… intel­lec­tuels, patri­ciens et bour­geois conti­nuent d’être aus­si mêlés au drame. Mais dans Le Pain… comme dans Il Seme… la pré­sence des pauvres, pas un ins­tant, ne cesse d’être là. C’est elle, entre autres, qui consti­tue même, si l’on peut se per­mettre l’expression, l’âme de l’âme de Pie­tro : «… l’amour des pauvres, dit-il, est la seule force vitale que j’aie trou­vée au fond de moi, mon Dieu caché ». L’amour de ces pauvres qui sont, comme il l’exprime un peu plus loin, « l’humaine véri­té» ; ou encore « la véri­té de la croix », c’est-à-dire de la souf­france ; car le Christ, « l’agonisant qui ne peut pas mou­rir », dont il est si sou­vent ques­tion dans Il Seme… qu’est-il autre chose que la réa­li­té des pauvres ?

Seule­ment, ne nous y trom­pons point, tous les pauvres ne sont pas de vrais pauvres. À l’homme qui vient de lui dire : « Jésus est en chaque pauvre », l’un d’eux répond : « Je suis pauvre, et pour­tant Il n’est pas en moi. – Tu es pauvre, mais ne vou­drais-tu pas être riche ? – Ah ! bien sûr, et com­ment ! – Tu vois ; tu es un faux pauvre. » Or, le vrai pauvre, Le Grain sous la neige nous en donne l’exemple à médi­ter, dans une figure presque sym­bo­lique ; car, par une logique à la fois volon­taire et pro­fonde, le monde silo­nien, dans cette œuvre, pour peu que l’on y regarde de près, se trouve cen­tré non point tant autour de Spi­na que du pauvre entre les pauvres, le per­son­nage du sourd-muet, Infante (éty­mo­lo­gi­que­ment celui qui ne parle pas), que son infir­mi­té avait réduit à être, à Pie­tra­sec­ca, son vil­lage natal, une espèce d’âne com­mu­nal, le cafone des cafo­ni. Étrange et signi­fi­ca­tif porte-parole, si l’on peut dire en un tel cas, de l’universelle misère, que cet être qui, jus­te­ment, ne parle point, ou qui du moins, lorsque peu à peu il appren­dra à par­ler, ne va nom­mer les choses que selon leur réa­li­té la plus limi­tée, la plus concrète, sans enjo­li­vures, sans défor­ma­tions de ver­ba­lisme, – pré­ci­sé­ment sans rhé­to­rique. Mais nous tou­chons ici du même coup au troi­sième et der­nier point, le plus impor­tant, de notre brève étude : le sens de l’œuvre de Silone, la por­tée de la pen­sée qui s’y incarne.

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Déjà, dans Fon­ta­ma­ra, sous la vio­lence de la révolte per­çait l’impitoyable satire du ver­ba­lisme à la fois si vide et si des­truc­teur qui tient lieu d’idées aux pro­fi­teurs de la dic­ta­ture. Mais, dès Le Pain et le Vin, Silone nous fait com­prendre qu’à ses yeux les hommes du régime sont loin d’être les seuls à se payer de mots. Par­lant à Rome avec un jeune pro­pa­gan­diste de son propre par­ti, qui, dans un jour­nal illé­gal, déforme les faits pour que ça fasse mieux dans le tableau, Spi­na déclare : « Nous n’avons pas à fri­ser la véri­té, – nous ne sommes pas un par­ti de coif­feurs ». Enfin, dans Il Seme… la volon­té d’échapper à tout ce qui est for­mules apprises, devient radi­cale. Comme Simon s’inquiète de voir que Spi­na, peu à peu, a per­du le maquillage de tein­ture d’iode qu’il avait pris soin de mettre sur son visage pour le rendre mécon­nais­sable : « J’ai, répond Pie­tro, por­té quelque temps un masque ou la tête d’un autre, une tête de par­ti… Celle que tu vois aujourd’hui, c’est ma tête à moi ; je ne dis pas qu’elle soit plus belle, mais c’est la mienne. » – En notre affreuse époque où, ajou­tant leur gri­mace à l’horreur des évé­ne­ments, les pro­pa­gandes de tout poil vou­draient faire prendre les inté­rêts qui s’affrontent pour des causes sacrées, idéo­lo­giques, rien n’est plus salubre que cet effort déployé par Silone contre ce qu’il appelle la rhé­to­rique, contre l’inflation de mytho­lo­gie qui, avec tant d’autres fléaux, s’est abat­tue sur le monde. Et si ses livres mettent en scène la forme ita­lienne de la rhé­to­rique, par­ti­cu­liè­re­ment riche en res­sources ora­toires, la satire qu’il en fait nous rap­pelle que le sens du concret, des véri­tés de fait est éga­le­ment une émi­nente qua­li­té de ce peuple, tant par­mi les gens les plus humbles que chez les esprits vrai­ment supé­rieurs. (Ain­si, exemple émi­nent entre tous, de la pen­sée anti-abs­traite de Croce.)

La rhé­to­rique idéo­lo­gique, la mytho­lo­gie, est rela­ti­ve­ment facile à déce­ler, et donc à com­battre. Mais il est une autre façon, plus sub­tile, d’être un rhé­teur, un abs­trac­teur. C’est celle qui consiste, non plus sur le plan des idées, mais vita­le­ment, à faire abs-trac­tion de tout ce qui, dans le réel, s’oppose à nos pré­fé­rences. Or, cer­tains ont pu craindre que le der­nier livre de Silone ne ten­dît à orien­ter dans ce sens la leçon de son œuvre. Certes, dans Le Grain sous la neige toutes les pages, fort nom­breuses, consa­crées à la vie en com­mun de Pie­tro, d’Infante et de Simon la Fouine, ne sont pas seule­ment un très bel éloge de l’amitié, mais peuvent par­fois paraître nous pré­sen­ter dans celle-ci une solu­tion à tout, une espèce de refuge contre le mal du monde, comme si l’auteur avait envie de nous dire : « Et le reste est lit­té­ra­ture » 3Que notre inquié­tude (rela­tive) était donc pré­ci­pi­tée ! Comme nous l’allions au reste déjà dire aus­si­tôt, ce n’est pas d’une idylle qu’il s’agit. Le Choix des cama­rades, qu’on lira plus loin, mani­feste aujourd’hui toute la por­tée, alors impli­cite, du pro­blème.. Nous-même, avouons-le, nous nous sommes deman­dé, en de cer­tains ins­tants, si nous n’avions pas affaire ici à une réplique ita­lienne (cer­tai­ne­ment sans imi­ta­tion) du rêve d’un écri­vain, d’un poète fran­çais, Charles Vil­drac, qui, dans les proses de Décou­vertes et les si beaux poèmes du Livre d’amour, a dit si bien, et si briè­ve­ment, les richesses du cœur. Ou bien, pour res­ter en Ita­lie, et son­geant au rôle accor­dé dans le livre à nos frères les ani­maux, – le chien Leone, l’âne Ché­ru­bin, Suzanne l’ânesse, les sou­ris même – allons-nous assis­ter, nous deman­dâmes-nous par­fois en cours de lec­ture, à quelque exquis mais pro­blé­ma­tique recom­men­ce­ment de saint Fran­çois ? car, par­lant de l’amitié, Silone fait dire à Pie­tro : « Je sou­haite seule­ment de vivre entre bons amis ». Et si le même Pie­tro ajoute : « De vivre, cela s’entend, en dehors des men­songes régnants », il n’en pour­suit pas moins en ces termes : « Certes, comme idéal, comme pro­gramme, en com­pa­rai­son de mon bluff des années pas­sées, c’est là une bien modeste petite chose…; mais pour­quoi me for­cer à crier ou à com­man­der, si je n’ai de voix que pour la conver­sa­tion ? Le grain de blé sous la neige, lui aus­si, le pau­vret, est une modeste petite chose ; peut-on pour cela lui repro­cher de ne pas être une bombe ? » Ou bien encore Simon, par­lant de sa recherche d’anciens amis : « On évite, dit-il, les mots équi­voques, les soup­çons, les accu­sa­tions, les cri­tiques de tel ou tel évé­ne­ment poli­tique. Pas par pru­dence, mais parce que ce serait super­flu. Ah ! de grâce, lais­sons la poli­tique. C’est trop tôt ; ce sera pour nos neveux. » Est-ce donc à dire que le der­nier ouvrage de Silone, non seule­ment sug­gé­re­rait à bon droit qu’en notre époque de masses le moi est loin d’être tou­jours haïs­sable, mais pro­po­se­rait en outre une leçon de sagesse exclu­si­ve­ment pri­vée, l’abs-traction (la rhé­to­rique) du retour à l’idéal de salut per­son­nel de la pen­sée chré­tienne ? L’admettre, ce serait trop vite oublier le sens du monde silo­nien tel que nous le défi­nis­sons plus haut, où le Christ qui est la réa­li­té de tous les pauvres est trop omni­pré­sent pour qu’il y ait place aus­si pour le chris­tia­nisme. Les pas­sages que nous venons de trans­crire indiquent seule­ment, pen­sons-nous, une étape dans la démarche d’un esprit qui, avec rai­son, vou­lut reje­ter toutes les for­mules, faire, comme Des­cartes, table rase. Tout au plus tra­duisent-ils peut-être, en même temps, une cer­taine ten­ta­tion de fuite du réel, expli­cable chez tous ceux qui sont allés jusqu’au bout de leur médi­ta­tion, qui, tel le Pie­tro du livre dans la cabane où il s’était caché, ont redé­cou­vert, le monde pour ain­si dire de sous terre et comme de l’autre côté de la vie. Tem­po­raire ten­ta­tion de fuite, c’est pos­sible, ou plu­tôt ren­contre, en cours de route, de ce mirage, de cette nos­tal­gie que nous serions nous-même ten­té d’appeler la ten­ta­tion de la pure­té. Nos­tal­gie, mirage auquel Silone roman­cier nous semble n’avoir pas su se défendre de céder en impo­sant à Faus­ti­na, l’amie de Pie­tro, une ver­tu dont il est bien per­mis de pen­ser : « C’est dommage ».

Mais, en véri­té, si Pie­tro, Simon et leurs amis nou­veaux ou retrou­vés vivent « en ami­tié », ce n’est pas pour se reti­rer du monde, ce n’est même pas non plus seule­ment pour sen­tir, à tra­vers cette ami­tié, cette entr’aide, leur qua­li­té d’homme. Non, l’amitié qui les unit, ils la vivent, en même temps, comme pour poser vers l’avenir une pierre d’attente. D’une attente qui ne soit plus faite, ou pas encore, de pro­grammes, mais de réa­li­tés concrètes, de sen­ti­ments vrais, de contacts d’homme à homme. Et l’on peut dire que cette ami­tié du Grain sous la neige, elle est, en puis­sance, cette uni­té dont, dans Il pane…, le pain et le vin étaient les sym­boles. Qu’on y songe : c’est au nom de cette ami­tié-là qu’Infante vient sar­cler le champ du pay­san jeté en pri­son par les sbires du régime ; et la femme et le peuple le prennent pour Jésus. C’est en son nom encore que Pie­tro prêche la fier­té aux cafo­ni : « Je crois, dit-il, que le monde pour­ra bien­tôt avoir besoin de votre orgueil. » Et de même, Simon, lorsqu’il arpente avec des amis la cam­pagne, sou­pire : « Ah ! le jour où nous pour­rons appe­ler les hommes de ces terres comme on appelle de bons com­pa­gnons, et leur dire : pre­nez vos houes et vos pioches et allons à Rome…» Car si la pen­sée de Silone refuse d’accepter les méthodes aujourd’hui en vogue qui, quels que soient ceux qui en font usage, consistent à mettre les hommes au ser­vice de la poli­tique, la leçon d’amitié qui se dégage de son œuvre, loin d’être quelque invi­ta­tion à une idylle plus ou moins tou­chante, pro­cède au contraire de la volon­té de retrou­ver la réa­li­té des hommes, seule condi­tion pour espé­rer de pou­voir peut-être, un jour, mettre la poli­tique à leur service.

Mais, dans tout grand livre, les idées expri­mées par l’auteur ou par les per­son­nages ne sont pas for­cé­ment ce qui témoigne le mieux des inten­tions pro­fondes. Le deve­nir interne de l’œuvre en dit sou­vent bien plus long. Or, à cet égard, le dénoue­ment du Grain sous la neige nous semble émi­nem­ment confir­mer la leçon de l’ouvrage telle que nous avons cru pou­voir la défi­nir. À la fin du roman, en effet, le père du sourd, d’Infante, est reve­nu man­chot d’Amérique et a récla­mé son fils, qui pour­ra l’aider dans le tra­vail. Sur le point de se rési­gner à vivre, – Faus­ti­na doit venir le rejoindre, – Pie­tro, à contre-cœur, a consen­ti à cette sépa­ra­tion d’avec son ami. La vie de Pie­tro va-t-elle donc, fai­sant abs­trac­tion de l’amitié du pauvre entre les pauvres, fina­le­ment démen­tir cette fidé­li­té à la condi­tion des misé­rables qui est à la racine de l’aspiration anti­rhé­to­ri­cienne de l’œuvre ? Non pas : sous pré­texte de lui por­ter quelques objets, Pie­tro, une der­nière fois, veut revoir le sourd. Et quand il entre dans le tau­dis où loge Infante, il trouve l’infirme hagard à côté du cadavre de son père, qu’il vient d’assassiner. Pie­tro, alors, ouvre la porte au mal­heu­reux et, à l’aube, se laisse arrê­ter à sa place. À un point de vue stric­te­ment lit­té­raire, il se peut que la façon dont ce dénoue­ment nous est pré­sen­té soit d’un sym­bo­lisme un peu brusque ; le roman ne s’accommode pas tou­jours de la gran­deur explo­sive de la tra­gé­die ou du drame, mais là n’est point en ce moment la ques­tion. En pro­fon­deur, avec ce dévoue­ment de Pie­tro, avec cette soli­da­ri­té dans l’amitié des mal­heu­reux, le der­nier refuge, croyons-nous, de l’isolement ten­ta­teur, de l’abstraction, du men­songe, – de la rhé­to­rique, est forcé.

Jean-Paul Sam­son

Note adjointe

Comme nous l’avons dit, la pré­cé­dente étude est contem­po­raine du roman Le Grain sous la neige, mais le livre récent de Silone, Une poi­gnée de mûres, le pre­mier qu’il ait écrit et publié en Ita­lie depuis son retour d’exil, confirme dans l’ensemble les traits essen­tiels de son œuvre anté­rieure. La pen­sée de Silone y appa­raît tou­jours comme un pro­gres­sif dépouille­ment de tout ce qui est théo­rie abs­traite, idéo­lo­gie, – autre­ment dit pro­fon­dé­ment fidèle à ce que, trop lit­té­rai­re­ment peut-être, nous appe­lions déjà son anti­rhé­to­rique. Dans Une poi­gnée… – le livre a été si excel­lem­ment com­men­té de toutes parts que nous pou­vons nous dis­pen­ser d’en don­ner ici l’analyse cri­tique détaillée, entre­prise bien gênante pour celui qui est en même temps le tra­duc­teur – dans Une poi­gnée de mûres, donc, nous assis­tons au retour d’exil de l’ingénieur Roc­co De Dona­tis lors de la libé­ra­tion, à sa crise de conscience en pré­sence de la dégé­né­res­cence du Par­ti com­mu­niste, auquel il finit par ces­ser d’appartenir ; mais si cet aspect du livre, qui reflète assu­ré­ment pour une grande part l’expérience per­son­nelle de Silone, atteste un res­sai­sis­se­ment intime et une recon­quête de l’indépendance spi­ri­tuelle infi­ni­ment exem­plaires, peu à peu, cepen­dant, l’accent, de plus en plus, est mis sur cela même qui, à l’écart d’un si dou­lou­reux débat, consti­tue comme spon­ta­né­ment les sym­boles de la pure liber­té inté­rieure : les mon­ta­gnards hors-la-loi du Casal, chez qui Roc­co fré­quente et par­mi les­quels a gran­di la jeune réfu­giée juive Stel­la, qui devient son amie ; la mort du père de Stel­la – l’une des plus belles scènes du livre – qui, sur le point de s’éteindre demande au prêtre catho­lique venu à son che­vet de lui par­ler de la com­mune filia­tion de tous les hommes ; et enfin ce clai­ron des pay­sans pauvres, qu’il fal­lut cacher sous le fas­cisme et qu’il faut enter­rer main­te­nant pour le sau­ver des nou­veaux maîtres de l’heure, mais en sachant bien – c’est la foi des amis de Roc­co : Mar­tin, Lazare – qu’un jour vien­dra, dans un an, dans vingt ans, dans mille ans, peu importe, où il ras­sem­ble­ra de nou­veau les hommes, sinon pour l’accomplissement de leurs rêves, du moins pour les réveiller à l’unique rai­son de vivre : l’espoir. – On le voit, c’est, plus grave, il se peut, plus per­sua­sive encore d’être deve­nue, en pré­sence de toute la tra­gé­die des temps actuels, plus sourde, plus dis­crète et comme conte­nue, la même voix que nous connais­sions depuis Fon­ta­ma­ra, – la même confiance imbat­table en l’amitié fra­ter­nelle des humbles telle que l’incarnèrent et les Fon­ta­ma­rais et les résis­tants au fas­cisme de Le pain et le Vin et les com­pa­gnons de la der­nière par­tie du Grain sous la neige.

Et cepen­dant, il y a aus­si autre chose, ou, sinon autre chose, l’affleurement à la lumière d’un élé­ment qui fut peut-être là tou­jours, mais, entre temps, s’est précisé.

On vient de le voir, nous écri­vions en 1943 : «.. ce monde silo­nien… où le Christ qui est la réa­li­té de tous les pauvres est trop omni­pré­sent pour qu’il y ait place aus­si pour le chris­tia­nisme ». Et cette for­mule était loin d’avoir pour nous la por­tée d’une simple défi­ni­tion lit­té­raire. Tant de notre propre mou­ve­ment que par notre longue incu­ba­tion dans l’œuvre silo­nienne, nous étions, et nous sommes, por­té à don­ner, ou plus exac­te­ment à rendre toute leur impor­tance, toute leur impé­ra­tive ver­tu à ces valeurs qu’il faut bien appe­ler les valeurs chré­tiennes. Et le plus pré­cieux apport de Silone à cet égard nous sem­blait pré­ci­sé­ment de les avoir res­tau­rées sans pour autant céder à la ten­ta­tion, si géné­ra­le­ment répan­due, de les tra­duire en termes d’être. Car ain­si nous parais­saient-elles échap­per au dan­ger d’être une fois de plus compromises.

Or, il ne semble pas que sa posi­tion sur ce point soit res­tée exac­te­ment la même. Tout à la fin d’Une poi­gnée de mûres, ce dia­logue s’échange entre Stel­la et le pay­san Lazare :

«– … Quel­que­fois (dit Stel­la), Roc­co et moi nous dis­cu­tons pour nous deman­der si tout cela a un sens. Je n’en suis pas sûre.

– Tu ne t’es jamais dit, fit Lazare, que quelque chose guide la marche des four­mis sous terre et le vol des oiseaux d’un conti­nent à l’autre ?

– Tu es sûr qu’il y a quelque chose ? deman­da Stel­la. Moi, je n’en suis pas sûre.

– Il me semble, dit Lazare, qu’il n’est pas si impor­tant de le savoir avec pré­ci­sion. Cha­cun, y com­pris ceux qui l’ignorent, va quand même où il doit aller…»

Évi­dem­ment, ce sont des per­son­nages du roman qui parlent.

Et même si Lazare est ici plus ou moins le porte-parole de Silone, Silone nous dirait sans doute qu’il trouve notre ques­tion presque oiseuse, trop « méta­phy­sique ». Par un texte de lui que nous tra­dui­sons ci-des­sous, on va tout de suite voir sa méfiance, ou plu­tôt son indif­fé­rence à l’égard de la phi­lo­so­phie comme telle. (Indif­fé­rence qu’il géné­ra­lise pour toute notre époque, ce qui ne laisse pas d’un peu sur­prendre quand on songe que, fra­ter­nels ou adver­saires, un Camus, un Sartre sont nos contem­po­rains…) L’on va voir aus­si qu’il se guide essen­tiel­le­ment, tels les hommes qui vivent dans ses livres, sur ce qu’il appelle – bien admi­ra­ble­ment d’ailleurs – le « choix des cama­rades ». Et l’on conçoit que sa fidé­li­té à ses cafo­ni l’attache à une sorte de « reli­gion popu­laire» ; mais quel sera notre choix à nous autres enfants de l’athéisme des grandes villes ? quelle, sans men­songe, notre fidé­li­té à tous les humi­liés et offen­sés, qu’ils pâtissent sur l’asphalte ou dans les Abruzzes ?

Oh ! certes, dans le choix des cama­rades, je le sais bien, et c’est l’une des joies de ma vie, il y aura tou­jours, de ma part, l’amitié pour Silone, le com­pa­gnon des années d’exil ; le si proche « voi­sin » de pen­sée. – Qu’il m’excuse tou­te­fois, comme moi-même suis bien réso­lu à l’accepter tel qu’il est, si je ne puis m’empêcher d’estimer, à ce point de vue ma foi connais­san­ciel auquel je tiens, que l’effort de toute la vie devrait être de tendre tout ensemble à ne démé­ri­ter ni de ses amis ni de ce que l’on pense, pour le dif­fi­cile accord – tou­jours déçu, tou­jours cher­ché – des hommes et de l’Homme.

Cela dit, don­nons la parole à Silone lui-même en tra­dui­sant une page qu’il nous a fait l’amitié de nous remettre et dont le n°1 du Sup­plé­ment lit­té­raire d’Epo­ca (17 jan­vier 1953) a publié la plus grande par­tie. On en trou­ve­ra ici la tra­duc­tion intégrale.

J.-P. S.

Le choix des camarades

Ma concep­tion du monde est infi­ni­ment loin de consti­tuer un sys­tème, mais j’ai quelques cer­ti­tudes (et une espé­rance) qui dirigent ma volon­té. Je m’occupe, ces jours mêmes, de recueillir les élé­ments d’un livre d’où res­sor­ti­ra ce que j’entends par le pro­blème reli­gieux à notre époque. Ce livre aura pour titre le Choix des cama­rades, et le noyau en est déjà entiè­re­ment conte­nu dans une lec­ture qu’il m’a été don­né de faire devant un petit nombre de per­sonnes, pen­dant la guerre, en Suisse, où je me trou­vais inter­né. Ce que j’ai dit alors peut se résu­mer à peu près en ces termes ; la crise de notre époque, qui a ses aspects les plus voyants sur le plan de la poli­tique et de l’économie, embrasse en réa­li­té toute la vie en com­mun des hommes et l’être humain dans sa tota­li­té ; et c’est pour­quoi elle a, dans ses racines mêmes, un carac­tère pro­fon­dé­ment moral et reli­gieux. En exa­mi­nant tou­te­fois les témoi­gnages les plus sin­cères et les plus valables de ceux de nos contem­po­rains qui ont pris le plus net­te­ment conscience de cette réa­li­té, et en les com­pa­rant aux résul­tats de nos propres réflexions, on arrive à la consta­ta­tion de ce fait essen­tiel : la méta­phy­sique et les dogmes reli­gieux ont per­du, pour nous, leur évi­dence – l’évidence qu’ils eurent peut-être en d’autres époques. Bien plus : leur « pro­blé­ma­tique » propre nous laisse indif­fé­rents. La ques­tion reli­gieuse ne se pré­sente pas, en ce qui nous concerne, comme une impul­sion à élu­ci­der le mys­tère de la Tri­ni­té ni comme une invite à nous enfon­cer dans l’exégèse des preuves de l’authenticité de la Révé­la­tion dans les Livres Saints. Notre atti­tude envers les pro­blèmes reli­gieux tra­di­tion­nels n’est pas davan­tage celle de l’incrédule ou du mécréant. Il serait éga­le­ment impropre de nous atta­cher la qua­li­fi­ca­tion de fidèle ou d’athée. Notre reli­gion est encore cir­cons­crite en une sphère bien proche de la terre. Elle est for­mée d’intuitions et de sen­ti­ments nour­ris par notre réflexion sur les pro­blèmes de l’existence et de la socié­té, sur le sens des expé­riences qu’il nous a été impo­sé de vivre. Après nous être, péni­ble­ment décras­sé la conscience des rési­dus de sur­ro­gats pseu­do-scien­ti­fiques emprun­tés aux idéo­lo­gies poli­tiques, nous sommes arri­vés à la redé­cou­verte de quelque irré­duc­tible cer­ti­tude. C’est une reli­gio­si­té, je le répète, de forme élé­men­taire et des moins éla­bo­rées, dénuée de revê­te­ments dog­ma­tiques, mytho­lo­giques, ins­ti­tu­tion­nels, litur­giques ; mais peut-être, au moins en ce qui me concerne, en har­mo­nie avec tel mythe popu­laire. Il serait injuste de voir dans notre indif­fé­rence envers la méta­phy­sique et envers les dogmes une atti­tude d’orgueil ou de mau­vaise foi. Mais le res­pect dû aus­si à la notion tra­di­tion­nelle de Dieu, nous impose d’y lon­gue­ment regar­der avant de faire usage de son nom et de ne le point men­tion­ner de pro­pos arbi­traire. Toutes les forces de notre conscience sont concen­trées dans l’effort pour com­prendre notre siècle et le chaos dans lequel nous vivons, et dans la ten­ta­tive de nous rendre compte de notre devoir d’homme. Même cela seule­ment est tout autre que facile. Cer­tains d’entre nous sont arri­vés aux limites du déses­poir. Qu’est-ce qui nous a sau­vés ? Peut-être le fait que (en un sens his­to­rique) nous n’étions pas des enfants trou­vés. Nous sommes au dehors de la sphère dog­ma­tique et ins­ti­tu­tion­nelle de la tra­di­tion, mais sur le sen­tier que nous par­cou­rons par­mi les ruines de la socié­té capi­ta­liste, ce qui nous guide, c’est indu­bi­ta­ble­ment une lumière non éteinte d’origine et d’essence chré­tiennes. C’est du Chris­tia­nisme que nous vient, en der­nière ana­lyse, ce sens recou­vré de la Vie, de la digni­té humaine, de la fra­ter­ni­té, de la dou­leur. Aus­si est-il facile de com­prendre pour­quoi nous laissent indif­fé­rents, au point de vue de ce qui peut nous pous­ser à la réflexion reli­gieuse, les Elliot, les Mau­riac et autres plus ou moins conver­tis, alors que nous émeut Simone Weil. Pré­ci­sé­ment ces jours-ci, je relis les lettres par elle adres­sées en 1941 au R. P. Per­rin, prieur des domi­ni­cains de Mont­pel­lier, et publiées après sa mort sous le titre Attente de Dieu. Rare­ment se ren­contre-t-il à notre époque cohé­rence aus­si par­faite entre la vie et la pen­sée. En ces lettres de Simone Weil, son expé­rience excep­tion­nelle se reflète dans une pen­sée ori­gi­nale, claire à l’extrême, pure. Je suis res­té pro­pre­ment confon­du de consta­ter à quel point le drame spi­ri­tuel de cette juive fran­çaise res­semble à celui de beau­coup d’entre nous. Il y a dans ces lettres des pas­sages pro­pre­ment tra­giques, lorsque, après avoir confes­sé tout ce qui l’attirait vers le catho­li­cisme, elle refuse cepen­dant de se faire bap­ti­ser. Qu’est-ce qui l’en retint ? Non point l’orgueil, ni une répu­gnance envers la dis­ci­pline et la pers­pec­tive de se fondre dans le trou­peau, ni non plus la tra­di­tion israé­lite, mais la convic­tion d’une spé­ciale voca­tion, la convic­tion de devoir res­ter une créa­ture de Dieu en détresse, un témoin de Dieu hors de l’Église, par­mi les pauvres, qui aujourd’hui, pour le plus grand nombre et pour leur part la plus vivante, se trouvent hors de l’Église.

Un écho (sans cette admi­rable pure­té, sans cette héroïque sain­te­té et intré­pi­di­té d’esprit), un écho de cette situa­tion spi­ri­tuelle, on le peut per­ce­voir, aujourd’hui, chez nombre d’entre nous. Éga­le­ment pour nous, le devoir reli­gieux est lié à un choix de camarades.

Igna­zio Silone

  • 1
    Rap­pe­lons encore que cette étude fut écrite en 1943.
  • 2
    Celle même à laquelle il fait éga­le­ment allu­sion dans le texte que nous tra­dui­sons ci-dessous.
  • 3
    Que notre inquié­tude (rela­tive) était donc pré­ci­pi­tée ! Comme nous l’allions au reste déjà dire aus­si­tôt, ce n’est pas d’une idylle qu’il s’agit. Le Choix des cama­rades, qu’on lira plus loin, mani­feste aujourd’hui toute la por­tée, alors impli­cite, du problème.

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