La Presse Anarchiste

Comment gérer une révolution

Nous nous sommes revus dans les pre­miers jours de sep­tembre (1990) à Paris, où il est venu pour la pre­mière fois, accom­pa­gné de sa femme et de sa petite fille, dans la der­nière vague de tou­ristes de l’Est. Nous avons le même âge et nous nous sommes connus pen­dant que nous fai­sions nos études supé­rieures, au début des années 70, lui en archi­tec­ture et sa femme en phi­lo­lo­gie — langue et lit­té­ra­ture fran­çaise. Après 1976, Adrian Dobres­cu 1Il m’a deman­dé de ne pas don­ner son vrai nom parce qu’il crai­gnait tout sim­ple­ment s’être trom­pé dans son récit sur tel évé­ne­ment ou telle per­sonne, et non parce qu’il aurait peur de quoi que ce soit. Il est vrai que notre entre­tien a eu lieu à plu­sieurs reprises, par­fois pen­dant des moments de grande fatigue après ses longues pro­me­nades pari­siennes. Quant à moi, je suis d’o­ri­gine rou­maine, réfu­gié en France depuis seule­ment quelques mois avant les évé­ne­ments de décembre 1989. Lors de leurs pas­sages à Paris, je me suis pro­po­sé de faire plu­sieurs inter­views de mes amis, dans l’es­poir d’ob­te­nir des infor­ma­tions aus­si « directes » et « fidèles » que pos­sible sur ces évé­ne­ments dont le n’a­vais été ici qu’un spec­ta­teur trau­ma­ti­sé. La plu­part de ceux que j’ai inter­ro­gé ont joué et conti­nuent à jouer un rôle plus ou moins impor­tant dans cette muta­tion et leur enga­ge­ment poli­tique contras­tait avec mon désen­ga­ge­ment (rela­tif), dû à l’exil., né en 1953 d’un père comp­table et d’une mère labo­ran­tine, s’est éta­bli à Sucea­va, ville d’un peu plus de 100.000 habi­tants, chef-lieu d’un dis­trict sep­ten­trio­nal de la Mol­da­vie. Il y tra­vaille d’a­bord à la mai­rie, à l’Of­fice d’ar­chi­tec­ture et d’a­mé­na­ge­ment (sys­té­ma­ti­sa­tion) urbain et, depuis 1983, il met en place et dirige le bureau d’é­tudes d’une coopé­ra­tive de construc­tion, « Construc­to­rul ». En Rou­ma­nie, le milieu des archi­tectes est répu­té pour son non-confor­misme, proche du style de vie des artistes et des écri­vains. Tou­te­fois, les contacts qu’il entre­te­nait avec ces milieux étaient plu­tôt rares, limi­tés par les contraintes de la vie quo­ti­dienne dans une pro­vince loin­taine : quelques par­ti­ci­pa­tions à des expo­si­tions de cari­ca­ture, la consti­tu­tion d’une col­lec­tion de vieilles icônes, et au tra­vers des rares col­la­bo­ra­tions de sa femme à des revues lit­té­raires. En revanche, il entre­te­nait beau­coup plus de rela­tions avec des cadres tech­niques, caté­go­rie socio-pro­fes­sion­nelle à laquelle il appar­te­nait lui-même. C’est pro­ba­ble­ment la rai­son qui lui fait attri­buer sa par­ti­ci­pa­tion à la « révo­lu­tion » 2Les guille­mets mis au mot « révo­lu­tion » dans le cas rou­main sug­gèrent qu’il y a conti­nui­té entre l’an­cien et le nou­veau régime (tout au moins pour ce qui concerne l’ap­pa­reil du pou­voir, d’où sa défi­ni­tion comme « néo-com­mu­niste ») et que le chan­ge­ment poli­tique qui est inter­ve­nu consti­tue plu­tôt le résul­tat d’un « coup d’É­tat » ! rou­maine plu­tôt à son expé­rience admi­nis­tra­tive ou orga­ni­sa­tion­nelle qu’à une moti­va­tion idéo­lo­gique quel­conque. S’il était mécon­tent, « comme tous les Rou­mains », de la situa­tion catas­tro­phique du pays, sa posi­tion pro­fes­sion­nelle de petit chef d’un bureau d’é­tudes lui offrait pas mal de com­pen­sa­tions si bien que le confor­misme poli­tique auquel il avait été contraint (il était deve­nu membre du PCR quelques mois à peine avant la dis­pa­ri­tion du par­ti) ne sem­blait guère le gêner.

Entre le 22 décembre 1989 et le 8 août 1990, Adrian Dobres­cu a été en pre­mière ligne de l’a­gi­ta­tion révo­lu­tion­naire de sa ville. S’il est entré en action dès le début, c’est plu­tôt pour essayer de mettre de l’ordre dans une situa­tion qui lui sem­blait par trop chao­tique ; pour impo­ser un « nou­veau pou­voir » et en éli­mi­ner les voleurs et les déma­gogues qui s’y seraient infil­trés. En fait, il s’est trou­vé pla­cé dans une posi­tion inter­mé­diaire entre les plus conser­va­teurs (ou « res­tau­ra­teurs »), à l’ins­tal­la­tion de cer­tains il a direc­te­ment contri­bué, et les « radi­caux », qu’il semble avoir en fin de compte aban­don­né. Son témoi­gnage per­met de com­prendre com­ment la remise en selle d’une par­tie de l’an­cienne nomenk­la­tu­ra a été pos­sible, après un temps de grand désar­roi et de pro­fonde confu­sion. Quoi­qu’ayant par­ti­ci­pé à cette « res­tau­ra­tion », Adrian n’en a pas été dès le début par­fai­te­ment conscient 3Il fau­drait peut-être noter ici la brève dis­pute que nous avons eue lors de notre ren­contre sur la « nature » du régime rou­main actuel et la qua­li­té de cer­tains de ses repré­sen­tants. À l’en­contre de mes remarques cri­tiques, Adrian a tenu à me faire obser­ver qu’a­vant décembre 1989 on était prêt à sou­te­nir « n’im­porte qui » pour­vu qu’il nous libère de Ceau­ses­cu et qu’il n’est pas juste de leur en vou­loir après coup lors­qu’ils ont pris le pou­voir.. Bien au contraire, dès les pre­miers jours, il avait don­né sa démis­sion du pre­mier « conseil révo­lu­tion­naire » en dénon­çant les « agis­se­ments sys­té­ma­tiques qui étouffent la révo­lu­tion ». Aujourd’­hui, il sait qu’ils ont été « mani­pu­lés », mais il consi­dère qu’il ne faut pas més­es­ti­mer les chan­ge­ments inter­ve­nus depuis en Rou­ma­nie. Qu’il est plus facile de cri­ti­quer que de prendre des ini­tia­tives. En revanche, il est deve­nu beau­coup plus pru­dent ou réser­vé en ce qui concerne ses propres opi­nions poli­tiques : il dit qu’il a chan­gé déjà plu­sieurs fois de point de vue sur ce qui s’est pas­sé en Rou­ma­nie, et donc croit qu’il lui est encore pos­sible de chan­ger. Si son adhé­sion au PCR fut un simple acte de confor­misme sans réflexion, la contes­ta­tion à laquelle il allait être confron­té plus tard a joué le rôle d’un révé­la­teur poli­tique ; par exemple, il dit avoir « décou­vert » qu’il était « com­mu­niste » quelques mois après le ren­ver­se­ment de l’an­cien régime, et que main­te­nant il ne sait plus s’il est encore com­mu­niste. Au début, il ne se posait pas le pro­blème de la dis­pa­ri­tion du PCR qu’il consi­dé­rait « encore fort ». Il a eu du mal à com­prendre que le com­mu­nisme « n’a plus de chances, au moins pour quelque temps, en Rou­ma­nie », même si « la plu­part des gens hon­nêtes et des intel­lec­tuels » qu’il connais­sait étaient membres du par­ti. Il ne voit pas le com­mu­nisme et le plu­ra­lisme incom­pa­tibles — mais il est vrai que le « com­mu­niste » est deve­nu aujourd’­hui une sorte de sobri­quet ou une injure, asso­cié sur­tout à la misère. Cepen­dant il pense qu’on passe trop faci­le­ment d’une extrême à l’autre, et que, pour cette rai­son, il n’est pas d’ac­cord avec les mani­fes­tants s’op­po­sant à Ilies­cu, qui n’est pas, à son avis, un res­tau­ra­teur dis­si­mu­lé du com­mu­nisme. Pour­tant, s’il lui arrive qu’on le traite de « FSN-iste » 4Le Front du salut natio­nal, la pre­mière for­ma­tion poli­tique consti­tuée en Rou­ma­nie, le 22 décembre 1989, après la sou­daine dis­pa­ri­tion du PCR. S’af­fir­mant au début comme simple ins­tance de tran­si­tion, le FSN s’est consti­tué en par­ti poli­tique fin jan­vier 1990, après que des « par­tis d’op­po­si­tion » ont reven­di­qué le pou­voir. Le 20 mai, il a gagné les élec­tions, mais son carac­tère de for­ma­tion de tran­si­tion, hété­ro­gène, foca­li­sée sur­tout autour d’une seule per­son­na­li­té poli­tique (Ion Ilies­cu) et de l’an­cienne struc­ture du par­ti com­mu­niste (ce qu’il rejette for­mel­le­ment), témoigne de sa fra­gi­li­té., il prend cette énon­cia­tion pour une insulte : il ne s’est pas ins­crit au FSN, ni dans aucun autre par­ti ; et, après sept mois d’«activité révo­lu­tion­naire », il a rega­gné tout sim­ple­ment son ancien poste.

Il se repré­sente le com­mu­nisme par une double oppo­si­tion : idéo­lo­gique, « il est pré­fé­rable au fas­cisme », et éco­no­mique, « il n’est pas pire que le capi­ta­lisme ». Si le capi­ta­lisme est sor­ti vain­queur de la confron­ta­tion, il ne lui accorde pas pour autant une supé­rio­ri­té intrin­sèque, et incline à expli­quer la vic­toire du capi­ta­lisme par l’in­fluence d’une sorte de pou­voir occulte qui décide arbi­trai­re­ment « où et à qui don­ner l’argent ». La France, comme vitrine du capi­ta­lisme (c’est pour la pre­mière fois qu’il voyage en Occi­dent), l’a déçu : com­ment un monde où l’on voit tant de gas­pillage peut-il être aus­si ren­table ? 5En visi­tant la ferme d’un vieux pay­san, maire d’une com­mune de la région pari­sienne, il a été impres­sion­né par les grandes sur­faces res­tées inex­ploi­tées, ain­si que par l’a­ban­don d’un outillage agri­cole de qualité.

« Comment agir ? »

« Nous avons enten­du un cri, une voix cas­sée qui hur­lait : “Il s’est enfui!” Il n’é­tait pas besoin de dire qui s’é­tait enfui, nous nous sommes ren­dus compte tout de suite. Ce matin, j’é­tais à la mai­son, avec ma femme, mon beau-frère et deux ouvriers qui rabo­taient le par­quet. Mon beau-frère à ce moment me racon­tait sur­ex­ci­té ce qu’il avait enten­du à la radio (Free Euro­pa, Voice of Ame­ri­ca) à pro­pos des morts de Timi­soa­ra. On dis­cu­tait avec les ouvriers sur le bruit qui cou­rait de par la ville sur le ras­sem­ble­ment de la popu­la­tion pré­vu pour le dimanche sui­vant, dans deux jours, contre Ceau­ses­cu. Un mee­ting pareil avait failli avoir lieu à Iasi, autre ville mol­dave, le 14 décembre, mais les gens étaient res­tés silen­cieux, décou­ra­gés par la pré­sence mas­sive de la police. Quelques jours après, Timi­soa­ra. En fait, la ten­sion avait mon­té dans le pays après la chute du mur de Ber­lin et dans les jours qui ont pré­cé­dé et suc­cé­dé au congrès du PCR, orga­ni­sé aus­si comme un suprême défi lan­cé par Ceau­ses­cu au monde entier. L’at­mo­sphère était très pesante du fait des patrouilles accom­pa­gnées de chiens, qui tra­ver­saient sans cesse le centre-ville. Pen­dant deux nuits, je n’ai pas pu dor­mir ; j’ai répa­ré tout ce qui était cas­sé dans l’ap­par­te­ment ; une ques­tion me tra­cas­sait : com­ment agir ? Chaque fois que je ren­con­trais un ami, on dis­cu­tait sur les ini­tia­tives à prendre, car on avait déjà moins peur d’é­ven­tuels indi­ca­teurs. Je pré­pa­rais des mani­festes avec « À bas Ceau­ses­cu ! ». Sur les murs de la ville il y avait beau­coup d’ins­crip­tions (situa­tion sans pré­cé­dent), vite recou­vertes de pein­ture par la police. Il y avait encore une grande mobi­li­sa­tion poli­cière, mais peu d’in­ci­dents. Quel­qu’un m’a racon­té com­ment il avait dépo­sé pen­dant la nuit, sur les marches du lycée, des tracts anti-Ceau­ses­cu qui, cinq minutes après, avaient dis­pa­ru. Le soir du 21, un groupe de dix jeunes gens qui avaient arbo­ré des signes de deuil et allu­mé des bou­gies à la mémoire des vic­times de Timi­soa­ra furent arrê­tés ; mais, le matin sui­vant, on les relâ­cha en les condam­nant à payer de simples amendes pour avoir trou­blé l’ordre public.

« Il est vrai qu’on se sen­tait un peu ras­su­ré à l’i­dée que Gor­bat­chev inter­vien­drait d’une manière ou d’une autre. Ce que je crois d’ailleurs qu’il a fait fina­le­ment, et la contri­bu­tion des agents du KGB dans tous ces chan­ge­ments a été très importante. »

Après avoir enten­du le cri, Adrian va à son bureau d’é­tude pour per­mettre aux employés de ren­trer chez eux : il était très stricte en ce qui concerne la dis­ci­pline. Là-bas, tout le monde dis­cu­tait à pro­pos de l’in­ter­rup­tion de la retrans­mis­sion du mee­ting de Buca­rest quand, un jour aupa­ra­vant, Ceau­ses­cu avait été hué. Cer­tains auraient eu l’im­pres­sion d’a­voir enten­du quelque chose, mais ils n’é­taient pas sûrs 6«D’a­près moi, il fau­drait fusiller sur­tout ces gens-là, qui ont inter­rom­pu la retrans­mis­sion : c’est à cause d’eux qu’un jour de plus est pas­sé, avec tant de morts ! ». En quit­tant son bureau, Adrian ren­contre une colonne de mani­fes­tants, com­po­sée pour l’es­sen­tiel d’é­tu­diants ren­trés à Sucea­va en vacances et d’é­lèves, qui criaient des slo­gans contre Ceau­ses­cu. Il les accom­pagne, sur le trot­toir : « Je n’é­tais qu’un sym­pa­thi­sant ». Au siège local du par­ti, il regarde com­ment les jeunes jettent du bal­con livres et por­traits de Ceau­ses­cu, salués par l’en­thou­siasme de la foule. Quelques-uns essaient de pro­non­cer des dis­cours, mais il n’y avait pas de micro et il était dif­fi­cile de les entendre.

« M’sieur Dobrescu, allons prendre le pouvoir ! »

En regar­dant le spec­tacle, il voit un homme qu’il connais­sait, un « tech­ni­cien qui s’oc­cu­pait des inves­tis­se­ments pour le com­bi­nat de pani­fi­ca­tion », et qui avait été son par­te­naire lors de la négo­cia­tion de contrats de construc­tions ; celui-là avait été mis à la retraite anti­ci­pée pour avoir volé une tren­taine de kilos de sucre et une tren­taine de litres d’huile.

« Je savais de quoi il était capable, mes hommes se plai­gnaient de lui, il ne signait pas la récep­tion des tra­vaux sans rece­voir un bak­chich, dont il fixait le prix. Il me dit : “M’sieur Dobres­cu, allons prendre le pou­voir!”, et il entre au siège du par­ti. Un peu plus tard, j’a­per­çois un autre type qui me paraît beau­coup plus dan­ge­reux, un ouvrier solide et ath­lé­tique qui sait par­ler et peut donc convaincre, avec aplomb… Celui-là, s’il te raconte les tra­vaux qu’il a fait, tu lui signe un papier de 100.000 lei sans véri­fier ; lui aus­si avait fait de la pri­son. Je dis­cu­tais avec des gens qui étaient autour de moi, et quel­qu’un dit qu’il a vu lui aus­si des anciens pri­son­niers péné­trant au siège du par­ti. Alors je me suis déci­dé à entrer pour leur dire que tout ça n’é­tait pas pour eux. Le por­tier a esquis­sé le geste de m’ar­rê­ter, mais il avait peur. Après avoir mon­té les marches, j’ai oublié pour­quoi j’é­tais là. Je suis allé au cabi­net du pre­mier secré­taire, je connais­sais l’en­droit, j’é­tais déjà allé. Il y avait du monde par­tout. Des jeunes, des étu­diants qui cher­chaient fébri­le­ment les “œuvres du cama­rade” pour les jeter dehors, où l’on avait déjà allu­mé le feu, tan­dis que d’autres fouillaient appa­rem­ment sans but précis.

Dans le bureau du pre­mier secré­taire, il y avait une qua­ran­taine de per­sonnes. Quand je suis arri­vé, deux types sor­taient avec une télé cou­leur… Je connais­sais l’un d’entre eux, contre­maître à la ver­re­rie, je lui deman­dais ce qu’il fai­sait là et il me répon­dit qu’il pre­nait la télé parce qu’il avait peur que “ces voyous-là” la volent. Je lui ai deman­dé de la lais­ser là. Plus tard, le même type, qui était deve­nu membre du nou­veau Conseil, deman­dait tou­jours la dis­tri­bu­tion des 40 télés cou­leur qui se trou­vaient dans les dépôts de la ville, ce qui se fai­sait aupa­ra­vant selon des listes de prio­ri­té approu­vées par le pre­mier secré­taire. Dans la pièce, le pre­mier secré­taire, rete­nu par deux “révo­lu­tion­naires”, suait beau­coup, tan­dis que d’autres empê­chaient ceux qui vou­laient le frap­per en lui jetant : “Stoi­ca, salaud, tu vas payer!” Je leur ai expli­qué que ce n’est pas Stoi­ca, mais le nou­veau pre­mier secré­taire, qui s’ap­pelle Cata­na, et qu’il faut le gar­der car il peut nous être utile. Stoi­ca avait été un sbire 7C’est le pre­mier secré­taire que j’ai évo­qué dans mon texte « Ceau­ses­cu et le peuple ! » qui figure dans le sup­plé­ment de ce numé­ro., un per­son­nage typique, au front étroit, à peine capable de lire un texte, mais extrê­me­ment dur, son suc­ces­seur, nom­mé depuis deux mois, était en revanche un brave gars, regret­té par la ville d’où il venait. »

Les « voleurs », les « fous » et les « révolutionnaires »

Adrian entre en action pour mettre de l’ordre dans l’a­gi­ta­tion plu­tôt que pour contri­buer à la démo­li­tion des anciennes struc­tures qu’il pense mettre au ser­vice du « nou­veau pou­voir », avec leurs com­pé­tences et leur auto­ri­té, comme lui-même d’ailleurs. Il a peur sur­tout des ouvriers cha­par­deurs et déma­gogues, qui pour­raient s’ins­tal­ler à la tête de la révolte et qui étaient, lui semble-t-il, majo­ri­taires dans la foule comme dans les nou­veaux conseils. Et il fal­lait du temps et des astuces pour les éli­mi­ner 8La pré­sence d’an­ciens cadres du par­ti dans les nou­velles ins­tances du pou­voir, ain­si que celle d’an­ciens pri­son­niers de droit com­mun et d’an­ciens inter­nés des hôpi­taux psy­chia­triques a consti­tué un sujet de polé­mique entre les nou­veaux par­te­naires en pré­sence. . L’oc­cu­pa­tion des anciens sièges du par­ti fut fré­quem­ment accom­pa­gnée du vol de biens qui « n’ap­par­te­naient plus à per­sonne» ; c’est aus­si l’ab­sence d’au­to­ri­té qui entraî­na les incen­dies de docu­ments et de sym­boles. Ceux qui se sont consti­tués en nou­velles auto­ri­tés ont vou­lu d’a­bord limi­ter ces dégâts — ce que signi­fiait aus­si une réap­pro­pria­tion du pou­voir : d’ailleurs, la foule n’a pas vou­lu faci­le­ment accep­ter cette substitution.

Pour Adrian Dobres­cu, la dis­tinc­tion entre « voleur », « fou » et « révo­lu­tion­naire » semble très dif­fi­cile à éta­blir. Une fois entré dans le nou­veau conseil, il cherche des « regards intel­li­gents » pour éta­blir une com­mu­ni­ca­tion, construire un « pro­gramme » et sor­tir ain­si du « chaos total ». Il n’y arri­ve­ra que beau­coup plus tard. Ses col­la­bo­ra­teurs les plus proches sont d’an­ciens per­sé­cu­tés poli­tiques, mais au moins pour l’un d’entre eux il semble mettre en doute sa mora­li­té et sa « san­té men­tale » : quelques années aupa­ra­vant, Lau­ren­tiu S. avait essayé d’ap­pe­ler en juge­ment Ceau­ses­cu parce qu’à cause de l’in­dus­trie que ce der­nier a fait construire à Sucea­va et de la pol­lu­tion qu’elle sus­ci­tait 9Sucea­va est une des villes les plus pol­luées de Rou­ma­nie à cause d’un grand com­bi­nat chi­mique qu’on a déci­dé de fer­mer après la chute de Ceau­ses­cu. ses abeilles étaient mortes. Inter­né comme « fou », il avait dû prendre sa retraite « pour cause de mala­die » et avait été mis en rési­dence sur­veillée chez lui ou hors de la ville lors de chaque visite offi­cielle de Ceau­ses­cu. Quant à Ion I., membre d’un culte néo-pro­tes­tant, il avait essayé de tra­ver­ser sans pas­se­port la fron­tière ; repris, il avait fait de la pri­son et était res­té sans tra­vail. Il y avait aus­si Ioji, un « ancien étu­diant », qui « n’é­tait pas bête », il avait obte­nu un pas­se­port pour émi­grer en Aus­tra­lie mais n’a­vait tou­jours pas de visa et s’oc­cu­pait d’une « vidéo-dis­co­thèque » à Sucea­va où, le soir du 21 décembre, il avait orga­ni­sé une petite pro­ces­sion reli­gieuse en hom­mage aux vic­times de la répres­sion de Timisoara.

« En deman­dant que le pre­mier secré­taire reste sur place pour qu’il aide le nou­veau pou­voir, je crois avoir eu l’in­tui­tion que ce nou­veau pou­voir se trouve ra au même endroit ; car à ce moment-là il y en avait beau­coup qui avaient envie de tout raser ou de tout démo­lir. Je me suis diri­gé ensuite vers la salle de télé­con­fé­rences 10Salle équi­pée de moyens de télé­com­mu­ni­ca­tion qui assu­rait la réa­li­sa­tion d’é­mis­sions de radio à l’é­chelle du pays ou de chaque dis­trict ; c’est au moment des évé­ne­ments de Timi­soa­ra que Ceau­ses­cu a eu sa der­nière « télé­con­fé­rence » avec les pre­miers secré­taires des dis­tricts. où une cen­taine de “révo­lu­tion­naires” essayaient de mon­ter un “gou­ver­ne­ment pro­vi­soire”, c’est-à-dire une liste com­po­sée de tous ceux qui se trou­vaient dans la salle. Un vieux pro­fes­seur à la retraite, ancien ins­pec­teur en chef de l’en­sei­gne­ment, Ples­ca, a pro­po­sé le nom de “conseil de la renais­sance natio­nale” dont il est deve­nu le pre­mier pré­sident. J’ai regar­dé autour de moi, je ne connais­sais presque per­sonne, sauf un acteur sans études et un sculp­teur. Je cher­chais quelques regards plus intel­li­gents pour nous mettre d’ac­cord. C’é­tait très dif­fi­cile de se mettre d’ac­cord, ça avait l’air d’une assem­blée de fous. Nous avons abou­ti dif­fi­ci­le­ment à dési­gner quelques responsables.

« Ain­si, nous avons pos­té quelques hommes devant des appa­reils de télé­vi­sion pour voir ce qui se passe à Buca­rest et attendre d’é­ven­tuelles direc­tives. Dans la même salle était gar­dé le pre­mier secré­taire, et plus tard le chef de la Secu­ri­tate. Ensuite, j’ai télé­pho­né à la poste pour qu’on envoie une équipe ins­tal­ler des appa­reils d’am­pli­fi­ca­tion pour les ora­teurs du bal­con. La poste n’a pas vou­lu nous aider, et en géné­ral elle n’a fait que nous créer des dif­fi­cul­tés. Ce n’est qu’a­près l’in­ter­ven­tion, à ma demande, de l’an­cien pre­mier secré­taire (“Aidez ces gars-là!”, a‑t-il dit au direc­teur) que l’ad­mi­nis­tra­tion des postes a bien vou­lu nous envoyer le maté­riel deman­dé. Et puis nous avons fait une liste de ceux qui ont le droit de s’a­dres­ser à la foule du bal­con dans le micro. Il y avait des dis­cours qui deman­daient l’u­ni­té (“Soyons unis pour que Ceau­ses­cu ne revienne plus ! Nous allons res­ter ici jour et nuit jus­qu’au moment où nous aurons la cer­ti­tude ! La Rou­ma­nie de demain sera dif­fé­rente de la Rou­ma­nie d’hier!”), mais aus­si d’autres, qui cher­chaient des ven­geances per­son­nelles : “Allons occu­per la direc­tion com­mer­ciale, car le direc­teur Cio­ba­nu est un ban­dit, et ins­tal­lons comme direc­teur mon­sieur Mocanu!”»

La foule contre le « nouveau pouvoir »

« En voyant que l’ac­cès au bal­con n’é­tait plus libre, la foule (à peu près un mil­lier de per­sonnes res­tées pen­dant trois ou quatre jours autour de l’an­cien siège du par­ti) s’est mise à crier : “D’autres ban­dit se sont ins­tal­lés à la place des anciens et ne nous laissent plus entrer ! Allons les jeter dehors!” Et ils ont essayé en effet de cas­ser la porte d’en­trée. Alors, nous avons trou­vé que la meilleure solu­tion pour cal­mer la foule c’é­tait d’in­vi­ter des per­son­na­li­tés à lui par­ler (une chan­teuse renom­mée de musique folk­lo­rique, un prêtre, des pro­fes­seurs), tous fai­saient appel au calme et à la dis­ci­pline. De temps en temps on pro­cé­dait à une lec­ture de la liste des membres du Conseil, et la foule expri­mait son accord ou son désac­cord par des cris (“oui!”, “non, à bas!”). Par­fois des noms étaient confon­dus et conspués sans aucun sens. Pour gar­der un peu plus d’ordre, nous avons dû faire appel à des volon­taires ; et on en a eu fina­le­ment 24 dont la liste des noms a été tapé à la machine pour qu’on lui donne un air plus offi­ciel. Moi, je suis deve­nu ain­si le chef du ser­vice “défense, ordre et sécu­ri­té” et en cette qua­li­té (c’é­tait le deuxième “poste” créé!) j’ai télé­pho­né à une entre­prise pour qu’elle nous envoie un déta­che­ment de gardes patrio­tiques 11Ser­vice para­mi­li­taire sous Ceau­ses­cu, ren­for­cé sur­tout après 1968, dans la pers­pec­tive d’une « guerre popu­laire » contre tout enva­his­seur étran­ger (en l’es­pèce les Sovié­tiques). com­po­sé de gens qui se connais­saient entre eux. Car le gros ennui de mon ser­vice c’é­tait que les gens ne se connais­saient pas entre eux. On a eu une qua­ran­taine d’ou­vriers qui sont arri­vés, diri­gés par un jeune ingé­nieur, et leur pre­mière mis­sion a été de défendre le siège contre les “révo­lu­tion­naires” qui vou­laient entrer. »

Le « nou­veau pou­voir » s’af­firme ain­si en se déli­mi­tant très dif­fi­ci­le­ment de la foule ; en restrei­gnant le nombre des membres du conseil (en dres­sant une liste refaite d’ailleurs en per­ma­nence) et en cen­su­rant l’ac­cès des ora­teurs au micro. Le pre­mier acte a été pos­sible d’a­bord grâce à l’in­ter­ven­tion des volon­taires, ensuite à celle des gardes patrio­tiques, enfin à celle des mili­taires. Au début, la pré­sence sur la liste est due uni­que­ment à la pré­sence dans l’im­meuble (on réclame par­fois sa posi­tion parce qu’on est arri­vé le pre­mier ou par­mi les pre­miers — situa­tion tout à fait com­pa­rable à celle qui se pro­dui­sait dans des queues devant les maga­sins d’a­li­men­ta­tion), ensuite à la confir­ma­tion par la foule ras­sem­blée tout autour du siège du par­ti. La pré­sence sans inter­rup­tion au siège est pen­dant les pre­miers jours une condi­tion obli­ga­toire : ceux qui sont allés se cou­cher chez eux ont été sou­vent inter­dits d’ac­cès le len­de­main matin. D’autres ont été éli­mi­nés parce qu’ils n’ont pas fait atten­tion au moment où s’est fait un nou­vel appel de la liste. D’autre part, la foule se méfie de ces nou­veaux chefs, dont elle ignore sou­vent les noms ou qu’elle confond : Adrian est des­cen­du une fois dans la foule pour voir pour­quoi elle était contre un cer­tain membre du conseil et il s’est ren­du compte qu’il s’a­gis­sait d’une simple confu­sion. Par­mi ceux qui sont contes­tés (hués) dès le début se trouve aus­si l’an­cien ins­pec­teur sco­laire en chef Ples­ca. Adrian est aujourd’­hui per­sua­dé que c’est sur­tout ceux qui étaient indé­si­rables à la Secu­ri­tate qui étaient hués par la foule — mais il n’ar­rive pas à m’ex­pli­quer com­ment il s’est for­gé cette convic­tion. C’est peut-être aus­si un moyen de se don­ner à la fois bonne et mau­vaise conscience. Pour arri­ver à mani­pu­ler la foule et obte­nir une influence plus grande dans le conseil, ce qui n’é­tait pas du tout évident au départ, les nou­veaux lea­ders du dis­trict, dont Adrian, ont pen­sé faire appel aux étu­diants, qui sont venus en « grand nombre » (deux cents) et ont réus­si à impo­ser « leurs » repré­sen­tants : trois pro­fes­seurs (dont le nou­veau pré­sident du conseil, actuel­le­ment séna­teur élu sur la liste du FSN) et un juge. Adrian se sou­vient avoir été frap­pé par le grand nombre de sup­por­ters que ce juge avait, mais qui ne sem­blait pas vou­loir vrai­ment s’en ser­vir car il a refu­sé le poste de pré­sident de conseil.

L’ancien régime appelé au secours

Ce n’est que par des épu­ra­tions gra­duées qu’ils ont pu se débar­ras­ser des « indé­si­rables », ceux qui « ne fai­saient pas hon­neur » au conseil — des gens avec un casier judi­ciaire ou un dos­sier à l’hô­pi­tal psy­chia­trique. La plus grande épu­ra­tion s’est faite quand, à la sug­ges­tion du CPUN de Buca­rest 12Le « Conseil pro­vi­soire d’u­ni­té natio­nale » a été consti­tué à la fin du mois de jan­vier avec la par­ti­ci­pa­tion du FSN (dis­po­sant de la moi­tié des sièges) et des prin­ci­pales autres for­ma­tions poli­tiques., tous les membres du conseil ont dû appor­ter une recom­man­da­tion de la part de leur « col­lec­tif de tra­vail » — ce qui était impos­sible pour les mar­gi­naux. Adrian a eu lui aus­si d’ailleurs des ennuis et fina­le­ment il n’a jamais eu cette recom­man­da­tion : contes­té une fois par des ouvriers qui ne vou­laient plus recon­naître aucun chef, et une autre fois par ses propres col­lègues qui ont recueilli des signa­tures contre lui, le dénon­çant comme « car­rié­riste » et même de « ceau­siste ». Mal­gré sa défaite élec­to­rale (11 voix contre 10), il est res­té au conseil grâce, cette fois, à la soli­da­ri­té de ses nou­veaux col­lègues qui lui ont recon­nu l’an­cien­ne­té et d’autres mérites « révolutionnaires ».

La prin­ci­pale acti­vi­té d’A­drian a été de remettre en marche, avec d’é­normes dif­fi­cul­tés, l’an­cien appa­reil admi­nis­tra­tif. Ce n’est que très tard le soir du 22 décembre qu’il a réus­si à convo­quer les chauf­feurs des dix voi­tures de l’an­cien siège du par­ti et à par­ler avec les direc­teurs des entre­prises pour leur deman­der « au nom de la révo­lu­tion » de res­ter à leurs postes et d’as­su­rer la conti­nui­té de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique. De même, il a par­lé avec les maires des com­munes envi­ron­nantes pour leur deman­der de se mettre « au ser­vice de la révo­lu­tion ». Dans quelques com­munes, le maire avait été déjà chan­gé par la popu­la­tion. Le jour sui­vant, le 23 décembre, il a convo­qué tous les direc­teurs d’en­tre­prise pour dis­cu­ter de la situa­tion éco­no­mique du dis­trict — et leurs dis­cus­sions étaient retrans­mises par haut-par­leur à l’ex­té­rieur, car la foule se méfiait de tout com­plot et de tout secret. C’est à cette occa­sion qu’il s’est ren­du compte com­bien il serait dif­fi­cile de chan­ger tous les direc­teurs comme tout le monde croyait qu’on devait faire.

Adrian me donne l’exemple d’un « mau­vais » direc­teur : membre du comi­té cen­tral du par­ti, ordre du tra­vail presque chaque année — mais un dur, un salaud, sali dans des affaires déjà sous l’an­cien régime, enri­chi, avec un vil­la dans le centre de la ville pour laquelle tout le monde l’en­viait. Tan­dis qu’un « bon » direc­teur c’é­tait quel­qu’un qui avait prou­vé des capa­ci­tés pro­fes­sion­nelles, qui était « sévère, mais juste », qui avait gagné un ulcère à l’es­to­mac et ne s’é­tait pas enri­chi, et ne vou­lait au fond qu’im­po­ser « des prin­cipes capi­ta­listes de tra­vail avant la lettre : éco­no­mies et dis­ci­pline très strictes » !

Ce n’est qu’as­sez tard, le 22 décembre, en regar­dant les émis­sions retrans­mises à la télé­vi­sion qui tra­dui­saient une atmo­sphère extrê­me­ment « pani­carde » avec l’an­nonce des attaques « ter­ro­ristes » et l’ap­pel à la mobi­li­sa­tion de la popu­la­tion, que les membres du nou­veau conseil ont réa­li­sé le dan­ger repré­sen­té par la Secu­ri­tate. Avant, Adrian avait envoyé quelques déta­che­ments de « révo­lu­tion­naires » non armés (de toute façon les armes dont ils dis­po­saient n’a­vaient pas de muni­tions) pour occu­per le siège de la milice et de la Secu­ri­tate et le défendre contre la furie des mani­fes­tants qui vou­laient régler leurs comptes avec ceux qui se trou­vaient à l’in­té­rieur. Dans l’im­meuble il n’y avait plus de pri­son­niers, tous avaient été libé­rés le matin. Ensuite, pour s’as­su­rer de l’o­béis­sance des anciennes forces de l’ordre, il a deman­dé par télé­phone que l’ins­pec­teur en chef de l’ins­pec­to­rat du minis­tère de l’In­té­rieur 13Pour chaque dis­trict ou dépar­te­ment, en rou­main judet, l’ins­pec­to­rat dépar­te­men­tal du minis­tère de l’In­té­rieur était diri­gé par un ins­pec­teur en chef, avec deux adjoints —le chef de la milice (police) et le chef de la Secu­ri­tate., ain­si que ses adjoints, le chef de la Secu­ri­tate et le chef de la milice, se pré­sentent au siège du par­ti. Ce qu’ils ont fait, en lui répon­dant au télé­phone par « à vos ordres ! » et « sa trai­ti !» (le salut que les mili­taires de grade infé­rieur adressent à leurs supé­rieurs). Adrian n’a­vait d’autre auto­ri­té que celle qu’il se don­nait lui-même et, comme il n’y avait pas de hié­rar­chie éta­blie, mal­gré son titre de « chef du ser­vice de l’ordre », d’autres ont fait comme lui, et ils se sont retrou­vés ain­si avec plu­sieurs otages, qui tenaient d’ailleurs à les assu­rer de leur pleine fidé­li­té et de leur totale col­la­bo­ra­tion. Par exemple, tard dans la nuit du 22 au 23 décembre, l’ins­pec­teur en chef Simon a réus­si à convaincre ses gar­diens de le lais­ser réoc­cu­per son poste à l’ins­pec­to­rat, même sous la sur­veillance constante d’une équipe de gardes patrio­tiques, d’où, disait-il, il pou­vait pré­ve­nir d’é­ven­tuels acci­dents (« pour que mes gar­çons ne fassent pas de bêtises ! »).

Dans les pre­miers jours, ils ont été obli­gés de perdre beau­coup de temps à véri­fier des rumeurs : des héli­co­ptères fan­tômes, des Tzi­ganes qui auraient atta­qué la banque ou tel maga­sin à l’autre bout de la ville — et chaque fois ils devaient envoyer une équipe véri­fier l’in­for­ma­tion. Main­te­nant, il est convain­cu qu’ils ont été mani­pu­lés déli­bé­ré­ment par ces rumeurs. Il y avait ain­si des volon­taires qui se pro­po­saient d’al­ler « sécu­ri­ser » tel ou tel point de la ville, et reve­naient ensuite pour annon­cer que c’é­tait réglé. Un des plus actifs était un cer­tain Radu, chauf­feur à l’I­RIC (l’en­tre­prise régio­nale du trai­te­ment indus­triel de la viande), qui avait pro­po­sé de consti­tuer avec les membres du club de lutte gré­co-romaine de nou­velles patrouilles dans la ville, com­plè­te­ment aban­don­née par les anciennes forces de l’ordre. Adrian, avec le pré­sident du conseil et le com­man­dant mili­taire se sont ren­du compte qu’ils igno­raient tout de ce per­son­nage et, pour s’in­for­mer, ils déci­dèrent de télé­pho­ner à l’an­cien direc­teur de l’I­RIC (« quoi­qu’il était des­ti­tué en tant que ceau­siste ! »). Le direc­teur les a infor­mé que ce Radu était un « grand ban­dit », proche de l’an­cien chef de la milice (pro­mu depuis quelque temps à Constan­ta), qui avait conti­nué à tra­vailler pour son ancien patron. Au même moment et tou­jours par peur des « ter­ro­ristes », ils prirent la déci­sion de confec­tion­ner des bras­sards tri­co­lores, mais ayant appris par la télé­vi­sion que les « ter­ro­ristes » en pos­sé­daient aus­si, ils les mar­quèrent d’un signe particulier.

La Securitate au service de la « révolution » ?

Pris entre une foule désor­don­née et une force occulte de « ter­ro­ristes », le nou­veau conseil est de plus en plus inté­res­sé à accu­mu­ler de l’au­to­ri­té au détri­ment des anciennes auto­ri­tés. Les limites de ce trans­fert sont celles de la méfiance : le nou­veau com­man­dant mili­taire de la région, le colo­nel Aga­vri­loaie, qui avait rem­pla­cé ses deux pré­dé­ces­seurs consi­dé­rés comme trop faibles et pas­sant trop de temps à la mai­son devant la télé­vi­sion, devient à un cer­tain moment sus­pect aux yeux d’A­drian car il avait l’air trop intel­li­gent pour un mili­taire. Aus­si s’in­ter­ro­geait-il sur la pos­si­bi­li­té qu’il soit l’or­ga­ni­sa­teur du « plan final » de Ceau­ses­cu 14La rumeur qui rap­por­tait le mas­sacre des oppo­sants et de tout résis­tant ou mani­fes­tant a eu une grande influence sur le dérou­le­ment des évé­ne­ments (méfiance géné­rale, panique, etc.).. La Secu­ri­tate étant consi­dé­rée comme le prin­ci­pal enne­mi poten­tiel (mais dont l’al­liance était fina­le­ment sou­hai­tée contre les « ter­ro­ristes »), le prin­ci­pal sou­ci visait à s’as­su­rer de sa fidé­li­té. Ain­si, Adrian se sou­vient que, pen­dant l’une des pre­mières nuits, les anciens chefs du par­ti et de la Secu­ri­tate pris en otages avaient com­men­cé à avoir l’air trop calme et déten­du, entraî­nant une plus grande défiance de la part de plu­sieurs « révo­lu­tion­naires » de plus en plus inquiets : on les a fouillés cor­po­rel­le­ment, on leur a confis­qué un bri­quet (« peut-être avec du gaz toxique ou de l’ex­plo­sif ? ») — qu’ils vou­laient offrir gra­cieu­se­ment aux « révo­lu­tion­naires » —, on leur a deman­dé de ne pas quit­ter leur chaise. À ce moment-là, les insur­gés se rap­pellent qu’il y a encore un bataillon des troupes de la Secu­ri­tate à Fal­ti­ce­ni (une autre ville du dis­trict), et décident d’en cap­tu­rer le chef. Après avoir télé­pho­né aux « révo­lu­tion­naires » de Fal­ti­ce­ni, une voi­ture avec le colo­nel Pre­des­cu, com­man­dant du bataillon, arrive au siège de Sucea­va. Le colo­nel est exhi­bé face à la foule, enthou­siaste, mais ils apprennent qu’en fait il est un des prin­ci­paux orga­ni­sa­teurs de la révo­lu­tion à Fal­ti­ce­ni. Aus­si le laisse-ton par­tir en cachette, dégui­sé, pour qu’il regagne sa ville. Un ou deux jours après, Adrian, tou­jours méfiant, s’en va à Fal­ti­ce­ni véri­fier sur place la situa­tion du bataillon de la Secu­ri­tate. Accom­pa­gné d’un chauf­feur et d’un jeune ingé­nieur, il a fait le voyage au bord d’une voi­ture appar­te­nant à la sec­tion locale du par­ti dont ils ont chan­gé le numé­ro afin de mas­quer son appar­te­nance « offi­cielle ». Ils sont entrés en ville angois­sés — la ville avait l’air trop calme ! — et, à la mai­rie, ils ont été pris pour des « ter­ro­ristes », et leur voi­ture, confis­quée, avait failli être brû­lée car les « révo­lu­tion­naires » avaient décou­vert qu’ils cachaient un deuxième numé­ro. Ils furent arrê­tés et gar­dés par des sol­dats armés des troupes de la Secu­ri­tate, tan­dis qu’à Sucea­va le pré­sident du conseil et le com­man­dant mili­taire, aux­quels on avait télé­pho­né, disaient qu’ils ne les connais­saient pas.

Aujourd’­hui, Adrien se demande encore si, à ce moment-là, on a vou­lu l’é­li­mi­ner ou s’il a été vic­time d’un simple mal­en­ten­du, car ils ne se connais­saient pas encore bien entre eux, et Adrian venait d’a­voir, peu avant son départ, un conflit avec le pré­sident du conseil. Après avoir pas­sé plu­sieurs heures avec des canons de Kalach­ni­kov bra­qués sur la nuque, un ami, lui aus­si membre du conseil révo­lu­tion­naire, est venu les libé­rer, mais en adop­tant un air très sévère avec lui, comme si la situa­tion dans laquelle il se retrou­vait était de sa faute, sapant toute son auto­ri­té vis-à-vis du chauf­feur et, après, au sein du conseil (« Ils s’es­claf­faient quand je leur ai racon­té ce qui m’é­tait arri­vé ! »). Il dit ne pou­voir jamais com­prendre et par­don­ner à cet ami la manière dont il pro­cé­da avec lui. Vou­lait-il lui prendre sa place au conseil ? Fina­le­ment, ce type, qui avait fait son ser­vice mili­taire dans les troupes de la Secu­ri­tate et avait lan­cé le mot « sécu­ri­ser » dans les pre­miers jours révo­lu­tion­naires, a dis­pa­ru, pro­ba­ble­ment effrayé après la pre­mière mani­fes­ta­tion anti­com­mu­niste de Buca­rest (le 12 jan­vier 1990). Ou peut-être lui est-il arri­vé ce qui est arri­vé à Adrian lui-même, cho­qué d’en­tendre de la part d’un autre ami ren­con­tré par hasard dans la rue : « Vous fini­rez jugés comme les autres ! »

Mal­gré son enga­ge­ment de col­la­bo­rer avec le conseil, la Secu­ri­tate semble avoir vou­lu gar­der ses secrets. Ain­si, au début, les « révo­lu­tion­naires » ont scel­lé les chambres d’armes et les dépôts de muni­tions qui se trou­vaient à l’ins­pec­to­rat du minis­tère de l’In­té­rieur 15Adrian s’a­muse en me disant qu’à ce moment ils n’a­vaient pas d’autres sceaux que l’an­cien emblème du par­ti. en y met­tant aus­si des gardes ; plus tard, ils appren­dront qu’il y avait d’autres voies d’ac­cès et que tous les offi­ciers et sous-offi­ciers de l’ins­pec­to­rat ont pas­sé la nuit du 24 au 25 décembre en état d’a­lerte, avec tout l’ar­me­ment dont ils dis­po­saient sur eux, le bruit ayant cou­ru qu’ils crai­gnaient eux aus­si une « attaque ter­ro­riste ». Et quand l’ar­mée a repris le contrôle de l’ins­pec­to­rat, ils ont décou­vert plus de dépôts de muni­tions qu’on n’en avait décla­ré, ain­si qu’un groupe USLA (uni­tés spé­ciales de lutte anti­ter­ro­riste) équi­pé d’un arme­ment sophis­ti­qué. Un autre « grand secret » de la Secu­ri­tate qu’A­drian a décou­vert pen­dant ces jours a été le quar­tier géné­ral des fila­tures urbaines, dans la rue Petru-Rares. L’ins­pec­teur en chef lui avait décla­ré igno­rer tout de cette mai­son, mais, une fois décou­verte, il s’ef­for­ça de le convaincre qu’elle repré­sente une « valeur », un « inves­tis­se­ment » pour n’im­porte quel pou­voir et qu’il serait dom­mage de la détruire. Adrian a vou­lu l’ins­pec­ter et il y est allé en voi­ture, accom­pa­gné par l’ins­pec­teur en chef et le nou­veau com­man­dant mili­taire du dis­trict. Il a vu la mai­son, une banale vil­la à pre­mière vue, sauf qu’il y avait dans la cour quatre garages vides et, à l’in­té­rieur, beau­coup d’ap­pa­reils télé­pho­niques. Une vil­la presque aban­don­née, très mal éclai­rée (« On nous a impo­sé des éco­no­mies d’élec­tri­ci­té ! », lui a‑t-on pré­ci­sé), gar­dée par un per­son­nage assez étrange, plu­tôt âgé et pour­tant en forme, qui haus­sait tout le temps les épaules et disait n’être au cou­rant de rien, ain­si que par deux chiens très méchants, atta­chés au bout d’une longue chaîne, qui ont immo­bi­li­sé pen­dant un bon moment Adrian, déli­vré grâce à l’in­ter­ven­tion du gar­dien. Les six offi­ciers, cinq hommes et une femme, qui auraient dû s’y trou­ver en ser­vice, étaient par­tis en voi­ture sans indi­quer leur but, ce qui eut l’air de fort mécon­ten­ter l’ins­pec­teur en chef qui envi­sa­geait de les punir « pour avoir quit­té le dis­po­si­tif ». Les six allaient être arrê­tés plus tard à Doro­hoi (petite ville d’un dis­trict voi­sin) par des gardes révo­lu­tion­naires et ame­nés à Sucea­va sous escorte. Adrian se sou­vient qu’il a dû aller au siège de la milice pour prendre six paires de menottes et qu’en ren­trant avec elles dans une sacoche il eut peur qu’on ne les aper­çoive et qu’on le prenne ain­si pour un « terroriste ».

Le seul « ter­ro­riste » iden­ti­fié à Sucea­va a été un type arrê­té dans une file d’at­tente devant un kiosque à jour­naux, où il a été dénon­cé par des femmes parce qu’il s’in­té­res­sait trop au châ­teau d’eau (à ce moment le bruit cou­rait dans le pays sur de pos­sibles empoi­son­ne­ments de l’eau). Il a eu l’im­pru­dence de dire qu’il s’y connaît en ques­tions de ce type, pour avoir fait son ser­vice mili­taire à la Secu­ri­tate et, par-des­sus le mar­ché, il por­tait un pyja­ma sous son cos­tume (il fai­sait très froid), ce qui le ren­dait encore plus sus­pect. Au moment où on l’a ame­né au siège du conseil, le gars, trans­fi­gu­ré par la peur, n’a pas réa­li­sé ou n’a pas osé dire qu’il connais­sait Adrian (c’é­tait un ingé­nieur qui tra­vaillait à la fabrique de meubles), qui l’a fait libé­rer, afin qu’il puisse pas­ser la fête du nou­vel an en famille.

« Écoute, Dobrescu, tu tends les pistolets…»

La plus bizarre des his­toires que me raconte Adrian est celle de la deuxième ten­ta­tive de l’é­li­mi­ner du conseil, en le tenant comme res­pon­sable de la dis­pa­ri­tion de quelques pis­to­lets (avec donc, en fili­grane, une pos­sible accu­sa­tion de com­pli­ci­té avec des « ter­ro­ristes »). Le 22 décembre, un groupe de jeunes révo­lu­tion­naires (dont Ioji) s’est empa­ré (avec l’ac­cord for­cé des pro­prié­taires) d’une ARO (voi­ture rou­maine tout-ter­rain) de la milice, qui a été l’une des pre­mières auto­mo­biles de la révo­lu­tion. Plus tard, quand la récu­pé­ra­tion des armes dis­tri­buées à la popu­la­tion a été ordon­née sur l’en­semble du ter­ri­toire, on a vou­lu rendre Adrian res­pon­sable de la dis­pa­ri­tion de quelques pis­to­lets qui se seraient trou­vés à bord de cette voi­ture, mais qu’en fait il n’a­vait jamais vu. La milice pré­ten­dait que les dégâts pro­vo­qués par l’é­meute du pre­mier jour devaient être payés par ceux qui en étaient res­pon­sables 16Un des moments impor­tants dans le dérou­le­ment des évé­ne­ments a été la rup­ture entre les « révo­lu­tion­naires » qua­si ins­ti­tu­tion­na­li­sés (cer­tains ont même reçu des cer­ti­fi­cats ou des diplômes de par­ti­ci­pa­tion à la révo­lu­tion) et ceux qui contes­taient la légi­ti­mi­té des nou­velles auto­ri­tés, et deman­daient une « nou­velle révo­lu­tion ». Ces der­niers ont été dési­gnés comme gola­ni [voyoux], insulte trans­for­mée ensuite par cer­tains en titre d’hon­neur (sur­tout lors des mee­tings de la place de l’U­ni­ver­si­té à Buca­rest)., ce contre quoi le conseil s’est fina­le­ment oppo­sé. Adrian se trou­vait à l’o­ri­gine de ce veto, mais il avait don­né entre-temps sa démis­sion du conseil étant en désac­cord avec les « agis­se­ments visant à étouf­fer la révo­lu­tion ». Pen­dant ce temps, il par­ti­cipe néan­moins à une séance du conseil (les séances étant « ouvertes » au début à des par­ti­ci­pa­tions de l’ex­té­rieur) où l’on dis­cute quelle déci­sion prendre à pro­pos des listes des indi­ca­teurs de la Secu­ri­tate : cer­tains deman­daient leur publi­ca­tion, d’autres (dont le pré­sident du conseil et le com­man­dant mili­taire) s’y oppo­saient en invo­quant la chasse aux sor­cières qui s’en­sui­vrait. Adrian dit avoir expri­mé une posi­tion « modé­rée », en deman­dant que les archives passent sous le contrôle du conseil, qu’elles soient reti­rées à la Secu­ri­tate qui pou­vait en faire un mau­vais usage (et il pen­sait au fait qu’elle les avait « déjà eu » une fois avec l’ar­me­ment, quand les « révo­lu­tion­naires » avaient cru l’a­voir désar­mée). Il n’é­tait pas pour la publi­ca­tion de ces listes d’au­tant plus qu’un de ses meilleurs amis, avec lequel il avait « com­plo­té » aupa­ra­vant pour faire des mani­festes contre Ceau­ses­cu, lui a dit que lui aus­si avait été obli­gé à « faire des rap­ports ». La séance à laquelle on a dis­cu­té cette ques­tion, dans la grande salle du siège du conseil, a été agi­tée et s’est inter­rom­pue sans qu’au­cune déci­sion ne soit prise. Quelques ins­tants après, Adrian est appe­lé au télé­phone : c’é­tait l’ins­pec­teur en chef qui lui dit d’une voix tout à fait autre que celle humble et obéis­sante du 22 décembre : « Écoute, Dobres­cu, tu rends les pis­to­lets qui ont dis­pa­ru ou tu seras tenu pour res­pon­sable ! » — et il lui rac­croche le télé­phone. Adrian s’af­fole un peu et com­mence à se ren­sei­gner pour savoir qui pour­rait lui dire quelque chose à pro­pos de ces pis­to­lets. Quel­qu’un lui demande à ce moment s’il ne s’est pas pas­sé quelque chose de par­ti­cu­lier avant ce coup de fil et Adrian se sou­vient des dis­cus­sions concer­nant les listes d’in­di­ca­teurs. On lui dit alors de faire atten­tion à ce qu’il dit, car les ins­tal­la­tions d’é­coute n’ont pas toutes été démon­tées et, par exemple, dans la salle de séances, l’un des deux dif­fu­seurs ins­tal­lés pos­sède un micro dis­si­mu­lé. Adrian a écla­té alors dans un geste théâ­tral, éle­vant les bras au pla­fond et en s’ex­cla­mant : « Par­don­nez-moi, m’sieur Simon, je ne veux plus doré­na­vant d’au­cune liste d’in­di­ca­teurs », ce qui n’é­tait sans doute qu’une bouf­fon­ne­rie. Mais, après quelques ins­tants, quel­qu’un est venu dire qu’on avait reçu un coup de fil de l’ins­pec­to­rat, que l’on avait retrou­vé les pis­to­lets et que tout était à pré­sent en règle.

À la fin de la recons­truc­tion de ce témoi­gnage, je ne vou­drais pas tirer de conclu­sions. Je fais confiance à mon ami pour ce qui concerne l’au­then­ti­ci­té de son his­toire. Elle a au moins le mérite de lais­ser voir les grandes ambi­guï­tés des évé­ne­ments que beau­coup ont eu du mal à com­prendre. Sans savoir pour l’ins­tant à quel point un « com­plot » a été orga­ni­sé, il est évident aujourd’­hui que l’ap­pa­reil poli­tique et mili­taire a réus­si à exploi­ter pour son propre compte, au moins à court terme, le mécon­ten­te­ment et la révolte popu­laires, sans qu’il soit tou­jours contraint à se défendre mili­tai­re­ment (y com­pris par la mise en scène de com­bats) — comme ce fut le cas à Sucea­va. Dans ce dis­trict loin­tain situé au nord de la Mol­da­vie (la par­tie rou­maine de la Buko­vine), la révo­lu­tion fut brève et sans effu­sion de sang, ce qui lui enlève peut-être tout carac­tère de repré­sen­ta­ti­vi­té pour l’en­semble du pays. Pour­tant, même dans ce cas (et c’est la rai­son pour laquelle je trouve impor­tant le témoi­gnage d’A.D.), les mots « com­plot » et « mani­pu­la­tion » n’ont pas le sens abso­lu qu’on aime d’ha­bi­tude à leur donner.

À la fin de sa brève car­rière révo­lu­tion­naire, Adrian Dobres­cu n’a pas vou­lu se recon­ver­tir dans le rôle d’un haut fonc­tion­naire du nou­veau régime (comme il aurait pu sans doute le faire), il pré­fère pen­ser plu­tôt à son métier et aux affaires. Son expli­ca­tion de l’his­toire est bien simple, même si elle cache un vrai dan­ger pour une mise en pers­pec­tive poli­tique : « Fina­le­ment, dit-il, c’est la Secu­ri­tate qui a ris­qué le plus dans cette affaire, car si c’est elle qui a vrai­sem­bla­ble­ment détrô­né Ceau­ses­cu, c’est tou­jours elle qui, au moins dans les pre­miers jours, quand rien n’é­tait réglé, aurait eu à payer pour les péchés de tous ».

Mihai Dinu Gheorghiu

  • 1
    Il m’a deman­dé de ne pas don­ner son vrai nom parce qu’il crai­gnait tout sim­ple­ment s’être trom­pé dans son récit sur tel évé­ne­ment ou telle per­sonne, et non parce qu’il aurait peur de quoi que ce soit. Il est vrai que notre entre­tien a eu lieu à plu­sieurs reprises, par­fois pen­dant des moments de grande fatigue après ses longues pro­me­nades pari­siennes. Quant à moi, je suis d’o­ri­gine rou­maine, réfu­gié en France depuis seule­ment quelques mois avant les évé­ne­ments de décembre 1989. Lors de leurs pas­sages à Paris, je me suis pro­po­sé de faire plu­sieurs inter­views de mes amis, dans l’es­poir d’ob­te­nir des infor­ma­tions aus­si « directes » et « fidèles » que pos­sible sur ces évé­ne­ments dont le n’a­vais été ici qu’un spec­ta­teur trau­ma­ti­sé. La plu­part de ceux que j’ai inter­ro­gé ont joué et conti­nuent à jouer un rôle plus ou moins impor­tant dans cette muta­tion et leur enga­ge­ment poli­tique contras­tait avec mon désen­ga­ge­ment (rela­tif), dû à l’exil.
  • 2
    Les guille­mets mis au mot « révo­lu­tion » dans le cas rou­main sug­gèrent qu’il y a conti­nui­té entre l’an­cien et le nou­veau régime (tout au moins pour ce qui concerne l’ap­pa­reil du pou­voir, d’où sa défi­ni­tion comme « néo-com­mu­niste ») et que le chan­ge­ment poli­tique qui est inter­ve­nu consti­tue plu­tôt le résul­tat d’un « coup d’État » !
  • 3
    Il fau­drait peut-être noter ici la brève dis­pute que nous avons eue lors de notre ren­contre sur la « nature » du régime rou­main actuel et la qua­li­té de cer­tains de ses repré­sen­tants. À l’en­contre de mes remarques cri­tiques, Adrian a tenu à me faire obser­ver qu’a­vant décembre 1989 on était prêt à sou­te­nir « n’im­porte qui » pour­vu qu’il nous libère de Ceau­ses­cu et qu’il n’est pas juste de leur en vou­loir après coup lors­qu’ils ont pris le pouvoir.
  • 4
    Le Front du salut natio­nal, la pre­mière for­ma­tion poli­tique consti­tuée en Rou­ma­nie, le 22 décembre 1989, après la sou­daine dis­pa­ri­tion du PCR. S’af­fir­mant au début comme simple ins­tance de tran­si­tion, le FSN s’est consti­tué en par­ti poli­tique fin jan­vier 1990, après que des « par­tis d’op­po­si­tion » ont reven­di­qué le pou­voir. Le 20 mai, il a gagné les élec­tions, mais son carac­tère de for­ma­tion de tran­si­tion, hété­ro­gène, foca­li­sée sur­tout autour d’une seule per­son­na­li­té poli­tique (Ion Ilies­cu) et de l’an­cienne struc­ture du par­ti com­mu­niste (ce qu’il rejette for­mel­le­ment), témoigne de sa fragilité.
  • 5
    En visi­tant la ferme d’un vieux pay­san, maire d’une com­mune de la région pari­sienne, il a été impres­sion­né par les grandes sur­faces res­tées inex­ploi­tées, ain­si que par l’a­ban­don d’un outillage agri­cole de qualité.
  • 6
    « D’a­près moi, il fau­drait fusiller sur­tout ces gens-là, qui ont inter­rom­pu la retrans­mis­sion : c’est à cause d’eux qu’un jour de plus est pas­sé, avec tant de morts ! »
  • 7
    C’est le pre­mier secré­taire que j’ai évo­qué dans mon texte « Ceau­ses­cu et le peuple ! » qui figure dans le sup­plé­ment de ce numéro.
  • 8
    La pré­sence d’an­ciens cadres du par­ti dans les nou­velles ins­tances du pou­voir, ain­si que celle d’an­ciens pri­son­niers de droit com­mun et d’an­ciens inter­nés des hôpi­taux psy­chia­triques a consti­tué un sujet de polé­mique entre les nou­veaux par­te­naires en présence.
  • 9
    Sucea­va est une des villes les plus pol­luées de Rou­ma­nie à cause d’un grand com­bi­nat chi­mique qu’on a déci­dé de fer­mer après la chute de Ceausescu.
  • 10
    Salle équi­pée de moyens de télé­com­mu­ni­ca­tion qui assu­rait la réa­li­sa­tion d’é­mis­sions de radio à l’é­chelle du pays ou de chaque dis­trict ; c’est au moment des évé­ne­ments de Timi­soa­ra que Ceau­ses­cu a eu sa der­nière « télé­con­fé­rence » avec les pre­miers secré­taires des districts.
  • 11
    Ser­vice para­mi­li­taire sous Ceau­ses­cu, ren­for­cé sur­tout après 1968, dans la pers­pec­tive d’une « guerre popu­laire » contre tout enva­his­seur étran­ger (en l’es­pèce les Soviétiques).
  • 12
    Le « Conseil pro­vi­soire d’u­ni­té natio­nale » a été consti­tué à la fin du mois de jan­vier avec la par­ti­ci­pa­tion du FSN (dis­po­sant de la moi­tié des sièges) et des prin­ci­pales autres for­ma­tions politiques.
  • 13
    Pour chaque dis­trict ou dépar­te­ment, en rou­main judet, l’ins­pec­to­rat dépar­te­men­tal du minis­tère de l’In­té­rieur était diri­gé par un ins­pec­teur en chef, avec deux adjoints —le chef de la milice (police) et le chef de la Securitate.
  • 14
    La rumeur qui rap­por­tait le mas­sacre des oppo­sants et de tout résis­tant ou mani­fes­tant a eu une grande influence sur le dérou­le­ment des évé­ne­ments (méfiance géné­rale, panique, etc.).
  • 15
    Adrian s’a­muse en me disant qu’à ce moment ils n’a­vaient pas d’autres sceaux que l’an­cien emblème du parti.
  • 16
    Un des moments impor­tants dans le dérou­le­ment des évé­ne­ments a été la rup­ture entre les « révo­lu­tion­naires » qua­si ins­ti­tu­tion­na­li­sés (cer­tains ont même reçu des cer­ti­fi­cats ou des diplômes de par­ti­ci­pa­tion à la révo­lu­tion) et ceux qui contes­taient la légi­ti­mi­té des nou­velles auto­ri­tés, et deman­daient une « nou­velle révo­lu­tion ». Ces der­niers ont été dési­gnés comme gola­ni [voyoux], insulte trans­for­mée ensuite par cer­tains en titre d’hon­neur (sur­tout lors des mee­tings de la place de l’U­ni­ver­si­té à Bucarest).

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