La Presse Anarchiste

Périple à la redécouverte de mon pays

Dédié à Dini­cu Goles­cu 1Écri­vain rou­main appar­te­nant à une grande famille de boyards, Dini­cu Goles­cu (1777 – 1830) est l’au­teur d’un ouvrage inti­tu­lé Insem­nare a cala­to­riei mele [notes de mon voyage] où il pré­sente l’Oc­ci­dent aux Rou­mains d’une manière didac­tique. Son livre est le miroir où la socié­té rou­maine se reflète à tra­vers l’Oc­ci­dent. et à C. K.

Entre le 15 février et le 5 mars 1990, peu de temps donc après les évé­ne­ments de décembre 1989 qui ont conduit à la chute du clan Ceau­ses­cu, je me trou­vais en Rou­ma­nie, en com­pa­gnie de mon ami fran­çais, C.K., eth­no­logue et socio­logue de son métier. Notre voyage com­men­çait sur le fond d’une cam­pagne élec­to­rale qui en était à ses débuts et nous avons quit­té la Rou­ma­nie dix jours avant que n’é­clate le conflit inter­eth­nique de Transylvanie.

Nous avons déci­dé d’exa­mi­ner ensemble la situa­tion du pays avant les élec­tions, avec la cer­ti­tude que, au moins en Tran­syl­va­nie, la libé­ra­li­sa­tion pro­vo­que­ra des effets per­vers, c’est-à-dire un renou­veau des ten­sions natio­nales mani­pu­lées par des élé­ments de l’an­cienne Secu­ri­tate, par des extré­mistes appar­te­nant aux deux eth­nies qui en pro­fi­te­ront pour jouer la carte natio­na­liste et gagner l’é­lec­to­rat sen­si­bi­li­sé par vingt ans de natio­na­lisme lar­vé, entre­te­nu par le régime Ceausescu.

J’ai convain­cu le direc­teur d’une agence vidéo de mettre à ma dis­po­si­tion le maté­riel néces­saire à la réa­li­sa­tion d’un repor­tage en Rou­ma­nie, en lui expo­sant mes pro­jets et en sou­li­gnant l’in­té­rêt d’une ana­lyse socio­lo­gique de la période pré­élec­to­rale. J’é­tais convain­cu que la télé­vi­sion fran­çaise serait inté­res­sée par la pré­sen­ta­tion des causes de la vic­toire pré­vi­sible du Front de salut natio­nal, avec toutes ses impli­ca­tions pour l’a­ve­nir de ce pays de l’Est. C’é­tait sans comp­ter sur la légè­re­té acca­blante de cer­tains jour­na­listes et sur les contraintes de la télé­vi­sion com­mer­ciale en France.

En effet, entre le 23 décembre 1989 et le 15 jan­vier 1990, je me trou­vais dans les stu­dios de TF1, en tant que tra­duc­teur-inter­prète, sui­vant l’en­semble des images que la Télé­vi­sion rou­maine libre envoyait vers le monde quel­que­fois vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mes obser­va­tions m’ont per­mis de sai­sir les débuts de la mani­pu­la­tion des infor­ma­tions, mais je me suis heur­té à un mur d’in­com­pré­hen­sion des évé­ne­ments et au refus de la rédac­tion d’ac­cep­ter toute autre inter­pré­ta­tion que celle don­née par les envoyés spéciaux.

Un seul exemple : à la vue des pre­mières images du « char­nier de Timi­soa­ra », j’ai com­mu­ni­qué aux tech­ni­ciens et aux jour­na­listes pré­sents ma convic­tion intime qu’il s’a­gis­sait de cadavres anciens et que les cou­pures visibles sur les corps n’é­taient pas des traces de sup­plices infli­gés mais les signes recon­nais­sables de l’au­top­sie pra­ti­quée sur des per­sonnes décé­dées à l’hô­pi­tal. Mais sans réus­sir à convaincre per­sonne. Pour­tant, pour moi, fils de méde­cin et visi­teur des morgues en tant que can­di­dat à la facul­té de méde­cine, les choses étaient indubitables.

Mes convic­tions avaient besoin d’une véri­fi­ca­tion sur place. Je sais main­te­nant que j’a­vais rai­son, mais je sais aus­si qu’il est très dif­fi­cile d’é­chap­per aux pré­ju­gés deve­nus opi­nions et que la dra­ma­ti­sa­tion des évé­ne­ments est une loi des médias occi­den­taux qui vivent sous la pres­sion de l’Audimat.

À mon tour, je suis obli­gé pour le film que je pré­pare et pour le texte que j’é­cris d’o­pé­rer un décou­page et un mon­tage, donc de sou­mettre la « réa­li­té » au mes­sage que je désire trans­mettre. Je me laisse por­ter par ma mémoire agglu­ti­nante et par mes notes sur un che­min que je ne vais plus jamais par­cou­rir. Le retour dans mon pays, que j’a­vais quit­té depuis trois ans, était réa­li­sable une seule fois, tout autre voyage sera dif­fé­rent, sans cette émo­tion si par­ti­cu­lière de la redé­cou­verte, de l’a­mour sans merci.

Arri­vé en France en 1987, en tant que réfu­gié poli­tique, je me suis inter­ro­gé sur ce que l’on pou­vait faire pour cette Rou­ma­nie que j’a­vais quit­tée par déses­poir, par manque de confiance dans la restruc­tu­ra­tion pos­sible d’une socié­té liqué­fiée, ato­mi­sée sous l’ef­fet conju­gué de la crise des valeurs, de la crise éco­no­mique et de l’ins­tau­ra­tion, qui me sem­blait incon­tour­nable, d’une logique de la sur­vi­vance. Je n’ai pas encore trou­vé de réponse. Que le texte qui sui­vra soit l’es­quisse d’une réponse plausible.

La voie que j’ai choi­sie n’est pas celle de la recons­ti­tu­tion chro­no­lo­gique de mes ren­contres tout au long de ce voyage de re-connais­sance, mais plu­tôt une mise en page qui par­ti­ra du concret de la nota­tion du repor­ter vers l’in­ter­pré­ta­tion. Rendre donc au visible un sens.

Brasov, ville ouvrière

Bra­sov est une ville située aux confins d’une dépres­sion sub­car­pa­tique, au pied d’un rocher qui s’ap­pelle Tim­pa. Au centre, s’é­lèvent des vieux bâti­ments qui gardent encore sur leurs murs des ins­crip­tions en alle­mand, sou­ve­nir des cita­dins colons d’autrefois.

À la péri­phé­rie s’é­tendent les quar­tiers rou­mains. Ils pré­servent encore les traits des vil­lages, sur­tout celui qui s’ap­pelle Scheii Bra­so­vu­lui. Proche du centre-ville, sym­bole d’un Moyen Age orien­tal, s’é­lève l’é­glise Noire, édi­fice construit par les colons saxons aux murs noir­cis par maints incendies.

La grande rue est bour­rée de monde à la recherche de vivres. Une pré­sence inso­lite dans ce pay­sage cita­din : un res­tau­rant au pro­fil chi­nois, mais je n’ai pas le temps d’en goû­ter les spécialités.

Nous nous ren­dons à la rédac­tion de la revue Astra à la recherche d’un per­son­nage haut en cou­leur, le jeune (pas si jeune, d’ailleurs) jour­na­liste Vasile Gogea, phi­lo­sophe de for­ma­tion et écri­vain de voca­tion, com­plè­te­ment absor­bé depuis 1987 par la politique.

En 1987, Bra­sov a été le théâtre des pre­mières mani­fes­ta­tions de rue et de masse contre le régime de Ceau­ses­cu. Les tra­vailleurs d’une grande usine de trac­teurs ont pro­fi­té d’un ras­sem­ble­ment élec­to­ral, orga­ni­sé par les auto­ri­tés, pour crier leur mécon­ten­te­ment et inves­tir la place cen­trale en criant des slo­gans contre Ceau­ses­cu et contre la dic­ta­ture. Le siège local du par­ti com­mu­niste a été saccagé.

Les auto­ri­tés ont arrê­té les meneurs quelques jours après, et les ont sou­mis à de durs inter­ro­ga­toires sui­vis de sévices phy­siques. Puis, au cours d’un pro­cès public à l’in­té­rieur de l’en­tre­prise, ils les ont accu­sés de hoo­li­ga­nisme, condam­nés à la dépor­ta­tion dans des endroits éloi­gnés du pays où ils ont vécu en rési­dence sur­veillée jus­qu’en décembre 1989. Peu de temps après ces mani­fes­ta­tions, Vasile Gogea a réus­si, en pre­nant de gros risques, à ren­con­trer un jour­na­liste fran­çais, alors que tout contact avec des étran­gers sans l’ac­cord préa­lable de la police poli­tique était inter­dit par la loi. C’est ain­si que la presse occi­den­tale a été mise au cou­rant d’un cer­tain nombre de détails sur la révolte ouvrière de Bra­sov et ses conséquences.

Dans les bureaux de la rédac­tion Astra, le calme règne main­te­nant. On fume et on feuillette des jour­naux indé­pen­dants locaux dont les pages ne res­semblent plus à l’an­cienne presse contrô­lée par le par­ti. Plus d’un détail bizarre res­sort de la recons­ti­tu­tion des évé­ne­ments de décembre 1989 à Bra­sov. Il s’a­git de faits récents qui, para­doxa­le­ment, sont plus obs­curs que jamais.

En décembre, comme par­tout ailleurs dans les villes de pro­vince, on a tiré beau­coup par-des­sus les bâti­ments et les murs gardent peu de traces de balles. La popu­la­tion est res­tée enfer­mée chez elle. Par contre, des per­son­nages qui sem­blaient bien infor­més et pré­pa­rés ont inves­ti les bâti­ments offi­ciels pour vite consti­tuer des comi­tés du salut.

Les morts — car il y a eu des morts — ont vrai­sem­bla­ble­ment été plu­tôt les vic­times des bavures de l’ar­mée que de la résis­tance achar­née des piliers du régime, les troupes de la Secu­ri­tate, autre­ment connues pour leur efficacité.

On attend l’ar­ri­vée de Mir­cea Seva­ciuc, ouvrier à l’u­sine de trac­teurs, un des lea­ders du mou­ve­ment « 15 novembre 1987 », de retour à Bra­sov après une longue dépor­ta­tion au nord de la Mol­da­vie. Il est actuel­le­ment repré­sen­tant du mou­ve­ment syn­di­cal indé­pen­dant. On sort dans la rue pour fil­mer les lieux des mani­fes­ta­tions de 1987. Je pose des ques­tions à Seva­ciuc pour essayer d’ob­te­nir une recons­ti­tu­tion des évé­ne­ments et pour connaître ses opi­nions sur le rôle futur des syn­di­cats en Roumanie.

Seva­ciuc n’est ni un conteur ni un théo­ri­cien. Il semble être un homme d’i­ni­tia­tive, prag­ma­tique. Peut-être, devant ses sem­blables, est-il plus bavard. Mais il me semble que le cha­risme lui manque. Il n’est pas Wale­sa, il lui manque un chan­tier naval et ses quelques géné­ra­tions de pro­lé­taires. Car la plu­part des tra­vailleurs rou­mains sont des pay­sans qui ont quit­té récem­ment les villages.

À l’ex­cep­tion de quelques régions, par­mi les­quelles le bas­sin minier de la val­lée de Jiu, les zones indus­trielles de Resi­ta, de Baia Mare, de Buca­rest, de Timi­soa­ra et les docks de Constan­ta, le pays ne dis­pose pas des tra­di­tions pro­lé­taires et cita­dines qui engendrent habi­tuel­le­ment la soli­da­ri­té de classe et la dyna­mique des mou­ve­ments contestataires.

Depuis notre ren­contre avec Mir­cea Seva­ciuc, j’ai trou­vé son nom par­tout dans la presse à l’oc­ca­sion des mani­fes­ta­tions de soli­da­ri­té entre les intel­lec­tuels et les syn­di­cats indé­pen­dants. Mais je me demande si ce n’est pas plu­tôt à cause de la pré­sence près de lui de notre ami, le jour­na­liste, qui avait peut-être besoin d’une légi­ti­mi­té pour ses actions poli­tiques. Car les ana­lyses de Vasile Gogea et ses pro­jets d’ac­tion me font revivre les dis­cours de Sartre, et à rebours, tous les popu­lismes et les « narod­ni­cismes » du XIXe siècle sur la base des­quels se sont construits les pro­jets d’ac­tion poli­tique soli­daires entre les intel­lec­tuels et le peuple. S’a­gi­rait-il de la seule, inévi­table et illu­soire solu­tion ? Peut-être, même si les risques, dans cette époque qu’on appelle post­mo­derne, seront les mêmes. Car il ne faut pas oublier le désen­chan­te­ment des intel­lec­tuels polo­nais, comme Mich­nik et les autres anciens membres du KOR, après la marche pré­si­den­tielle de Walesa.

La déma­go­gie popu­liste de ce der­nier, avec des accents xéno­phobes à peine voi­lés, prouve-t-elle que les intel­lec­tuels seront une fois de plus relé­gués à la posi­tion des « com­pa­gnons de route » ? Est-il vrai­ment pos­sible de construire une alliance durable entre l’in­tel­li­gence ana­ly­tique et cri­tique, d’une part, le prag­ma­tisme de la poli­tique et de la rai­son d’É­tat, de l’autre ?

L’in­tel­li­gent­sia des pays de l’Est sera-t-elle capable de jouer son rôle, de pro­po­ser un pro­jet réfor­miste ou révo­lu­tion­naire, contre la recru­des­cence du tri­ba­lisme et face à la quête d’un illu­soire bien-être appor­té mira­cu­leu­se­ment à ces pays par le trans­fert d’un modèle qui reste en fait à inven­ter ? Le soi-disant pas­sage du com­mu­nisme au capi­ta­lisme est-il pos­sible à l’Est ? Et à quel prix ?

Le pas­sage des pou­voirs entre deux géné­ra­tions, long­temps blo­qué par la géron­to­cra­tie, se réa­lise main­te­nant par la mon­tée de la tech­no­cra­tie, pro­duite par les régimes com­mu­nistes, qui est en train de conqué­rir le pouvoir.

Vasile Gogea répond à mes ques­tions devant le mur de l’é­glise Noire. Il m’as­sure qu’à Bra­sov il n’y a pas de conflits inter­eth­niques poten­tiels. La pres­sion du pou­voir s’exer­çait, sur­tout après 1987, de la même manière sur l’en­semble de la popu­la­tion de la ville. Devant l’en­ne­mi com­mun, une cer­taine soli­da­ri­té s’est consti­tuée. Com­bien de temps durera-t-elle ?

Pen­dant le dia­logue avec Gogea je change les angles, ce qui n’est pas une manière très pro­fes­sion­nelle de choi­sir les prises de vue (je l’ai appris plus tard), pour cap­ter les images des alen­tours : on entend les paroles du jour­na­liste mais on voit des détails du mur laté­ral de l’é­glise. À côté de nous passent des jeunes en cos­tume d’é­poque. Serait-ce le car­na­val en pré­pa­ra­tion ou alors une répé­ti­tion de la troupe de théâtre d’a­ma­teurs d’un lycée voisin ?

Vasile Gogea me ras­sure en me disant que les anciens de la nomenk­la­tu­ra sont tou­jours en place, après le retour­ne­ment de veste opé­ré dans les pre­miers jours.

La porte du siège du Par­ti natio­nal libé­ral est fer­mée. Pas loin de là, une affiche marque la pré­sence de l’or­ga­ni­sa­tion de la Jeu­nesse libre. Le terme « libre » marque une nuance poli­tique : la subor­di­na­tion envers le nou­veau sys­tème du Front du salut natio­nal, qui a réac­ti­vé les anciennes struc­tures de l’U­nion de la jeu­nesse communiste.

Au coin de la rue, un petit spec­tacle : un Tzi­gane vend des « billets de chance » que deux per­ro­quets jau­nâtres tirent avec leur bec d’un tas, à la demande de celui qui veut connaître son des­tin. Un groupe colo­ré et gai attend son tour.

J’entre dans une bou­tique de montres et de bijoux pour m’a­che­ter une montre-bra­ce­let ou de gous­set. En 1987, avant mon départ, on trou­vait encore des montres russes bon mar­ché et de bonne qua­li­té ain­si que des montres chi­noises avec des bra­ce­lets métal­liques, des chaînes, des broches ou bien des bagues en argent avec des pierres semi-pré­cieuses gravées.

Rien de tout cela, main­te­nant. Res­tent quelques montres élec­tro­niques de fabri­ca­tion rou­maine, des réveils gros­siers avec leur méca­nique bruyante et des bra­ce­lets en acier, der­niers sym­boles de l’in­dus­tria­li­sa­tion socia­liste dont la Rou­ma­nie de Ceau­ses­cu était si fière, avec ses tonnes d’a­cier par tête d’ha­bi­tant, un acier que per­sonne ne vou­lait plus ache­ter sur le mar­ché mondial.

J’a­chète une montre-bra­ce­let à la pen­sée qu’à Paris je n’au­rais pas les moyens de me per­mettre la même chose.

Dehors, sur le trot­toir, des flaques d’eau, la neige com­mence à fondre. Les som­mets des mon­tagnes alen­tours sont encore ennei­gés. Des jeunes passent, leurs skis sur l’é­paule, de retour d’un week-end pas­sé sur les pistes proches.

On déjeune rai­son­na­ble­ment dans un res­tau­rant plein à cra­quer. Il y a beau­coup de fumée, du bruit des cli­que­tis de bou­teilles de bière déchar­gées à la hâte du camion qui vient livrer la mar­chan­dise. Tout le monde s’amuse.

Baia Mare, centre d’industrie minière

Un ancien ami de C.K., appa­rat­chik de la culture de masse, nous reçoit dans son appar­te­ment petit-bour­geois d’un quar­tier d’HLM ver­sion socia­liste. Nous sommes trai­tés avec tous les égards dus à des étran­gers, dans l’es­prit d’une hos­pi­ta­li­té tra­di­tion­nelle dans ces parages, même à l’heure de la mal­nu­tri­tion et de la pénu­rie scien­ti­fique orga­ni­sée par le régime Ceau­ses­cu pour hono­rer les dettes de l’É­tat envers le Fond moné­taire inter­na­tio­nal ou d’autres débiteurs.

On apprend que son frère, offi­cier supé­rieur de la Secu­ri­tate à Baia Mare, a été muté quelque part dans le sud du pays, avant la chute de Ceau­ses­cu, pour une téné­breuse affaire de cor­rup­tion. Il ne tra­vaille plus dans la police. Pour ceux qui le ren­contrent dans son nou­veau milieu, il doit pas­ser pour un banal fonc­tion­naire de l’É­tat. Mais son appar­te­nance à la police sera tou­jours un lien et il pour­ra tou­jours être réac­ti­vé le moment venu…

Après la révo­lu­tion, beau­coup de « sécu­ristes » ont chan­gé de rési­dence ain­si que cer­tains fonc­tion­naires (eux-mêmes « sécu­ristes ») des ambas­sades rou­maines. Ils étaient connus dans les milieux des émi­grés tels des che­vaux boi­teux que l’on repère de loin. Avec leur sta­ture de gar­çons solides, leurs mâchoires pleines et un com­men­ce­ment d’embonpoint, leurs habits paraissent trop ser­rés et leurs cra­vates pendent comme des ficelles entre leurs pectoraux.

Dans la mai­son de l’ac­ti­viste, le jeune gendre est un Hon­grois qui parle bien le rou­main mais qui a l’air de s’être éga­ré ici, avec sa barbe et ses che­veux flot­tants, entre les meubles stan­dard pleins d’emphase et de den­telle de cette petite-bour­geoi­sie d’an­ciens fonc­tion­naires de l’É­tat com­mu­niste. Le jeune est un syn­di­ca­liste de type nou­veau et il nous raconte com­ment s’est consti­tué chez eux un syn­di­cat indé­pen­dant. À leur tour, les employés et la direc­tion ont for­mé un autre syn­di­cat (patro­nal, pour ain­si dire), pour pro­té­ger leurs inté­rêts spé­ci­fiques. « Les ouvriers ne veulent plus faire de poli­tique », me dit-il.

Cavnic

Cav­nic c’est un centre minier proche de Baia Mare. On y exploite des mines de métaux non fer­reux, du plomb et des métaux rares.

Les bâti­ments sont vieux, jau­nâtres tachés de noir. La neige est tas­sée par les roues des auto­bus trans­por­tant, par rou­le­ment, les mineurs des vil­lages d’a­len­tour. Les gens nous entourent dès qu’ils nous voient arri­ver, la camé­ra à la main. C.K. retrouve quelques visages connus : des « demi-pay­sans », comme on dit, du vil­lage de Bred où il avait séjour­né il y a quelque temps pour les besoins d’une enquête ethnologique.

 — Com­ment ça va ?
 — Ah, ça va bien…
 — Quelque chose a chan­gé, depuis la révolution ?
 — Ah, qu’est-ce qui pou­vait bien changer…

Un homme en veste mate­las­sée bleue, por­tant des lunettes, intervient :

— Ils nous mentent, tous !

Il a un vague accent et nous dit qu’il est hon­grois. Il parle avec pas­sion, s’é­touf­fant d’in­di­gna­tion : pas sur des thèmes natio­naux, comme on pou­vait s’y attendre, mais à pro­pos de la grève qui a eu lieu quelques semaines auparavant…

À cette occa­sion, ils avaient deman­dé la démis­sion du ministre des Mines, ancien direc­teur de la mine de Cav­nic, pro­mu à ce nou­veau rang par le Front. Les gens nous regardent, quelques-uns inter­viennent à leur tour. La plu­part se taisent et hochent la tête. Des habits pay­sans, des ves­tons de laine, des visages vieillis… L’ac­tuel ministre a été l’homme de Ceau­ses­cu, et il a char­gé les mineurs d’en­ga­ge­ments pris en leur nom, afin de dépas­ser les pré­vi­sions du plan. Il a tout fait pour aug­men­ter les normes et le nombre des heures de tra­vail. Les anciens droits des mineurs (décou­lant du pro­gramme réduit pour les tra­vaux durs) étaient depuis long­temps per­dus. Le gou­ver­ne­ment a pris des mesures pour qu’ils tra­vaillent huit heures comme tout le monde, sans tenir compte du long tra­jet que les mineurs devaient par­cou­rir entre l’en­trée dans la mine et les pro­fon­deurs où se situait leur lieu de tra­vail. Dans plu­sieurs mines, le poin­tage se fai­sait sur le lieu de tra­vail, donc en réa­li­té on tra­vaillait dix heures par jour. Les appa­reils admi­nis­tra­tifs et bureau­cra­tiques étaient énormes par rap­port au nombre des mineurs. L’or­ga­ni­gramme d’une entre­prise minière avait la forme d’une pyra­mide inver­sée. À Cav­nic, les gré­vistes n’ont pas seule­ment deman­dé la démis­sion ou la des­ti­tu­tion de leur ancien direc­teur deve­nu ministre, mais aus­si la réduc­tion des normes quan­ti­ta­tives d’ex­trac­tion, la réduc­tion à six heures du temps de tra­vail, des condi­tions d’hy­giène et sécu­ri­té. Les mineurs, par­mi les­quels la sili­cose fai­sait des ravages, n’a­vaient plus le droit de prendre la retraite avant les autres ouvriers ; cela d’au­tant plus que, pour des motifs d’ordre finan­cier, cer­tains mineurs âgés sou­hai­taient res­ter dans la mine le plus long­temps pos­sible. C’é­tait tout de même un reve­nu sûr, alors que l’a­gri­cul­ture n’of­frait pas aux pay­sans les moyens de sur­vivre par les seuls enga­ge­ments contrac­tuels obli­ga­toires envers l’É­tat qui ache­tait les pro­duits agri­coles à des prix dérisoires.

« Les ves­tiaires sont froids, humides et sales, nous disent les gens. Venez les voir ! » Mais on ne peut pas y accé­der (la direc­tion nous l’in­ter­dit) pas plus que nous ne pou­vons des­cendre dans la mine. Il nous fau­drait un sauf-conduit du ministre. Après la grève, et à la demande des mineurs, le Pre­mier ministre, Petre Roman, s’est ren­du à Cav­nic. « En héli­co­ptère jus­qu’à Baia Mare, ensuite en voi­ture. Comme Ceau­ses­cu!, nous dit-on. Il nous a pro­mis des tas de choses, des hausses de salaires, la réduc­tion des normes de tra­vail. Ensuite per­sonne n’a rien fait. Ils nous mentent, tous ! »

Avant que nous remon­tions en voi­ture, deux mineurs se sont appro­chés pour nous ques­tion­ner, tout bas, sur les oppor­tu­ni­tés de tra­vail en France et en Bel­gique. Aujourd’­hui, quand les bas­sins car­bo­ni­fères du nord de la France viennent d’être com­plè­te­ment aban­don­nés pour manque de ren­ta­bi­li­té, je pense avec tris­tesse aux illu­sions que peuvent encore nour­rir ces com­pa­gnons et camarades.

Les auto­bus démarrent bruyam­ment. À côté, quelques camions amé­na­gés pour trans­por­ter les mineurs vers les vil­lages les moins acces­sibles se mettent péni­ble­ment en marche à leur tour, avec leurs portes qui se balancent sur des char­nières dété­rio­rées. Une fumée piquante s’é­lève au-des­sus de l’é­troite vallée.

Le groupe sta­tuaire, d’un par­fait mau­vais goût, repré­sen­tant un mineur tenant un mar­teau pneu­ma­tique dans sa poigne vigou­reuse, paraît insi­gni­fiant à côté des bâti­ments éle­vés, sur les vitres des­quels res­tent encore col­lés quelques mor­ceaux des affiches de la grève, déchi­rées par la direc­tion, exi­geant, au nom des jeunes, le départ des vieux à la retraite. Des emplois, il en faut…

Au Par­le­ment rou­main, un dépu­té esti­mait que la popu­la­tion de chô­meurs, en 1991, s’é­lè­ve­ra à plus de 500.000 per­sonnes. D’autres parlent d’un million.

À la sor­tie de Cav­nic vers Baia Mare, un camion fran­çais arrê­té au bord de la route décharge des ali­ments et des médi­ca­ments. La popu­la­tion forme une immense queue à l’in­té­rieur d’une cour. Après l’in­ven­taire, on com­men­cé la dis­tri­bu­tion des aides. Nous cher­chons les accom­pa­gna­teurs du convoi. Les auto­ri­tés locales ont invi­té les Fran­çais à man­ger. En sor­tant de table, l’un d’entre eux, membre du Lion’s club d’An­gers, nous confesse qu’il s’at­ten­dait à trou­ver ici, d’a­près les pro­pos de la presse fran­çaise, des vil­lages détruits par la folie réfor­ma­trice de Ceau­ces­cu. « Pas la moindre trace de tout cela, je me suis sen­ti ber­né, puis j’ai fini par réa­li­ser qu’ils avaient besoin de tout, sur­tout de médi­ca­ments et d’ins­tru­ments médi­caux élé­men­taires. Mais on n’é­tait guère pré­pa­rés à cela. La pro­chaine fois, on essaye­ra de leur appor­ter des choses dont ils ont vrai­ment besoin. »

Dans un quar­tier nou­veau de Baia Mare, nous sommes héber­gés chez un pro­fes­seur de fran­çais dont la femme est méde­cin. Du bal­con, je filme une scène qui me rap­pelle mon enfance : avant Noël, dans la cour, on met­tait par terre une large planche. Mené de force et gro­gnant ter­ri­ble­ment, peut-être de peur, le porc engrais­sé se pré­pa­rait à mou­rir égor­gé par les longs et fins cou­teaux spé­ciaux du bou­cher du quar­tier. Le sang était recueilli dans un réci­pient, le corps traî­né à côté sur un lit de foin puis les poils brû­lés. La couenne était ensuite râpée, légè­re­ment enfu­mée par les flammes, on éven­trait l’ab­do­men, on le lavait à grande eau, puis les oreilles, flam­bées mais encore crues, étaient don­nées aux enfants qui les ron­geaient. On pesait les couches de lard, on hachait la viande pour les sau­cisses et le bou­din était pré­pa­ré pour le dîner de la famille.

Entre les bâti­ments bleus, à côté d’un rond de fleurs et sur le trot­toir de la ville, le spec­tacle de l’en­fance avait une allure étrange. Du reste, le rituel était le même. Il ne man­quait que les enfants. Et le foin était rem­pla­cé par des souf­flets ali­men­tés au gaz butane qui sif­flaient, diri­geant leur flamme bleu­tée vers la peau rose clair du porc, des vrais lance-flammes, comme on en voit encore dans les docu­men­taires sur la Seconde Guerre mondiale.

À côté de l’hô­tel du nou­veau centre-ville, près de l’Ins­ti­tut supé­rieur des mines, dans la pous­sière légè­re­ment humide du square, des poules de la race Rhode Island fouillent, pré­oc­cu­pées, à la recherche de quelques grains ou vers de terre.

Dans les années 30, un écri­vain de la famille de Zola, le Rou­main Carol Arde­lea­nu, publiait un roman sur les mineurs, inti­tu­lé les Vers de la terre. Depuis, l’in­tro­duc­tion des tech­niques d’ex­ploi­ta­tion méca­nique, plus opé­ra­tion­nelles et plus effi­caces, n’ont pas réus­si à chan­ger l’es­sen­tiel du rap­port entre tra­vail et tra­vailleur. Les mala­dies pro­fes­sion­nelles n’ont pas été éra­di­quées et il était inter­dit, jus­qu’à une date récente, d’en par­ler dans la presse. Un mineur malade est incu­rable et, s’il a la mal­chance d’a­voir une intoxi­ca­tion qui le rédui­rait à l’in­va­li­di­té, aucun sys­tème d’as­su­rance ne lui vien­drait en aide. Et s’il lutte pour défendre ses droits, il est consi­dé­ré, main­te­nant comme avant, comme semeur de dis­corde et, ain­si, éli­mi­né, iso­lé socia­le­ment. Les syn­di­cats auront beau­coup à faire. À condi­tion que leur récu­pé­ra­tion par le pou­voir actuel puisse être contre­car­rée, sinon ils res­te­ront des simples cour­roies de trans­mis­sion, dans la tra­di­tion com­mu­niste. En février, la majo­ri­té des syn­di­cats indé­pen­dants des alen­tours pré­fé­raient lut­ter pour leur propre compte, se méfiant de toute coor­di­na­tion natio­nale ou puis­sante fédération.

Sfîntu Gheorghe

« Sur­tout, n’ou­blions pas qu’au-delà de toutes opi­nions poli­tiques on est tous hongrois ! »

Ville située au début de la dépres­sion du Ciuc, si on arrive de Bra­sov, Sfin­tu Gheor­ghe est habi­té en majo­ri­té par des Hon­grois et des Sek­lers. À la Mai­son du corps didac­tique, ins­ti­tu­tion autre­fois sur­nom­mée « la mai­son du porc didac­tique », le Par­ti de la mino­ri­té magyare en Rou­ma­nie (MDSZ) orga­nise des débats sur des thèmes pré­élec­to­raux. Étrange mani­fes­ta­tion pour quel­qu’un qui n’a­vait enten­du par­ler jus­qu’a­lors que des « conseils » orga­ni­sés sur le plan natio­nal par le par­ti com­mu­niste pour assu­rer le chœur de soli­da­ri­té des col­la­bo­ra­tion­nistes dans les rangs des mino­ri­taires magyars, alle­mands de Tran­syl­va­nie et de Banat, ukrai­niens, armé­niens, juifs ou tatares ; les Tzi­ganes, en revanche, ne béné­fi­ciaient pas du même sta­tut de « mino­ri­té », mal­gré le grand nombre de « col­la­bos » issus de leurs rangs, des « mili­tants » bien pla­cés dans l’ap­pa­reil du par­ti et de l’É­tat, sans discrimination.

Aujourd’­hui, les délé­gués d’une orga­ni­sa­tion en cours de consti­tu­tion, en Tran­syl­va­nie, se réunissent pour for­mu­ler leur pro­gramme poli­tique et social, dans un débat qui garde encore le style des vieilles réunions, mais dont le nombre de nuques épaisses et de doubles men­tons par­mi les par­ti­ci­pants s’est consi­dé­ra­ble­ment réduit. Le voca­bu­laire s’est aus­si épu­ré de l’an­cien lan­gage pseu­do-poli­tique, effa­cé par un nou­veau sen­ti­ment de res­pon­sa­bi­li­té envers une cause commune.

Dans la salle de réunion, des repor­ters de la Télé­vi­sion cana­dienne s’af­fairent à fil­mer ces scènes inha­bi­tuelles. Leur puis­sant réflec­teur me per­met de prendre à mon tour des images de qua­li­té. J’in­siste sur les motifs flo­raux, étrange mélange de tulipes bleues peintes sur des colonnes en trompe l’œil. Ces fleurs sont consi­dé­rées comme spé­ci­fiques à la déco­ra­tion hon­groise mais les colonnes imitent le style égyptien.

Un éco­no­miste parle des lois du mar­ché, du libre-échange. Un jeune ensei­gnant de Cluj fait appel à la rai­son et insiste pour convaincre l’au­di­toire qu’il ne faut pas se hâter : « Le pro­gramme most vagy soha, main­te­nant ou jamais, peut induire une résis­tance de la majo­ri­té et empê­cher la satis­fac­tion des reven­di­ca­tions hon­groises. D’ailleurs, qui peut nous assu­rer que nous pou­vons conser­ver les acquis ? Un pro­gramme radi­cal, appli­qué trop rapi­de­ment, risque de nuire à notre cause. »

Il s’a­git sur­tout de la reprise des anciens locaux des écoles magyares dont l’en­sei­gne­ment, avant la révo­lu­tion, était soit bilingue soit exclu­si­ve­ment roumain.

« La théo­rie selon laquelle, pour­suit le jeune ensei­gnant, on doit pro­fi­ter du vide de pou­voir d’a­vant les élec­tions est à double tran­chant et ne nous garan­tit pas que ceux qui l’emporteront ne revien­dront pas sur de telles conquêtes ou recon­quêtes pré­ci­pi­tées. D’ailleurs, j’ai déduit la même chose de contacts que j’ai eus avec les lea­ders du Par­ti natio­nal paysan. »

Je suis avec inté­rêt le dis­cours calme et lucide du jeune pro­fes­seur. Je ne peux pas me rendre compte de l’im­pact de ses rai­son­ne­ments poli­tiques sur l’au­di­toire et ne peux mal­heu­reu­se­ment pas attendre la fin de la réunion pour faire un son­dage d’o­pi­nion, même empirique.

Des dis­cours idéo­lo­giques dif­fé­rents sous-tendent les autres inter­ven­tions. On se trouve presque devant la diver­si­té nor­male d’une vie par­le­men­taire. Mais ici le fac­teur uni­fi­ca­teur de l’eth­no­cen­trisme semble par moments empê­cher l’ex­pres­sion natu­relle d’une telle diver­si­té idéo­lo­gique. C’est le para­doxe de n’im­porte quelle orga­ni­sa­tion qui trouve sa cohé­sion dans un concept eth­nique, tri­bal et non dans le concept de démo­cra­tie poli­tique. Alors qu’en démo­cra­tie l’ex­pres­sion poli­tique reste indi­vi­duelle, ici, c’est la col­lec­ti­vi­té eth­nique qui impose ses règles à l’in­di­vi­du. Com­ment défi­nir les inté­rêts de la col­lec­ti­vi­té sans empê­cher l’ex­pres­sion indi­vi­duelle ? Car, en démo­cra­tie, un par­ti peut exclure un de ses membres pour insou­mis­sion ou dis­si­dence, et le citoyen reste libre de fon­der un autre par­ti ou d’adhé­rer à une autre orga­ni­sa­tion. Ici, le groupe eth­nique n’ad­met pas la dis­si­dence et le rejet de l’in­di­vi­du le trans­forme en rené­gat ou apa­tride. La pres­sion du groupe eth­nique est plus forte, sur­tout en cas de crise iden­ti­taire comme c’est le cas des Magyars de Tran­syl­va­nie. Cette crise pro­voque une réac­tion d’i­so­la­tion­nisme, une levée de bou­cliers contre l’in­ter­ven­tion de l’É­tat de la majo­ri­té dans la des­ti­née de la mino­ri­té. La com­mu­nau­té se referme sur elle-même et essaie de trans­for­mer son com­plexe d’in­fé­rio­ri­té en com­plexe de supé­rio­ri­té. D’où l’ap­pa­ri­tion de dif­fi­cul­tés dans la com­mu­ni­ca­tion inter­com­mu­nau­taire et la mani­fes­ta­tion de névroses d’i­den­ti­té dans les zones de contact direct entre les eth­nies. À long terme, ces névroses sont géné­ra­trices de ten­sions sociales car le pro­ces­sus natu­rel d’os­mose sociale et eth­nique est empê­ché de fonc­tion­ner nor­ma­le­ment. L’é­tude sta­tis­tique à long terme des mariages mixtes pour­rait indi­quer à quel point ce type de névrose contre­dit le prin­cipe de l’exogamie.

Tîrgu Mures : le calme avant la tempête

Nous arri­vons à Tîr­gu Mures, ville de 120.000 habi­tants, tard dans la soi­rée. Nous sommes reçus par un ami, pro­fes­seur d’an­glais et cri­tique lit­té­raire. Ste­phan B. est un homme d’une tenue morale irré­pro­chable, intel­li­gent, doué pour la cri­tique lit­té­raire. Il est d’o­ri­gine hon­groise, mais a fait ses études en rou­main. Il tra­vaille dans le comi­té de rédac­tion d’une revue hon­groise et s’ex­prime avec aisance dans les deux langues, mais écrit en rou­main. Depuis notre visite, il a réus­si à obte­nir un poste de maître-assis­tant à l’u­ni­ver­si­té de Cluj, ce qui prouve qu’au moins pour lui la révo­lu­tion a réus­si à faire bou­ger les choses, car là était sa place.

Avant de nous endor­mir, nous arri­vons à par­ler un peu des évé­ne­ments de décembre. Il nous montre des pho­tos prises pen­dant les mani­fes­ta­tions. Devant le siège du comi­té dépar­te­men­tal du Par­ti com­mu­niste, la place est jon­chée de papiers à moi­tié car­bo­ni­sés. Des bou­gies allu­mées sont posées à même le pavé à la mémoire des morts. Parce qu’i­ci, aus­si, il y a eu des vic­times. Quelques nécro­lo­gies sont col­lées sur un pan­neau impro­vi­sé, des vic­times hon­groises et rou­maines côte à côte. Je compte quinze affi­chettes mais, en lisant, je me rends compte qu’il s’a­git aus­si de sol­dats tom­bés dans d’autres villes, au champ d’hon­neur. Mais où se trouve le champ d’hon­neur dans une guerre civile ?

Du reste, Tîr­gu Mures a recon­quis son allure tran­quille, les vitrines cas­sées d’une café­té­ria sont sur le point d’être rem­pla­cées. Il reste très peu de traces visibles des affron­te­ments, si ce n’est le mur noir­ci par l’in­cen­die qui a détruit l’a­te­lier d’un cor­don­nier à l’en­tre­sol d’un bâti­ment vis-à-vis de la poste. Des balles ont enflam­mé le stock de colle entre­po­sé chez l’ar­ti­san. Devant, dans un square, se dresse la sta­tue d’un révo­lu­tion­naire qua­rante-hui­tard rou­main, œuvre du sculp­teur offi­ciel de notre ville. Elle rap­pelle par sa lai­deur le bon vieux temps du réa­lisme socia­liste ; il en va de même pour l’im­mense sta­tue du sol­dat rou­main libé­ra­teur, située de l’autre côté du square, qui a rem­pla­cé celle du sol­dat sovié­tique. Son bras, bran­dis­sant un dra­peau dans une fausse ges­ti­cu­la­tion héroïque et phal­lique, indique la direc­tion de la mater­ni­té com­mu­nale, disent les cita­dins avec humour.

Une immense file d’at­tente s’al­longe devant le maga­sin de la presse. Depuis l’ap­pa­ri­tion de cen­taines de publi­ca­tions indé­pen­dantes après la révo­lu­tion, les gens sont deve­nus des fous de l’in­for­ma­tion. Nous tra­ver­sons la place des Roses pour péné­trer à l’in­té­rieur de la cathé­drale ortho­doxe. L’im­mense nef cen­trale est bon­dée de vieux mais aus­si de jeunes chan­tant ensemble dans une com­mu­nion qui n’est pro­ba­ble­ment pas uni­que­ment reli­gieuse. L’é­glise est deve­nue le refuge et le lieu d’ex­pres­sion du natio­na­lisme. Je filme de longues séquences, j’in­siste sur les visages qui expriment le recueille­ment et un étrange bon­heur. À la sor­tie, un men­diant assis à même le sol tend la main au pas­sant, petit pro­fi­teur de l’é­mo­tion. À quelques dizaines de mètres de là, la com­mu­nau­té hon­groise est ras­sem­blée dans son église. Mêmes visages, mêmes sen­ti­ments, même cohé­sion sous la ban­nière de la langue qui les sépare des autres.

Nous remon­tons la rue au bout de laquelle se trouve le lycée Bolyai-Far­kas, bâtisse mas­sive, solen­nelle, aux façades déco­ra­tives et char­gées du Jugend­stil, adap­ta­tion de l’Art nou­veau à la spé­ci­fi­ci­té locale, avec ses tulipes rouges en bas-reliefs céra­mique. C’est ici qu’a eu lieu un des pre­miers affron­te­ments entre les parents des élèves hon­grois et les parents des élèves rou­mains vou­lant cha­cun s’emparer des lieux.

Après quelques prises d’i­mages, je décide d’a­bor­der le sujet cen­tral, la dis­pute si peu uni­ver­si­taire à pro­pos du sta­tut de l’Ins­ti­tut de méde­cine et phar­ma­cie. Son his­toire nous sera rap­pe­lée par celui qui est mon prin­ci­pal inter­lo­cu­teur, le pro­fes­seur hon­grois d’a­na­to­mie patho­lo­gique de l’Ins­ti­tut de méde­cine et phar­ma­cie. Son bureau se trouve dans le sous-sol de la nou­velle cli­nique uni­ver­si­taire dépar­te­men­tale, immense bâti­ment en béton aux entrailles laby­rin­thiques der­rière les­quelles les joyeux édiles de la ville ont eu l’i­dée de pla­cer le nou­veau cime­tière, vrai­sem­bla­ble­ment pour assu­rer davan­tage de confort aux malades. Nous tra­ver­sons le musée des hor­reurs, une col­lec­tion de fœtus mons­trueux dans des bocaux rem­plis de liquide jau­nâtre, jalou­se­ment conser­vée par notre pro­fes­seur. Je tire quelques images, en pen­sant les uti­li­ser lors du mon­tage comme méta­phore du carac­tère mons­trueux de la xénophobie.

L’his­toire de l’Ins­ti­tut de méde­cine et phar­ma­cie de Tîr­gu Mures ne date pas de la nuit des temps. Le bâti­ment a une courte his­toire. Lycée mili­taire après l’u­ni­fi­ca­tion de la Tran­syl­va­nie et de la Rou­ma­nie en 1919, il date plu­tôt de la fin du siècle der­nier, époque à laquelle les Hon­grois le des­ti­naient pro­ba­ble­ment au même usage. Le pro­fes­seur consi­dère que cette « pré­his­toire » n’a aucun rap­port avec l’ob­jet de notre visite et pré­fère com­men­cer son récit à l’a­près guerre. Il pré­sente la créa­tion de l’Ins­ti­tut à Tîr­gu Mures comme une néces­si­té his­to­rique, en oubliant cepen­dant de pré­ci­ser que cette créa­tion a eu lieu dans le contexte du décou­page au milieu de la Tran­syl­va­nie rou­maine d’une région auto­nome magyare. Ce décou­page consti­tuait, je crois, la réponse typi­que­ment sta­li­nienne à une ques­tion réelle : com­ment assu­rer l’exer­cice des droits à l’ex­pres­sion libre de la spé­ci­fi­ci­té cultu­relle d’une ethnie ?

Les popu­la­tions de Tran­syl­va­nie ont donc besoin de méde­cins qui parlent leurs langues. L’en­sei­gne­ment uni­ver­si­taire médi­cal dans la langue mater­nelle répond à la néces­si­té d’une com­mu­ni­ca­tion fluide entre les méde­cins et leurs malades. Mais un ins­ti­tut hon­grois n’ac­corde ce droit qu’aux Hon­grois. Or, en Tran­syl­va­nie, il y a aus­si d’autres mino­ri­tés. Est-il pos­sible d’as­su­rer un ensei­gne­ment supé­rieur médi­cal ou tech­nique, dans toutes les langues par­lées dans la région ou bien la com­mu­nau­té hon­groise doit-elle, de par son nombre, conti­nuer à béné­fi­cier de cer­tains privilèges ?

En Tran­syl­va­nie, la popu­la­tion hon­groise est concen­trée dans cer­taines zones où elle ne détient pour­tant pas la majo­ri­té. Elle s’est éta­blie dès le xe siècle aux confins de la région. Au fil des siècles, les dynas­ties hon­groises suc­ces­sives ont conquis l’en­semble du ter­ri­toire et l’ont peu à peu colo­ni­sé en fonc­tion des besoins poli­tiques, mili­taires et éco­no­miques du royaume. Seule excep­tion, la région mon­ta­gneuse de l’est de la Tran­syl­va­nie, habi­tée depuis des siècles par les Sek­lers, de langue hon­groise. C’est dans cette zone que les auto­ri­tés com­mu­nistes ont fon­dé la Région auto­nome hon­groise. Consé­quence : l’aug­men­ta­tion de la concen­tra­tion hon­groise dans la zone. par­tir de 1963, les auto­ri­tés com­mu­nistes ont chan­gé leur poli­tique pour pré­pa­rer et réa­li­ser le démem­bre­ment de cette région. C’é­tait le début du tour­nant natio­nal du com­mu­nisme à la roumaine.

Je suis arri­vé en 1963 à Tîr­gu Mures à la fin de mes études uni­ver­si­taires en tant que maître assis­tant à l’Ins­ti­tut de théâtre Szent­györ­gy-Istvàn, école supé­rieure d’en­sei­gne­ment artis­tique en langue hon­groise qui assu­rait la for­ma­tion des comé­diens pour les cinq théâtres jouant dans la langue mater­nelle des Hon­grois de Tran­syl­va­nie. J’ai obte­nu ce poste grâce a mon bilin­guisme. J’ai ensei­gné la langue, la lit­té­ra­ture et l’his­toire du théâtre rou­main, ain­si que la lit­té­ra­ture com­pa­rée. Mes étu­diants n’é­taient pas très moti­vés mais j’ai réus­si à les inté­res­ser par un style d’en­sei­gne­ment un peu dif­fé­rent des ennuyeuses lec­tures de notes de cours impo­sés par mes supérieurs.

L’é­poque était plus libé­rale. En 1964, le gou­ver­ne­ment a lan­cé sa riposte aux pro­po­si­tions russes pour une spé­cia­li­sa­tion par zones éco­no­miques à l’in­té­rieur du camp socia­liste. Cette décla­ra­tion fut consi­dé­rée comme une véri­table décla­ra­tion d’in­dé­pen­dance et fai­sait figure, non seule­ment aux yeux des Rou­mains mais aus­si des gou­ver­ne­ments occi­den­taux de tour­nant déci­sif dans les rela­tions au sein du Come­con. Et les mino­ri­tés ont sui­vi le mou­ve­ment. Pour les intel­lec­tuels hon­grois de Rou­ma­nie « le soleil com­men­çait à se lever à Buca­rest ». Les librai­ries s’emplirent de livres et de pério­diques impor­tés de Hon­grie mais aus­si de France, Alle­magne ou de Grande-Bre­tagne. À Zalau, dès 1963, j’a­vais ache­té l’é­di­tion com­plète en hon­grois des nou­velles d’Ernst Heming­way. Les spec­tacles de Liviu Ciu­lei, Lucian Pin­ti­lie, David Esrig ou Radu Pen­ciu­les­cu, des met­teurs en scène rou­mains qui tra­vaillaient à Buca­rest atti­raient des foules. Mes étu­diants étaient iso­lés à Tîr­gu Mures et leur seule réfé­rence res­tait un théâtre de pro­vince. Ils vou­laient désor­mais se rendre à Buca­rest pour apprendre, pour s’in­for­mer. Le cir­cuit édi­to­rial fut réor­ga­ni­sé, décen­tra­li­sé, ain­si que celui de la presse. Les grandes villes de pro­vince acquirent de nou­velles mai­sons d’é­di­tions et de nou­velles publi­ca­tions sub­ven­tion­nées par l’É­tat. Une époque d’es­sor de la culture ain­si que de l’é­co­no­mie com­men­çait. Cepen­dant, dans la région, à cette même époque, fut enclen­chée la rou­ma­ni­sa­tion des ins­ti­tu­tions, de la nomenk­la­tu­ra du par­ti et de l’É­tat 2Une étude com­plète à ce sujet, le livre de Toth Sàn­dor, Jelen­tés Erdé­lyböl [rap­port de Tran­syl­va­nie], écrit en 1987, a été publiée en hon­grois à Paris en 1989 dans Magyar Fuze­tek [cahiers hon­grois] n°3. Elle pré­sente, à mon avis, deux défauts : celui d’i­gno­rer les phé­no­mènes sem­blables de l’Eu­rope de l’Est et celui de ne pas ana­ly­ser les acquis cultu­rels de la mino­ri­té hon­groise en Tran­syl­va­nie en tant que pri­vi­lèges, dans le contexte poli­tique de l’a­près-guerre et du sta­li­nisme..

Les Hon­grois ont vécu avec une cer­taine amer­tume ces chan­ge­ments, comme le pro­fes­seur d’a­na­to­mie patho­lo­gique venait de nous le rap­pe­ler, en com­men­çant son his­toire avec l’u­ni­fi­ca­tion des uni­ver­si­tés à Cluj en 1958. Dans les deux uni­ver­si­tés indé­pen­dantes de Cluj, l’en­sei­gne­ment était dis­pen­sé, depuis les début des années 50, res­pec­ti­ve­ment en hon­grois et en rou­main. Pour impo­ser l’u­ni­fi­ca­tion, au nom de la fra­ter­ni­té de la jeu­nesse des deux eth­nies, Buca­rest a envoyé sa main forte, Nico­lae Ceau­ses­cu, le futur dic­ta­teur de la Roumanie.

J’ai assis­té per­son­nel­le­ment, en tant qu’é­tu­diant, à cette fameuse réunion. Les règles de l’art consom­mé des réunions pré­pa­rées d’a­vance ont été bous­cu­lées par les inter­ven­tions de quelques tur­bu­lents uni­ver­si­taires hon­grois, dont le pro­fes­seur Sza­bé­di Géza, spé­cia­liste en poé­tique et sty­lis­tique, tra­duc­teur de talent de la poé­sie rou­maine, qui a refu­sé de se sou­mettre à cette pra­tique dilatoire.

Il a défen­du l’in­dé­pen­dance de l’U­ni­ver­si­té hon­groise et son propre droit de s’a­dres­ser à l’au­di­toire dans sa langue mater­nelle, le hon­grois, en dépit des inter­ven­tions ner­veuses et mena­çantes de Nico­lae Ceau­ses­cu, visi­ble­ment furieux. Ne com­pre­nant pas le hon­grois, il fut obli­gé de faire appel à un inter­prète pour suivre les débats.

Ordre était don­né de Buca­rest et per­sonne ne pou­vait donc empê­cher l’u­ni­fi­ca­tion admi­nis­tra­tive et poli­tique des deux uni­ver­si­tés. Quelques semaines plus tard, le pro­fes­seur Sza­bé­di s’est sui­ci­dé, pour pro­tes­ter, peut-être, mais aus­si sous la pres­sion de la police poli­tique. Le par­ti avait tou­jours besoin d’ob­te­nir l’ac­cord de ses vic­times. Les résis­tances ren­con­trées par Ceau­ses­cu à cette occa­sion allaient jouer plus tard un rôle consi­dé­rable dans ses déci­sions poli­tiques concer­nant les mino­ri­tés natio­nales, et spé­cia­le­ment la mino­ri­té hongroise.

En invo­quant ce tour­nant his­to­rique, le pro­fes­seur d’a­na­to­mie patho­lo­gique enten­dait insis­ter sur l’ac­cé­lé­ra­tion de la roma­ni­sa­tion de l’en­sei­gne­ment secon­daire et supé­rieur hon­grois pen­dant les der­nières années et sur la néces­si­té d’ar­rê­ter ce pro­ces­sus afin de frei­ner la perte de l’i­den­ti­té eth­nique de la com­mu­nau­té hon­groise de Rou­ma­nie. Une iden­ti­té éga­le­ment mena­cée par l’é­mi­gra­tion des élites vers la Hon­grie, notam­ment depuis la signa­ture des conven­tions d’Helsinki.

À l’Ins­ti­tut de méde­cine et phar­ma­cie la bataille concerne, pour l’ins­tant, la repré­sen­ta­tion à l’in­té­rieur du sénat uni­ver­si­taire. Les Rou­mains acceptent une repré­sen­ta­tion pro­por­tion­nelle, les Hon­grois consi­dèrent cette repré­sen­ta­tion comme un héri­tage com­mu­niste et demandent la repré­sen­ta­tion éga­li­taire. Les pro­fes­seurs mobi­lisent leurs étu­diants. Les étu­diants hon­grois menacent avec des mani­fes­ta­tions publiques et avec des grèves de la faim. Mais pour les deux par­ties il s’a­git en fait d’une lutte pour le main­tien ou la recon­quête de pri­vi­lèges. Les Rou­mains n’ac­ceptent pas la perte, pour­tant pré­vi­sible, des fonc­tions obte­nues à l’é­poque de Ceau­ses­cu grâce à leurs talents déma­go­giques dans la plu­part des cas. Les uni­ver­si­taires hon­grois veulent accé­der à de nou­velles res­pon­sa­bi­li­tés et occu­per des places d’hon­neur. La déma­go­gie com­mu­niste est rem­pla­cée par la déma­go­gie natio­nale. Les droits des nations consti­tuent les moyens et non les fins de cette lutte.

Le rec­teur actuel de l’Ins­ti­tut est rou­main. Il refuse aus­si bien l’i­dée de la repré­sen­ta­tion éga­li­taire que le pas­sage vers un ensei­gne­ment uni­ver­si­taire médi­cal et phar­ma­ceu­tique auto­nome en hon­grois. Ses argu­ments s’ins­crivent dans la concep­tion tra­di­tion­nelle de l’É­tat natio­nal uni­taire, avec une seule langue offi­cielle. La rai­son d’É­tat impose aux citoyens d’être prêts à rem­plir leur devoir en fonc­tion des impé­ra­tifs sociaux. Les méde­cins doivent soi­gner les malades sans dis­cri­mi­na­tion, donc un doc­teur qui ne parle pas la langue rou­maine sera han­di­ca­pé dans les régions où la popu­la­tion est rou­maine. C’est inima­gi­nable qu’un méde­cin soit obli­gé de consul­ter ses malades avec un inter­prète, s’in­digne notre inter­lo­cu­teur rou­main. La ratio­na­li­té admi­nis­tra­tive exige, d’a­près lui, un réseau uni­forme de ser­vices médicaux.

Le rec­teur, pla­cé avec com­mo­di­té dans la rai­son et dans la majo­ri­té, n’en­vi­sage pas la situa­tion contraire, la pré­sence d’un méde­cin rou­main dans un région habi­tée par des Hon­grois, donc la néces­si­té pour lui aus­si de connaître la langue de la minorité.

Nos inter­lo­cu­teurs étu­diants res­semblent à leurs pro­fes­seurs : même assu­rance, même logique du par­ti pris, même per­méa­bi­li­té aux rumeurs et même dis­po­ni­bi­li­té pour se lais­ser mani­pu­ler par les lea­ders poli­tiques de la com­mu­nau­té à des fins électorales.

Je constate que les étu­diants ignorent la culture des autres, avec, en plus, un sen­ti­ment de supé­rio­ri­té de la part des Rou­mains. Mon bilin­guisme touche mes inter­lo­cu­teurs magyars qui ne poussent cepen­dant pas la civi­li­té jus­qu’à me répondre dans ma langue mater­nelle, qu’ils connaissent mal et qu’ils iden­ti­fient à l’op­pres­seur, com­mu­niste et rou­main par-des­sus le mar­ché. Tout comme, pen­dant l’a­près-guerre sta­li­nien, la langue russe, dont l’en­sei­gne­ment était obli­ga­toire à l’é­cole mais qui, par ailleurs, était mère por­teuse d’une lit­té­ra­ture géniale, était reje­tée par la plu­part des jeunes des pays socialistes.

Le dis­cours de nos inter­lo­cu­teurs reste fer­mé dans la logique de l’in­to­lé­rance, de la mécon­nais­sance. Les pres­sions exer­cées par le régime Ceau­ses­cu pour impo­ser la rou­ma­ni­sa­tion et l’«intégration dans la nation socia­liste uni­taire » a lais­sé des traces : radi­ca­li­sa­tion des posi­tions des lea­ders au sein des mino­ri­tés comme de la majo­ri­té, dis­pa­ri­tion des inter­mé­diaires. Toutes les condi­tions étaient rem­plies pour l’ex­plo­sion de Tîr­gu Mures. Si l’on prend en consi­dé­ra­tion l’in­té­rêt tant de la police poli­tique, la Secu­ri­tate, que des actuels gou­ver­nants d’im­po­ser au plus vite un gou­ver­ne­ment à la main forte, il est pro­bable que la ten­sion a été savam­ment mon­tée. Entre les ordres de Nico­lae Ceau­ses­cu pour pré­pa­rer la mobi­li­sa­tion de l’ar­mée rou­maine en Tran­syl­va­nie, trans­mis par son frère, Ilie, avant le 23 décembre 1989, sous le pré­texte de la menace étran­gère aux fron­tières, et les rumeurs, non sans fon­de­ments d’ailleurs comme toute rumeur effi­cace, sur les pro­vo­ca­tions et les pro­fa­na­tions des monu­ments rou­mains par des tou­ristes hon­grois entrés en Rou­ma­nie à l’oc­ca­sion de la com­mé­mo­ra­tion, le 15 mars, de la révo­lu­tion hon­groise de 1848, il y a des liens tac­tiques. Il faut savoir que la révo­lu­tion de 1848 a don­né lieu à une des plus san­glantes confron­ta­tions de l’é­poque moderne entre Rou­mains et Hon­grois. Kos­suth Lajos, le lea­der cha­ris­ma­tique des qua­rante-hui­tards hon­grois, a long­temps refu­sé de consi­dé­rer les autres mino­ri­tés de l’Em­pire autri­chien comme des par­te­naires égaux. Elles n’é­taient concer­nées par la liber­té, la fra­ter­ni­té, l’é­ga­li­té, prin­cipes fon­da­teurs de la révo­lu­tion, qu’à condi­tion de se lais­ser absor­ber par la nation domi­nante. L’ex­pres­sion directe et libre de leur iden­ti­té natio­nale n’é­tait pas sérieu­se­ment envisagée.

Le lea­der de la révo­lu­tion rou­maine de 1848 en Tran­syl­va­nie, Avram Ian­cu, jeune avo­cat qui a exer­cé jus­te­ment à Tîr­gu Mures, avait de sérieuses lec­tures des idéo­logues de la Révo­lu­tion fran­çaise grâce aux livres trou­vés dans la biblio­thèque du comte Tele­ki. Ce n’est pas le seul para­doxe de notre espace cultu­rel. Par-delà le ter­rain des prin­cipes, les deux nations et leurs lea­ders se sont confron­tés les armes à la main. San­glante bataille contre la liber­té des autres.

Nous nous arrê­tons dans un vil­lage à la sor­tie de Tîr­gu Mures sur la route pour Sighi­soa­ra. Cette ville était autre­fois habi­tée par une majo­ri­té alle­mande. Jus­qu’à la fin du XVIIIe siècle, les Rou­mains étaient admis entre les murs de la cité uni­que­ment pour se rendre au mar­ché afin de vendre leurs pro­duits, jamais pour s’y établir.

Devant le maga­sin du vil­lage, des groupes se forment. Notre voi­ture de loca­tion, imma­tri­cu­lée en Hon­grie, arbo­rant un petit dra­peau fran­çais à l’ar­rière, pro­voque un cer­tain éton­ne­ment. Le dia­logue en hon­grois se noue vite. Les quelques rares familles rou­maines du vil­lage sont presque assi­mi­lées à la majo­ri­té hon­groise. Une vieille dame, très vivace, prend le contrôle de la conver­sa­tion. Elle raconte avec pas­sion une scène vue au mar­ché de Tîr­gu Mures dont elle fut le per­son­nage cen­tral. Elle s’est fait agres­ser par un client qui lui repro­chait de ne pas lui avoir répon­du en rou­main. Visi­ble­ment, l’homme n’a­vait pas envie d’en­tre­te­nir avec elle de simples rela­tions com­mer­ciales mais, plu­tôt, de lui faire part de ses opi­nions, en l’oc­cur­rence à pro­pos d’un écri­vain magyar.

Drôle de per­son­nage que cet écri­vain, rédac­teur en chef, pen­dant des décen­nies, d’un men­suel poli­ti­que­ment confor­miste et cultu­rel­le­ment pro­vin­cial, ayant illus­tré dans ses textes lit­té­raires les pires conven­tions du réa­lisme socia­liste, qui, pour avoir défen­du la pure­té de sa langue mater­nelle contre l’in­si­dieuse influence du lan­gage admi­nis­tra­tif rou­main et com­mu­niste, s’est retrou­vé cou­ron­né par une aura de dis­si­dent et mar­tyr de la cause natio­nale hongroise.

— Il faut le tuer, votre Sütö Andràs ! cria-t-il à la vieille dame, en lui asse­nant une gifle.

— Pour­quoi le tuer ? Pour­quoi me gifler, moi ? lui rétor­qua-t-elle en roumain.

La vieille pay­sanne, aux bras mus­clés, tan­nés par le soleil, ges­ti­cu­lait devant ma camé­ra. Elle racon­ta com­ment elle s’é­tait défen­due si fort que le cita­din avait fini par tré­bu­cher et se cogner la tête contre un poteau métal­lique. « Le sang lui cou­lait sur la tempe comme ça…»», et elle tra­ça sur sa propre tempe le tra­jet du sang qui coule.

Et le sang a cou­lé. À Tîr­gu Mures, le 19 mars 1990, quatre mois après. Timi­soa­ra, le sang coule sur les pavés de la place des Roses. La vio­lence se concentre sur la place publique, puis elle s’é­ten­dra, dif­fuse mais pesante, sur toute la ville.

Dans leur ensemble, les consé­quences de la construc­tion et de la décons­truc­tion du socia­lisme en Europe de l’Est doivent être ana­ly­sées aus­si dans la pers­pec­tive de la patho­lo­gie sociale. Les sys­tèmes sociaux engen­drés dans ces pays après 1945 souffrent entre autres d’une mala­die par­ti­cu­lière : la dis­tri­bu­tion éga­li­ta­riste de l’au­to­ri­té. Si le para­doxe ne vous fait peur.

Les socié­tés socia­listes sont plu­tôt inertes, ont ten­dance à repro­duire le modèle de l’au­to­ri­ta­risme et du volon­ta­risme cen­tral à l’é­chelle de toute la société…

La hié­rar­chie rigide des castes se recons­truit vite, en dépit de courtes périodes d’une cir­cu­la­tion sociale ascen­sion­nelle, fluide et dynamique.

De la famille jus­qu’aux struc­tures ins­ti­tu­tion­nelles, en pas­sant par le micro-groupe social, le mode­lage auto­ri­ta­riste des com­por­te­ments psy­cho-sociaux gagne vite du ter­rain. Le pater­na­lisme, l’a­no­mie, le népo­tisme, se sont mani­fes­tés dans les pro­fon­deurs du tis­su social en sou­met­tant à une pres­sion des­truc­trice toute ten­ta­tive de « dévia­tion », même tota­le­ment dépour­vue de signi­fi­ca­tion poli­tique. À tout com­por­te­ment on va col­ler une signi­fi­ca­tion poli­tique stan­dard, du simple non-confor­misme rudi­men­taire jus­qu’à l’op­po­si­tion poli­tique ouverte. Le triomphe du tota­li­ta­risme c’est l’in­té­rio­ri­sa­tion du modèle à l’é­chelle sociale. La vic­toire du Front du salut natio­nal aux élec­tions rou­maines, le 20 mai 1990, s’ex­plique en par­tie par son idéo­lo­gie sécu­ri­sante qui ne contre­di­sait pas le pater­na­lisme du sys­tème anté­rieur. Toute oppo­si­tion poli­tique sera obli­gée d’o­pé­rer avec le même sys­tème de valeurs.

Cluj, ville universitaire

Nous sommes à la recherche des infor­ma­tions concer­nant les heures d’a­vant et d’a­près la chute de Ceau­ses­cu. C’est impor­tant de savoir com­ment la rumeur s’est pro­pa­gée hors de Timi­soa­ra ou de Buca­rest, com­ment les gens ont réus­si à dépas­ser la peur, comnent cela a com­men­cé. Nous pre­nons contact avec des per­sonnes qui étaient dans la rue. J’en­re­gistre sur cas­sette de longs récits très détaillés. Dès la soi­rée de 21 décembre, c’est-à-dire avant la chute du dic­ta­teur confir­mée par la télé­vi­sion, des mani­fes­ta­tions ouvrières ont eu lieu dans la rue, à par­tir des grandes entre­prises. Bizar­re­ment, la Secu­ri­tate n’a pas empê­ché les colonnes de mani­fes­tants de sor­tir dans la rue. On a tiré sur les gens plus tard, à quelques kilo­mètres ou à une cen­taine de mètres du centre-ville. Et ce sont des sol­dats ou des offi­ciers de l’ar­mée qui ont tiré.

Dans cer­tains usines il semble que se sont les ingé­nieurs qui ont orga­ni­sé les colonnes, comme à Cav­nic et Baia Mare.

Le len­de­main, un dimanche, nous sor­tons pour fil­mer la messe en plein air de l’É­glise uniate (gré­co-catho­lique). Inter­dit en 1948, le culte uniate a réus­si à sur­vivre dans la clan­des­ti­ni­té. Une par­tie de ses fidèles ont accep­té le culte ortho­doxe tra­di­tion­nel, les autres ont pré­fé­ré fré­quen­ter les églises catho­liques hon­groises ou alle­mandes sans se plier à la force. Car beau­coup de prêtres vou­lant gar­der leur fidé­li­té envers l’É­glise uniate ont été arrê­tés et pas­sé de longues années dans les camps de tra­vail for­cé ou dans les pri­sons, par­fois sans aucun jugement.

Depuis la chute de la dic­ta­ture, l’É­glise uniate s’est très vite recons­ti­tuée. Le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire de Petre Roman a décré­té la liber­té des cultes. Mais les églises pas­sées en 1948 dans le patri­moine des ortho­doxes n’ont pas encore été res­ti­tuées à leurs anciens pro­prié­taires. Pour pro­tes­ter contre cet état de choses, les uniates orga­nisent chaque dimanche matin la messe en plein air.

Ce matin, leurs chants jaillissent avec force des poi­trines d’au moins un mil­lier de gens, jeunes et vieux, ras­sem­blés autour de l’im­mense sta­tue en bronze du roi Mathias Cor­vin, éri­gée au milieu de la place, en plein centre de Cluj. Des pas­sants s’ar­rêtent, regardent et par­fois se mettent à chan­ter avec les autres. Recueille­ment, force et soli­da­ri­té. Je monte à l’é­tage d’un bâti­ment ancien, je rentre dans un appar­te­ment vide en rai­son des tra­vaux en cours et je filme len­te­ment la place pour obte­nir une image réelle des pro­por­tions du ras­sem­ble­ment. Dans le jour­na­lisme, la ques­tion des pro­por­tions est essen­tielle. Autre­ment l’i­mage com­mu­nique des infor­ma­tions fausses.

À Cluj aus­si les gens sont friands de la presse. Les mêmes queues devant les kiosques, mais les jour­naux sont ven­dus libre­ment un peu par­tout, dans les halls des théâtres, dans la rue, dans les gares. Les anciens jour­naux du par­ti changent vite leur titre, on leur colle le mot « libre » pour s’a­dap­ter aux besoins du moment. Mais les rédac­teurs res­tent, à Buca­rest comme en pro­vince, les mêmes. D’où la langue de bois des articles : la déma­go­gie natio­nale rem­place la déma­go­gie com­mu­niste. Pro­li­fé­ra­tion de la presse d’o­pi­nion au détri­ment de la presse d’in­for­ma­tion, des faits et des argu­ments. Le nom de Ceau­ses­cu est écrit sans capi­tale, sa per­sonne est dia­bo­li­sée ; signe aber­rant d’un chan­ge­ment de pôle. La dia­bo­li­sa­tion a eu des échos même en Hon­grie : j’ai vu à Buda­pest les affiches d’un opé­ra rock inti­tu­lé « Dra­cu­la », avec, au centre, le por­trait à l’encre rouge du dic­ta­teur rou­main. Par­mi les images de la télé­vi­sion rou­maine envoyées par satel­lite dès le 22 décembre, quelques prises de vues aux alen­tours de Sibiu. Sur le mur d’un bâti­ment offi­ciel une affiche écrite à la main expose les doléances des émeu­tiers : le nom de Ceau­ses­cu doit être rayé de tous les livres d’his­toire, de l’Histoire.

La pro­li­fé­ra­tion de la presse indé­pen­dante est un phé­no­mène com­mun à tous les pays de l’Est. Mais il n’est pas durable. Les contraintes éco­no­miques arri­ve­ront vite à réduire le nombre des pério­diques ou à chan­ger l’é­qui­libre entre la presse d’in­for­ma­tion, celle d’o­pi­nion, celle de diver­tis­se­ment et de consom­ma­tion. Le gou­ver­ne­ment de Roman et d’I­lies­cu détient le mono­pole de l’in­dus­trie gra­phique, de la pro­duc­tion de papier, il contrôle les prix. Sans une indé­pen­dance réelle, la presse libre sera vite étouf­fée, car ce gou­ver­ne­ment n’aime pas la liber­té de la presse. D’ailleurs, quel est le gou­ver­ne­ment qui aime vrai­ment cette liber­té ? La guerre du Golfe qui bat son plein au moment où je tape mon article le prouve. La rai­son d’É­tat est plus forte, la cen­sure, sous pré­texte d’empêcher l’en­ne­mi d’ac­cé­der aux infor­ma­tions secrètes, s’ins­talle avec le consen­te­ment des jour­na­listes et de la population.

J’at­tire l’at­ten­tion de mes confrères rou­mains sur le dan­ger de la cen­sure éco­no­mique, sur leur dépen­dance à l’é­gard des sub­ven­tions de l’É­tat, sur la néces­si­té de s’or­ga­ni­ser en entre­prises de presse, pour se pré­pa­rer à un futur incer­tain, où l’au­to­ri­ta­risme, enfant de la crise éco­no­mique et de la pénu­rie pré­vi­sible, fera sur­face. Les jour­na­listes indé­pen­dants vivent encore l’eu­pho­rie de la libre parole. Les autres, plus réa­listes, plus souples, plus mouillés avec l’an­cien régime aus­si, changent len­te­ment de style. Ils se met­tront vite au ser­vice du pou­voir, lan­ce­ront des signaux vers les plus forts pour obte­nir leur pro­tec­tion et évi­te­ront ain­si de perdre les sub­ven­tions. À Cluj, dès fin février, l’an­cienne presse du par­ti devient la presse offi­cieuse du Front du salut national.

Doï­na Cor­nea, la dis­si­dente qui a eu le cou­rage d’af­fron­ter le dic­ta­teur, est main­te­nant trai­tée de vieille mégère par cette presse assu­jet­tie, on lui colle les plus invrai­sem­blables his­toires, évi­dem­ment incon­trô­lables, depuis qu’elle a quit­té le Conseil du Front pour pro­tes­ter contre sa trans­for­ma­tion en par­ti poli­tique, contrai­re­ment aux pro­messes ini­tiales de ses diri­geants. La calom­nie est de rigueur aus­si à l’en­contre des diri­geants des par­tis d’op­po­si­tion. La vic­time la plus en vue est Cor­ne­liu Copo­su, pré­sident du Par­ti natio­nal pay­san. Il a pas­sé des décen­nies dans les pri­sons com­mu­nistes et fai­sait par­tie, déjà avant la chute du dic­ta­teur, de ceux qui essayaient d’or­ga­ni­ser la résis­tance politique.

Les lèche-culs l’ac­cusent de vou­loir vendre le pays aux étran­gers, de vou­loir ache­ter les élec­teurs avec des devises, de mécon­naître le pays car il a pas­sé son temps à l’é­tran­ger, d’a­voir bien « bouf­fé » au moment où les autres, c’est-à-dire Ilies­cu et com­pa­gnie, subis­saient les mêmes sévices que le peuple affa­mé par Ceau­ses­cu, etc. Il est impos­sible de lut­ter contre les rumeurs ain­si lan­cées par la presse, dans un pays qui a vécu pen­dant des décen­nies sous le régime de la dés­in­for­ma­tion et des rumeurs, qui n’a aucune idée de ce qu’est le fonc­tion­ne­ment réel du mar­ché libre. D’ailleurs, la tra­di­tion orale est tou­jours forte chez nous.

Dans les vil­lages nous ren­con­trons des gens qui col­portent les mêmes rumeurs en décla­rant déte­nir leurs infor­ma­tions de sources fiables ou de les avoir véri­fiées per­son­nel­le­ment. On nous accuse à un moment don­né d’être des agents de Copo­su, envoyés pour orga­ni­ser sa cam­pagne électorale.

L’in­dé­pen­dance éco­no­mique et tech­no­lo­gique de la presse reste à conqué­rir. Quand le pou­voir d’a­chat des lec­teurs sera en baisse, la culture, la lit­té­ra­ture et la presse seront les pre­mières atteintes. La ges­tion de la presse reste énig­ma­tique pour la plu­part de mes confrères. Ils attendent encore des sub­ven­tions de la part de l’É­tat, qui doit être aux petits soins de la culture. Pour­tant ils se déclarent les adeptes incon­di­tion­nels du libé­ra­lisme éco­no­mique, de la libre entreprise.

Les lec­teurs sont de plus en plus sélec­tifs main­te­nant. Ils réagissent en ache­teurs, en quête de consen­sus. Ils lisent la presse qui confirme leurs opi­nions et ils lisent l’autre presse sans vrai­ment prendre au sérieux les argu­ments et les faits. Par­tout dans le pays je ren­contre des gens qui lisent tou­jours l’an­cienne presse offi­cielle, pour des rai­sons bien pré­cises : le quo­ti­dien Scîn­teia, offi­ciel du comi­té cen­tral du Par­ti, était dif­fu­sé par abon­ne­ment obli­ga­toire chez les employés et les tra­vailleurs. Après le chan­ge­ment de son titre en Ade­va­rul (curieuse option pour un titre, la Véri­té, qui rap­pelle aux Rou­mains celui du quo­ti­dien du par­ti com­mu­niste sovié­tique, la Prav­da), les anciens abon­nés conti­nue­ront à rece­voir leur quo­ti­dien « pré­fé­ré ». Cette situa­tion n’est pas sans rap­port avec les résul­tats des élec­tions de mai 1990 et avec la mani­pu­la­tion effi­cace de l’o­pi­nion publique rou­maine, avant et après les élec­tions. Ade­va­rul sera le sup­port idéal pour com­mu­ni­quer avec ses anciens lec­teurs, cette fois avec un plus de cré­di­bi­li­té, trom­peuse certes mais ras­su­rante. Les réformes à tâtons pro­po­sées par le Front seront faci­le­ment accep­tées, par rap­port à celles envi­sa­gées par les par­tis d’op­po­si­tion, plus radi­cales et heur­tant la com­mo­di­té des tra­vailleurs et de la petite-bour­geoise urbaine, péri-urbaine ou rurale. Je suis sûr que les gens vote­ront Ilies­cu, car son atti­tude pater­na­liste est ras­su­rante, et que le FSN gagne­ra au moins 70 % de l’é­lec­to­rat, pour ces mêmes rai­sons. Je par­tage ces pro­nos­tics avec mon ami C.K., qui res­te­ra mon témoin en ce qui concerne les pré­vi­sions élec­to­rales. Toutes nos enquêtes, socio­lo­gi­que­ment approxi­ma­tives, bien que réa­li­sées avec une cer­taine rigueur par rap­port au jour­na­lisme, nous poussent vers les mêmes conclusions.

À Cluj, nous sommes aus­si les témoins de la qua­ran­tième jour­née d’une grève de la faim décla­rée par un jeune tech­ni­cien pour pro­tes­ter contre le main­tien à leur poste des anciens diri­geants com­mu­nistes cor­rom­pus dans l’en­tre­prise où il tra­vaille. Pour avoir fait publi­que­ment part de ses opi­nions, à la télé­vi­sion de Buca­rest, la direc­tion de l’en­tre­prise l’a mis à la porte dès son retour, après une réunion bien pré­pa­rée, dans le style de l’an­cien régime. À part les membres de l’As­so­cia­tion des anciens déte­nus poli­tiques, per­sonne ne s’in­té­resse aux reven­di­ca­tions du gré­viste de la faim. Les choses sont vite ren­trées dans l’ordre, les gens n’aiment pas ris­quer leur emploi, leur bien-être, pour des prin­cipes, mêmes si des enquêtes mon­tre­ront que, en prin­cipe, ils dési­rent l’é­vic­tion des anciens chefs. Mais le quo­ti­dien ins­taure son calme apparent.

L’ar­rière-pays est plus conser­va­teur, l’i­ner­tie du sys­tème plus forte. C’est nor­mal. Des struc­tures qui, à Buca­rest, sont en cours d’être réfor­mées, résistent ici sur la base du copi­nage et de la men­ta­li­té cla­nique. Dans le pays, un chan­ge­ment de géné­ra­tions est en cours. Des membres plus com­pé­tents, appar­te­nant aux jeunes géné­ra­tions de tech­no­crates, rem­pla­ce­ront les appa­rat­chiks qui se sont his­sés à de hautes fonc­tions grâce à leur déma­go­gie et non à leur savoir-faire.

À l’heure où je rédige ces notes, la Rou­ma­nie est deve­nue un pays dif­fi­ci­le­ment gou­ver­nable. Je ne pense pas aux mani­fes­ta­tions de rue, qui se font de plus en plus rares. Il s’a­git plu­tôt de la dis­ci­pline du tra­vail, de la baisse inquié­tante de la pro­duc­ti­vi­té, de l’am­pleur des dettes contrac­tées depuis décembre 1989 par le nou­veau gou­vernent, du manque d’éner­gie, du mau­vais fonc­tion­ne­ment de la logis­tique éco­no­mique et indus­trielle, des trans­ports désor­ga­ni­sés et du taux d’é­mi­gra­tion qui atteint un seuil dra­ma­tique. C’est la plus impor­tante perte de matière grise que la Rou­ma­nie ait subie depuis son exis­tence éta­tique moderne, c’est-à-dire depuis 1919.

Le réfor­misme tem­pé­ré du gou­ver­ne­ment issu des élec­tions enfonce le pays dans le marasme éco­no­mique. Je ne m’at­tar­de­rai pas ici sur la peur qui s’est ins­tal­lée de nou­veau dans la tête des gens, à la suite des incur­sions répres­sives des mineurs convo­qués par le pré­sident Ilies­cu à plu­sieurs reprises non seule­ment pour sau­ve­gar­der son pou­voir contre des ten­ta­tives ima­gi­naires de coup d’É­tat de droite, mais aus­si pour empê­cher la libre expres­sion de l’op­po­si­tion. Une oppo­si­tion qui n’é­tait pas celle des par­tis poli­tiques consti­tués, mais de la popu­la­tion poli­ti­que­ment dyna­mique des grandes villes : les jeunes, les étu­diants, les intel­lec­tuels démo­crates. Mal­heu­reu­se­ment, ces couches sont socia­le­ment instables, sans grande cohé­rence poli­tique quand il s’a­git de pro­po­ser des pro­jets de réformes. Elles savent s’op­po­ser mais sont divi­sées quant aux actions posi­tives sans les­quelles aucun pro­jet poli­tique ne prend contour. La len­teur de l’im­plan­ta­tion de l’Al­liance civique, for­ma­tion nou­vel­le­ment consti­tuée pour ras­sem­bler l’op­po­si­tion en dehors des par­tis, ain­si que sa capa­ci­té de mobi­li­ser les masses res­tent faibles.

L’Al­liance civique se pré­sente, pro­ba­ble­ment pour des rai­sons tac­tiques, comme une orga­ni­sa­tion sans carac­tère de par­ti. Elle devra pour­tant dépas­ser ce stade au moment où les élec­tions futures deman­de­ront aux citoyens des options fermes. La construc­tion ins­ti­tu­tion­nelle reste à faire. Puis, les mino­ri­tés se trouvent dans l’ex­pec­ta­tive. Sans elles aucune action sociale effi­cace n’est possible.

La sor­tie de la crise, et non seule­ment pour la Rou­ma­nie, peut être réa­li­sée par trois forces, dont deux au moins sont ins­ti­tu­tion­nel­le­ment consti­tuées : la tech­no­cra­tie, l’ar­mée et la police « poli­tique », héri­tière chez nous de l’ap­pa­reil et du savoir-faire de la Secu­ri­tate. Il faut le dire, la Secu­ri­tate n’é­tait pas seule­ment un appa­reil de répres­sion au ser­vice du pou­voir, mais aus­si un corps d’é­lite recru­té dans toutes les caté­go­ries socio-pro­fes­sion­nelles. Mettre les com­pé­tences de ces membres au ser­vice de la réforme serait rai­son­nable et sou­hai­table non seule­ment dans l’in­té­rêt col­lec­tif mais aus­si dans l’in­té­rêt du groupe, car le suc­cès de la réforme est la condi­tion obli­ga­toire pour eux d’at­teindre le stan­ding de leurs dési­rs. Le même rai­son­ne­ment pour­ra s’ap­pli­quer aux autres forces. Le dan­ger consiste soit dans l’ap­pli­ca­tion des réformes sans par­ti­ci­pa­tion des masses et sans pré­pa­ra­tion poli­tique, avec des moyens auto­ri­taires, soit dans leur per­pé­tuel ajour­ne­ment dans la pers­pec­tive du main­tien des pri­vi­lèges actuels, d’ailleurs si minces, des mêmes couches. L’al­liance entre la tech­no­cra­tie civile et la tech­no­cra­tie mili­taire peut engen­drer aus­si bien une dic­ta­ture mili­taire qu’un réfor­misme dyna­mique. Tout dépend de ceux qui détiennent vrai­ment le pou­voir. Notre ana­lyse peut sem­bler cynique. Les alliances civiques n’au­ront aucune chance de poli­ti­ser la crise sans réa­li­ser des alliances tac­tiques et stra­té­giques avec les forces réelles. La socié­té civile peut encore détour­ner ces forces de la ten­ta­tion de putsch, à condi­tion de leur pro­po­ser d’a­gir conjoin­te­ment, de les assu­rer qu’elles ne per­dront pas leurs pri­vi­lèges, mais, au contraire, qu’elles ont tout à gagner d’une telle alliance poli­tique. Les intel­lec­tuels regrou­pés dans l’Al­liance civique devront mener à bien ce contrat social pour démon­trer qu’ils ont acquis le savoir-faire et la ruse poli­tiques. Par un effet per­vers, cette alliance « contre-nature » sera sal­va­trice pour l’en­semble de la socié­té, elle pour­ra affai­blir l’ac­tion des forces irra­tion­nelles du tri­ba­lisme qui animent l’é­lec­to­rat rou­main. Ces forces sont incon­trô­lables et nous mènent à des confron­ta­tions qui frôlent la guerre civile.

L’op­po­si­tion morale peut agir à condi­tion de béné­fi­cier du fac­teur temps, or la socié­té rou­maine a besoin de solu­tions appli­cables dès maintenant.

L’Eu­rope, je le pense, se trouve au bout d’un che­min : la men­ta­li­té tri­bale vient de res­sus­ci­ter avec force mais, en même temps, elle est en train d’é­pui­ser son poten­tiel. On appelle cette men­ta­li­té : natio­na­lisme, popu­lisme, nazisme, natio­nal-com­mu­nisme. C’est dans le champ de l’i­ma­gi­naire social que la crise trouve ses res­sources ain­si que ses solu­tions. La crise que l’Eu­rope vient de vivre est la crise du pro­jet social. Pile ou face, envers ou endroit, capi­ta­lisme ou socia­lisme ? La troi­sième voie, per­sonne ne peut l’i­ma­gi­ner. Com­ment choi­sir entre une vieille machine qui fonc­tionne et une autre, inven­tée par des appren­tis sor­ciers, qui vient de s’ef­fon­drer avec fra­cas ? Au moins, la pre­mière donne l’im­pres­sion d’une cer­taine fia­bi­li­té. Faute de quoi, les déçus pour­ront cares­ser l’es­poir de sur­vivre comme simples témoins.

Quand la cité céleste, une fois de plus des­cen­due sur Terre, a dévoi­lé son visage infer­nal, doit-on renon­cer à l’es­pé­rance qu’un jour sa construc­tion sera pos­sible ? L’é­crou­le­ment de la civi­tas ter­re­nis, avec ses camps de concen­tra­tion, avec le tra­vail qui rend libre (macht frei), avec le bon­heur d’être dupe, de se sou­mettre, de recon­naître ses fautes, de lais­ser aux chefs la charge de pen­ser, ne peut pas nous rendre libres. Cette liber­té est dif­fi­ci­le­ment sup­por­table pour la plus part des gens. Que faire ? Les solu­tions se trouvent dans l’i­ma­gi­naire. Le pas­sage de l’i­ma­gi­naire à l’acte est violent.

Dan Culcer
[Tra­duit du rou­main par Ioa­na Culcer.] 

  • 1
    Écri­vain rou­main appar­te­nant à une grande famille de boyards, Dini­cu Goles­cu (1777 – 1830) est l’au­teur d’un ouvrage inti­tu­lé Insem­nare a cala­to­riei mele [notes de mon voyage] où il pré­sente l’Oc­ci­dent aux Rou­mains d’une manière didac­tique. Son livre est le miroir où la socié­té rou­maine se reflète à tra­vers l’Occident.
  • 2
    Une étude com­plète à ce sujet, le livre de Toth Sàn­dor, Jelen­tés Erdé­lyböl [rap­port de Tran­syl­va­nie], écrit en 1987, a été publiée en hon­grois à Paris en 1989 dans Magyar Fuze­tek [cahiers hon­grois] n°3. Elle pré­sente, à mon avis, deux défauts : celui d’i­gno­rer les phé­no­mènes sem­blables de l’Eu­rope de l’Est et celui de ne pas ana­ly­ser les acquis cultu­rels de la mino­ri­té hon­groise en Tran­syl­va­nie en tant que pri­vi­lèges, dans le contexte poli­tique de l’a­près-guerre et du stalinisme.

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