La Presse Anarchiste

La stabilisation monétaire

La crise sans pré­cé­dent que tra­verse la France depuis la guerre est bien près d’at­teindre son maxi­mum d’in­ten­si­té. Huit ministres des Finances se sont suc­cé­dés au cours des deux der­nières années, sans appor­ter la moindre solu­tion à une situa­tion abso­lu­ment désespérée.

Les doc­trines et les hommes qui les repré­sentent se sont affron­tés au Par­le­ment sans aucun suc­cès et il ne semble pas que la crise approche de sou terme pour cela. Bien au contraire. Les récents débats qui viennent de se ter­mi­ner à la Chambre, qui virent le gou­ver­ne­ment triom­pher avec une majo­ri­té pré­caire de 22 voix, ont fait res­sor­tir plus que jamais la gra­vi­té de la situa­tion finan­cière, moné­taire, éco­no­mique, poli­tique et sociale.

Il fal­lait, affir­maient les augures, pla­cer le débat au-des­sus de la poli­tique, lui trou­ver une solu­tion tech­nique et natio­nale a la fois. C’est pour cela que le gou­ver­ne­ment consti­tua un Comi­té d’ex­perts financiers.

Après un mois d’ef­forts, ce Comi­té dépo­sa un rap­port, un plan com­plet, dont M. Caillaux adop­ta les conclu­sions géné­rales, se réser­vant, disait-il, d’y appor­ter quelques, modi­fi­ca­tions de détail.

En prin­cipe, un tel plan eut dû ren­con­trer l’adhé­sion géné­rale. Or, que vîmes-nous ? Ceux-là mêmes qui auraient dû l’ac­cep­ter, c’est-à-dire la droite, le centre-droit, le reje­tèrent d’ac­cord en cela avec les socia­listes, les com­mu­nistes et cer­tains radi­caux. En somme, on peut dire que le plan des experts basé sur la rati­fi­ca­tion des accords Mel­lon-Béran­ger et les ouver­tures de cré­dit exté­rieurs ne tient plus. Et, mal­gré son suc­cès à Londres — qui doit nous coû­ter cher — Caillaux ne pour­ra plus faire triom­pher ce plan tech­nique (?!) auquel il se raccroche.

Quoi qu’il en soit, le pro­blème est aujourd’­hui posé dans toute sa net­te­té. On sait enfin que c’est de sta­bi­li­sa­tion du franc qu’il s’a­git. On consi­dère que cette opé­ra­tion est essen­tielle, que de son suc­cès dépend la solu­tion de toute la crise, le rééqui­libre de l’É­tat, du Com­merce, de l’In­dus­trie, de toutes les entre­prises privées.

À prio­ri, per­sonne ne peut être contre la sta­bi­li­sa­tion. Là n’est pas la ques­tion. Le tout est de savoir si la sta­bi­li­sa­tion est pos­sible et com­ment. Et c’est une autre affaire. Je ne décom­po­se­rai pas les phases de la sta­bi­li­sa­tion : pré-sta­bi­li­sa­tion, sta­bi­li­sa­tion de fait, sta­bi­li­sa­tion légale. La pre­mière condi­tion de réus­site, avant la pré-sta­bi­li­sa­tion, c’est d’ar­rê­ter la chute du franc. Le reste ne pour­ra être envi­sa­gé que si cette baisse conti­nue de la devise peut être arrê­tée, frei­née défi­ni­ti­ve­ment. Le reste du pro­blème ne doit être exa­mi­né qu’en cas de succès.

Voyons si cela est pos­sible et à quelles conditions.

* * * *

À mon point,de vue les condi­tions essen­tielles d’une sta­bi­li­sa­tion réelle sont les suivantes :

1° Un bud­get en équi­li­bré et com­pre­nant toutes les, dépenses de l’exercice ;

2° Une balance com­mer­ciale favorable ;

3° Une masse de manœuvre suffisante ;

4° Un gou­ver­ne­ment com­plè­te­ment maitre de son action.

Ce ne sont, bien enten­du, que des condi­tions indis­pen­sables. Il y en a d’autres, moins impor­tantes, mais non négligeables.

Cepen­dant, pour la clar­té de ma démons­tra­tion, je m’en tien­drai à celles que j’é­nu­mère ci-des­sus, Je les consi­dère, d’ailleurs, comme « sine qua non ».

Exa­mi­nons, main­te­nant, les points ci-dessus.

1° Un bud­get en équi­li­bré et com­pre­nant toutes les, dépenses de l’exer­cice — Le bud­get n’est en équi­libre que sur le papier. C’est en 1925 que le chiffre des dépenses et des recettes a été arrê­té, alors que le cours de la livre était aux envi­rons de 100 francs. La rati­fi­ca­tion du bud­get en avril 1926 ne peut chan­ger ces éva­lua­tions. Elle ne sau­rait modi­fier le chiffre des dépenses recon­nues néces­saires à cette époque. Elles sont donc, ces dépenses, immuables. C’est de 37 mil­liards à 100 francs la livre que l’É­tat avait besoin. Il convient, pour qu’il y ait équi­libre, que le gou­ver­ne­ment dis­pose d’une somme repré­sen­tant la même puis­sance d’a­chat que ces 37 mil­liards de francs papier à 100 francs pour une livre. Per­sonne ne peut donc contes­ter que si les dépenses sont res­tées inva­riables dans leur éva­lua­tion-or, les recettes, qui se pro­duisent, elles, au cours du change ont consi­dé­ra­ble­ment varié.

Quelle que soit la pari­té éco­no­mique de la livre, qui est cer­tai­ne­ment supé­rieure au change, il est cepen­dant cer­tain que l’é­cart des prix inté­rieurs et des prix mon­diaux dimi­nue chaque jour. Chif­frons cette pari­té à 150 francs, sans tenir compte des cours actuels de 190 et 195, afin de ne pas pous­ser le tableau au noir.

Immé­dia­te­ment, un point très grave se pose :

De deux choses l’une : ou les 37 mil­liards de recettes à 150 francs la livre ne peuvent cou­vrir les dépenses à 100 francs la livre, ou il faut réduire les dépenses dans la mesure même du défi­cit consta­té. C’est la pre­mière condition.

Dans les deux cas, les deux opé­ra­tions sui­vantes s’imposent :

1° Pour cou­vrir 37 mil­liards de dépenses à 100 fr. pour une livre, il fau­dra, au cours de 150 francs la livre 37 x 150 : 100 = 55 mil­liards 500 mil­lions de recettes. On peut donc dire que le bud­get pré­sente un défi­cit théo­rique de 55,5 — 37 = 18 mil­liards 500 mil­lions. Admet­tons, pra­ti­que­ment, que les recettes effec­tuées à des taux infé­rieurs à 150, mais tou­jours supé­rieurs à 100, aient réduit ce défi­cit de 5 mil­liards — chiffre fort — on est obli­gé de conclure que, pra­ti­que­ment, réel­le­ment, le bud­get, chif­fré à 37 mil­liards, pré­sente un défi­cit de 18,5 — 5 = 13 mil­liards et demi.

2° Si vous accep­tez le sys­tème de la com­pres­sion, afin de réduire le défi­cit, vous devrez réduire vos dépenses d’une somme du même ordre de gran­deur, sur le cours de 100 francs la livre bien entendu.

Vous obte­nez alors, cette réduc­tion faite, un bud­get des dépenses de 37 — 13,5 = 23,5 mil­liards, à 100 francs la livre.

Cette somme de 23,5 mil­liards repré­sente en fait la véri­table puis­sance d’a­chat des 37 mil­liards de recettes envi­sa­gées ou ren­trées au cours de 150 francs, pari­té éco­no­mique inté­rieure de la livre.

Cette réduc­tion est-elle pos­sible ? C’est ce qu’il faut, sur le champ, examiner.

Le bud­get comprend :

22 mil­liards pour le ser­vice de la dette inté­rieure, chiffre inva­riable qui, au cours de 150 ne repré­sente plus que 22 x 100 : 150 = 14 mil­liards 666 mil­lions à 100 francs la livre ;

5 mil­liards pour le bud­get de la guerre et de la marine, chiffre variable celui-ci que j’ac­cepte cepen­dant de prendre comme tel.

Ces deux postes seuls donnent 20 mil­liards en chiffres ronds. Il reste donc pour faire face à toutes les autres dépenses de l’É­tat 23,5 — 20 = 3 mil­liards 500 millions.

Est-ce pos­sible ? Non. Et on doit conclure qu’à peu de chose près les dépenses pré­vues sont néces­saires et incompressibles.

Main­te­nant, une deuxième ques­tion se pose. Le bud­get de 1926 contient-il au moins toutes les dépenses de l’exer­cice ? Voyons cela.

Les dépenses de la dette anglo-amé­ri­caine : 4 mil­liards au moins, tous mora­toires com­pris ; les frais de la guerre du Maroc et de l’ex­pé­di­tion de Syrie, envi­ron 3 mil­liards ; les aug­men­ta­tions de salaires des fonc­tion­naires : 1 mil­liard, selon M. Caillaux ; soit, ensemble, 8 mil­liards. Sont-elles com­prises dans le bud­get géné­ral ? Non.

Il convien­dra de les faire figu­rer au bud­get-annexe, dont les recettes envi­sa­gées par M. Caillaux seront de 2 mil­liards, ce qui lais­se­ra un défi­cit réel de 6 mil­liards.

Réca­pi­tu­lons :

1° Défi­cit de 13 mil­liards et demi sur le bud­get. Général ;

2° Défi­cit de 6 mil­liards sur le bud­get annexe.

Soit un défi­cit réel de 19 mil­liards et demi au cours éco­no­mique de 150 francs la livre.

Ce sont là des choses que le monde finan­cier connaît et que M. Wins­ton Chur­chill a dites crû­ment à M. Péret.

La grosse erreur du Par­le­ment fut de n’a­voir pas uti­li­sé une mesure fixe d’é­va­lua­tion pour l’é­ta­blis­se­ment du bud­get des recettes et de celui des dépenses. Si cette éva­lua­tion avait été faite avec cette mesure fixe qu’est, en ce moment, le dol­lar, devise-or par excel­lence, nous sau­rions exac­te­ment où nous en sommes et le super-défi­cit que je signale appa­rai­trait clai­re­ment. Le pou­vait-on ? C’est une autre affaire.

2° Une balance com­mer­ciale favo­rable — Mal­gré toutes les sta­tis­tiques qu’on veut faire appa­raître comme favo­rables, cha­cun sait que la balance com­mer­ciale des quatre pre­miers mois de 1926 pré­sente, sur les mois cor­res­pon­dants de 1925, un défi­cit de 4 mil­liards, soit un mil­liard par mois, 12 mil­liards par an (chiffre très faible).

Il en sera tou­jours ain­si tant qu’on per­sis­te­ra à éva­luer les impor­ta­tions et expor­ta­tions en francs-papier au lieu de les éva­luer en dol­lars. Com­pa­rer des francs-papier au cours de 78, 80 ou 100 en 1925 avec des francs-papier à 130, 150 ou 200 en 1926 est une héré­sie. par de tels pro­cé­dés, on aveugle les igno­rants, mais on ne prouve pas —. et loin s’en faut — l’é­qui­libre d’une balance.

3° Une masse de manœuvre suf­fi­sante — Pour battre en brèche, avec suc­cès, l’ac­tion de la spé­cu­la­tion, de la finance inter­na­tio­nale et, aus­si, des défen­seurs des autres changes ava­riés, il faut dis­po­ser d’une masse de manœuvre capable de résor­ber tous les francs qui sont à l’é­tran­ger. Ces francs consti­tuent l’es­sen­tiel de le masse de manœuvre adverse, celle des cam­bistes étran­gers qui, jus­qu’a­lors, grâce à ces francs, n’ont pas enga­gé un dol­lar ou une livre de leur avoir propre.

La pre­mière chose à fixer, c’est l’im­por­tance de cette masse. Elle est, par défi­ni­tion, égale au mon­tant des capi­taux fran­çais éva­dés. Or, d’a­près l’Infor­ma­tion du 9 juillet, le mon­tant des éva­sions est de 30 mil­liards de francs-or, soit envi­ron 220 mil­liards de francs-papier. Per­sonne ne peut contes­ter que ces 220 mil­liards de francs-papier sont de la sub­stance fran­çaise. Que ce soit en titres, en bons de la Défense, en argent. en billets, en bijoux, en tout ce qu’on vou­dra, ces 220 mil­liards sont dehors, réa­li­sables, par­tiel­le­ment ou tota­le­ment, à dis­cré­tion, par les adver­saires du franc, en livres, en dol­lars, en lires, en flo­rins, en marks et, aus­si, en francs, à nou­veau, si on le désire.

En face de cette masse énorme de 220 mil­liards-papier, que peut-on opposer ?

L’en­caisse métal­lique de la Banque de France — 5 mil­liards-or (dont il convient de déduire, en ce moment, 1 mil­liard 300 mil­lions-or en garan­tie en Angle­terre), soit 27 mil­liards-papier environ.

Le moment semble venu, pour moi, de poser la ques­tion suivante :

Par quels moyens tech­niques peut-on, dis­po­sant d’une masse de manœuvre de 27 mil­liards-papier, arrê­ter l’ef­fort spé­cu­la­tif et l’of­fen­sive conti­nue d’une masse de 220 mil­liards qui nargue votre action et gri­gnote chaque jour votre propre masse ?

En y adjoi­gnant des cré­dits amé­ri­cains et anglais, dit-on ? Nous ver­rons plus tard ce que vaut cet argument.

Peut-on enga­ger l’en­caisse métal­lique de la Banque de France ? Ceci est encore déli­cat. En prin­cipe, non, puisque l’en­caisse métal­lique est la garan­tie (par­tielle) des billets en cir­cu­la­tion. Et il est fort pos­sible, si on s’en­ga­geait dans cette voie, que l’or de la Banque aille rejoindre rapi­de­ment les capi­taux éva­dés, dévo­ré qu’il serait par l’ef­fort des cam­bistes internationaux.

Pra­ti­que­ment, il pour­rait être enga­gé, si cer­taines condi­tions étaient rem­plies, si on avait la cer­ti­tude que le seul fait de mobi­li­ser l’en­caisse-or ferait recu­ler la spé­cu­la­tion et l’of­fen­sive adverse. Mais a‑t-en cette cer­ti­tude ? Non. Il semble, au contraire, que l’ex­pé­rience aurait pour résul­tat de vider les coffres de la Banque, comme ce fut le cas, en 1923, pour la Reichsbank.

Pour que la chose devienne pos­sible, il fau­drait modi­fier radi­ca­le­ment les don­nées actuelles du pro­blème. Je ne crois pas qu’on le puisse.

Quant à la ren­trée des 220 mil­liards-papier — des 30 mil­liards-or — qui pour­rait seule per­mettre de ten­ter l’o­pé­ra­tion, j’en par­le­rai plus loin.

4° Un gou­ver­ne­ment com­plè­te­ment maitre de son action. — Le gou­ver­ne­ment fran­çais rem­plit-il cette condi­tion ? Peut-on dire que, depuis la confé­rence de Londres et l’ap­pli­ca­tion du plan Dawes, mais depuis bien plus long­temps en réa­li­té, le gou­ver­ne­ment est maître de ses actes ?

Pour cela, il fau­drait igno­rer que les ban­quiers détiennent direc­te­ment 25 mil­liards de bons de la Défense et qu’en­suite, par leurs conseils, par l’in­fluence qu’ils exercent sur leurs clients, ils sont indi­rec­te­ment maîtres de la totalité.

Il fau­drait encore ne pas savoir qu’ils dis­posent aus­si, en propre, dans leurs coffres, de 10 mil­liards de bons à court terme (1 ou 2 Mois, peu à 3 mois), que les 15 mil­liards de ces bons qui sont en cir­cu­la­tion n’é­chappent pas à leur action ; il fau­drait nier que ces banques, qui peuvent ou renou­ve­ler ces bons ou les faire rem­bour­ser à leur gré, peuvent aus­si, le jour qu’elles le vou­dront, mettre l’É­tat en faillite, si le gou­ver­ne­ment n’exé­cute pas leurs ordres, tous leurs ordres .

Par­ler, après cela, de la liber­té d’ac­tion du gou­ver­ne­ment est, je pense, superflu.

Réca­pi­tu­lons donc maintenant.

Consta­tons :

1° Que le bud­get de 1926 pré­sente un défi­cit réel de 19 mil­liards ½ (toutes dépense, de l’exer­cice com­prises) au cours éco­no­mique de 150 francs la livre.

2° Que la balance com­mer­ciale sera en défi­cit de 12 mil­liards au minimum.

3° Que la masse de manœuvre est insuf­fi­sante et peut être dévo­rée, sans obte­nir aucun résultat.

4° Que le gou­ver­ne­ment, finan­ciè­re­ment asser­vi, est pri­son­nier poli­ti­que­ment des forces d’argent.

Consé­quence :

Aucune des condi­tions essen­tielles n’é­tant réunie, la sta­bi­li­sa­tion réelle est impos­sible et les coups de frein inter­mit­tents, à carac­tère élec­to­rat ou par­le­men­taire, ne peuvent, sur les don­nées actuelles, évi­ter la chute irré­mé­diable du franc.

* * * *

Les moyens de ren­ver­ser un tel état de choses ont été à la por­tée du Car­tel des gauches. Il n’a pas eu le cou­rage de les uti­li­ser. D’autres, si cela est encore pos­sible, les met­tront en action.

Il convient, en effet, de faire d’ex­presses réserves, en rai­son des faits nou­veaux et impor­tants qui viennent de nous être révélés.

En pré­sence .de l’é­chec reten­tis­sant de la ten­ta­tive de sta­bi­li­sa­tion belge, il appa­raît que la confiance, la fameuse confiance chère à M. Boka­nows­ki, sera insuf­fi­sante pour assu­rer le suc­cès de l’en­tre­prise projetée.

En Bel­gique, on a consti­tué le minis­tère d’U­nion Natio­nale que réclame ici la réac­tion ; on ne fait plus de poli­tique, la com­merce de l’argent y est libre, il n’y a ni bor­de­reau de cou­pons, ni affi­da­vit, et In livre est à 225. C’est la panique, en dépit de tout cela.

Nous devons tenir compte aus­si que les Belges, mal­gré, tous ces élé­ments de confiance — les mêmes qu’on réclame ici — ne rapa­trient pas les devises-or qu’ils ont pla­cées à l’é­tran­ger ; qu’ils laissent s’ef­fon­drer le franc — qui n’est plus qu’un sou­ve­nir ― et que les tran­sac­tions s’o­pèrent main­te­nant en dol­lars ou en livres à l’in­té­rieur même du pays. Ceci indique que le franc belge est bien mort.

Le moment de par­ler des fameux cré­dits qui doivent rendre pos­sible la sta­bi­li­sa­tion me semble venu.

Les experts et Caillaux avec eux, nous répètent sur tous les tons que, seu1s, des cré­dits étran­gers peuvent per­mettre de sta­bi­li­ser le franc.

Une pre­mière consta­ta­tion s’im­pose. Le fait, pour le gou­ver­ne­ment fran­çais, de recou­rir aux prêts — quelle qu’en soit la forme — des gou­ver­ne­ments et finan­ciers anglais et amé­ri­cains, place le gou­ver­ne­ment fran­çais en pos­ture d’in­fé­rio­ri­té poli­ti­quez voi­sine du vas­se­lage. Il devra ― quoi qu’en disent nos augures — don­ner des gages, payer de lourds inté­rêts. Pri­son­nier de la finance natio­nale par les bons que celle-ci détient, il aban­don­ne­ra sa liber­té exté­rieure en emprun­tant à l’A­mé­rique et à l’Angleterre.

Mais, nous dit-on, le seul fait que l’An­gle­terre ait fait appel au concours de la Fede­ral Reserve Bank des États-Unis a suf­fi pour sta­bi­li­ser la livre et elle n’a même pas eu à uti­li­ser les cré­dits accordés.

L’ar­gu­ment serait sans réplique si d’autres expé­riences, plus récentes, ne venaient, nom­breuses déjà, infir­mer celle de l’Angleterre.

Les Belges, les Ita­liens, les Polo­nais ont ten­té la même opé­ra­tion. Non seule­ment le franc belge, la lire ita­lienne et le zlo­ty polo­nais ne se sont pas sta­bi­li­sés, mais les cré­dits sol­li­ci­tés pour leur défense sont dévo­rés en ce qui concerne la Bel­gique et la Pologne et sont sur le point de l’être pour l’Italie.

La ruine du franc belge, celle du zlo­ty sont consom­mées, celle de la lire, en dépit d’un gou­ver­ne­ment fort, dis­po­sant des pleins pou­voirs, pres­cri­vant res­tric­tions sur res­tric­tions, se pour­suit.. Il n’y a aucun doute qu’elle ne devienne, elle aus­si, comme celle du franc fran­çais, définitive.

Quelle est la ran­çon d’une telle opération ?

Les Polo­nais ont dû céder leurs mono­poles, enga­ger leurs entre­prises pri­vées ; les Belges ont dit accep­ter la pré­sence au sein du Conseil des ministres d’un repré­sen­tant des banques anglaises ; ils ont été obli­gés de céder 2 mil­liards d’ac­tions des mines de cuivre du Congo ; demain, ils devront don­ner leurs che­mins de fer en gages, s’ils veulent conti­nuer à être « secou­rus ». Quant à l’I­ta­lie, la « com­mer­cia­li­sa­tion » d’une par­tie de sa dette en a fait le « Por­tu­gal » de l’A­mé­rique. Ce n’est pas Mus­so­li­ni qui com­mande en Ita­lie, c’est Morgan.

Ceci fait appa­raître la sta­bi­li­sa­tion sous deux jours nouveaux :

Il est deve­nu, patent que les devises belge et fran­çaise sont deve­nues soli­daires, que la défense de l’une d’entre elles affai­blit les autres et qu’en consé­quence, il n’y a plus de sta­bi­li­sa­tion pos­sible dans le cadre national.

Seule, une opé­ra­tion d’ordre inter­na­tio­nal peut per­mettre de rame­ner au pair les mon­naies dépré­ciées. Il est de plus en plus évident que le suc­cès est subor­don­né aux condi­tions sui­vantes : annu­la­tion des dettes exté­rieures, conver­sion des dettes inté­rieures dans chaque pays, adop­tion d’un éta­lon moné­taire inter­na­tio­nal.

C’est vrai­sem­bla­ble­ment là. qu’on en arri­ve­ra. Mais pas tout de suite.

Toutes les solu­tions pro­po­sées par les experts, le gou­ver­ne­ment, le par­ti socia­liste, les groupes de droite, ne peuvent per­mettre de sta­bi­li­ser. Ce ne sont que des solu­tions par­tielles, frag­men­taires, ou dépas­sées par les évé­ne­ments et, par consé­quent, inapplicables.

J’ai dit plus haut ce que je pen­sais du plan des experts et du gou­ver­ne­ment, j’ai éga­le­ment expo­sé que celui de la droite appli­qué au maxi­mum en Bel­gique, en Ita­lie, en Pologne, avec les moyens récla­més ici, ne pou­vait don­ner aucun résultat.

Il me reste à exa­mi­ner le pré­lè­ve­ment sur le capi­tal qui consti­tue le plan socia­liste. Pour une fois, je suis d’ac­cord avec M. Caillaux pour recon­naître que ne seront « vic­times » du pré­lè­ve­ment que ceux qui n’ont pu mettre leur avoir en sûre­té. Mais j’y ajoute une autre, deux consi­dé­ra­tions, plu­tôt. Ce sont celles-ci :

1° Les arti­sans, com­mer­çants, indus­triels, ren­tiers, qui ne pos­sè­de­ront pas le dis­po­nible liquide néces­saire, devront s’a­dres­ser à des banques hypo­thé­caires qui leur consen­ti­ront des prêts à des taux éle­vés. On m’a affir­mé que tout était pré­vu pour leur fonc­tion­ne­ment. Que cette opé­ra­tion, éten­due à tout le pays, doit per­mettre à quelques gros ban­quiers de ramas­ser. des for­tunes colos­sales ; elle risque de rui­ner les mal­heu­reux qui devront pas­ser sous les fourches cau­dines de l’Argent.

2° Pour pou­voir payer le mon­tant du pré­lè­ve­ment qui, à 10%, cor­res­pond actuel­le­ment à l’ordre de gran­deur de 180 à 200 mil­liards, il fau­dra une somme énorme de billets qui ne sont pas en cir­cu­la­tion, que les Banques devront deman­der au gou­ver­ne­ment. Et l’é­mis­sion de ces billets entraî­ne­ra auto­ma­ti­que­ment l’in­fla­tion qui ren­dra vaine toute ten­ta­tive de stabilisation.

M. Caillaux a donc, sur ce point, rai­son lors­qu’il dit que le plan socia­liste « sue l’in­fla­tion » — comme celui des experts d’ailleurs — et que ce seront tou­jours les mêmes qui paie­ront. C’est l’é­vi­dence même. Pra­ti­qué en 192021, le pré­lè­ve­ment — que les capi­ta­listes auraient presque tous accep­té à cette époque — était sus­cep­tible de don­ner des résul­tats. Aujourd’­hui, il est trop tard. L’heure de son appli­ca­tion est pas­sée, même si le consen­te­ment de tous était acquis, ce qui n’est pas. Qu’on ne parle pas non plus du pré­lè­ve­ment par tranches, il est sans effi­ca­ci­té. Il serait dévo­ré au fur et à mesure.

Quant à la solu­tion com­mu­niste qui s’ex­prime ain­si : Contrôle des banques, mono­pole du com­merce exté­rieur, contrôle ouvrier, elle est exclu­si­ve­ment d’ordre post-révo­lu­tion­naire. Elle n’a pas sa place dans un débat ins­ti­tué sur le plan capi­ta­liste, puisque sa réa­li­sa­tion sup­pose que cet ordre est dis­pa­ru. C’est, concur­rem­ment avec la nôtre, après l’ac­com­plis­se­ment de la révo­lu­tion, qu’il convien­drait de l’exa­mi­ner. Mais, à ce moment, le pro­blème de pose­rait-il ? J’en doute ! En tout cas, ce ne serait pas de la même façon.

* * * *

Cepen­dant, avons-nous épui­sé toutes les solu­tions capi­ta­listes ? N’y en a‑t-il pas d’autres ? Si, il y en a une, extrê­me­ment redou­table, la voici :

La com­bi­nai­son capi­ta­liste est en chan­tier depuis près d’un an et demi. Elle est sor­tie de confé­rences répé­tées aux­quelles par­ti­ci­pèrent, soit ensemble, soit à tour de rôle, les per­son­nages sui­vants : MM. Mon­ta­gu Nor­man, gou­ver­neur de la Banque d’An­gle­terre ; Ben­ja­min Strong, direc­teur de la Fede­ral Reserve Bank des États-Unis ; Hau­train, direc­teur de la Banque Natio­nale de Bel­gique ; Schacht, direc­teur de la Reichs­bank, qui sont dési­reux de s’ad­joindre au plus tôt M. Moreau, gou­ver­neur de la Banque de France, après que celle-ci sera deve­nue entiè­re­ment libre de la tutelle du gou­ver­ne­ment. Ces confé­rences se pour­suivent en ce moment à Antibes, ou ces Mes­sieurs « se reposent » et attendent un appel qu’ils savent pro­chain. M. Gil­bert Par­ker, agent géné­ral des paie­ments du plan Dawes, pré­pare l’é­lar­gis­se­ment et les moda­li­tés du nou­veau plan pour l’Eu­rope, cepen­dant que M. Mel­lon, secré­taire amé­ri­cain du Tré­sor et troi­sième for­tune des États-Unis s’embarque pour mettre le sceau à l’affaire.

Quel est le plan de tous ces financiers ?

Bien qu’ils soient convain­cus que la sta­bi­li­sa­tion par­tielle est une impos­si­bi­li­té, ils sont déci­dés à en lais­ser ten­ter l’ex­pé­rience… néces­saire pour eux. Après l’é­chec, les États « cobayes » seront rui­nés. Leur indus­trie, leur com­merce seront voi­sins de la faillite ; les valeurs, l’or, les actions, seront, à titre de gages, pas­sés entre les mains des ban­quiers anglo-amé­ri­cains, mal­gré la défense d’une par­tie de la finance natio­nale qui sera atte­lée, elle aus­si, aux chars des vain­queurs ou rui­née, si elle résiste contre toute évidence.

Les finan­ciers de la Cité et ceux de Wall Street auront tout raflé pour un mor­ceau de pain, en lais­sant s’ac­com­plir, sim­ple­ment, une bêtise dont ils ont, par avance, pré­vu la conséquence.

Lorsque tout l’ac­tif réel des pays « en mal de sta­bi­li­sa­tion » sera pas­sé dans leurs por­te­feuilles, ils juge­ront alors qu’il est temps de sta­bi­li­ser. Ils iront plus loin, ils reva­lo­ri­se­ront ce qu’ils auront dépré­cié jus­qu’à zéro ; ils revien­dront aux tran­sac­tions or, à la mon­naie or.

C’est alors qu’en­tre­ra en fonc­tion leur sys­tème, préa­la­ble­ment mis au point. Ce sys­tème aura la forme de Consor­tium ban­caire. Il dis­po­se­ra de l’en­semble des res­sources de tous les pays, puis­qu’il sera com­po­sé de toutes les banques natio­nales d’é­mis­sion et d’es­compte citées plus haut.

Il sera divi­sé en deux grandes branches ten­ta­cu­laires. L’une, amé­ri­caine, aura son siège à New-York. Elle aura sous sa dépen­dance toutes les banques d’A­mé­rique (Nord et Sud) ; l’autre, euro­péenne, aura son siège à Londres et toutes les banques du vieux conti­nent seront sous sa direction.

L’en­semble du sys­tème per­met­tra au Consor­tium, qui dis­po­se­ra de toutes les res­sources du mode, d’exer­cer l’hé­gé­mo­nie uni­ver­selle. Les grands capi­taines d’in­dus­trie seront ses contre­maitres, les gou­ver­nants leurs fon­dés de pou­voir très sur­veillés, et le fas­cisme sa doc­trine inter­na­tio­nale de gou­ver­ne­ment. Oh peut être cer­tain qu’à ce moment-là, le pro­blème des dettes, de la sta­bi­li­sa­tion, de la reva­lo­ri­sa­tion sera rapi­de­ment réso­lu. Ce sera la colo­ni­sa­tion de l’Eu­rope et l’as­ser­vis­se­ment des tra­vailleurs par la haute banque amé­ri­caine qui ne man­que­ra pas, à l’heure choi­sie par elle, de se débar­ras­ser de sa rivale anglaise essouf­flée, suc­com­bant sous les crises de son industrie.

Et qu’on ne me parle pas de la résis­tance des par­tis, des Par­le­ments, pour bri­ser une telle offen­sive. Les finan­ciers auront tôt fait d’en­voyer à la niche ces « aboyeurs » qui ne peuvent mordre. D’une chi­que­naude, ils ren­ver­se­ront les fra­giles « bar­rages » que pour­raient ten­ter de dres­ser ces « vel­léi­taires » qui ne peuvent se résoudre à pas­ser aux actes.

* * * *

Une seule chance de suc­cès sub­siste : la révo­lu­tion sociale pro­fonde, entrai­nant dans une lutte sans mer­ci les peuples des trois grands pays de l’Eu­rope : l’Al­le­magne, la France et la Rus­sie, qui sont l’é­pine dor­sale, l’ar­ma­ture de l’Eu­rope, et qui dis­posent des res­sources et des moyens de faire vivre la Révo­lu­tion et de l’é­tendre au reste de l’Eu­rope tri­bu­taire de ces pays. Si cette éven­tua­li­té, cette pos­si­bi­li­té deve­nait une réa­li­té, c’est le monde entier qui se dres­se­rait contre l’Argent et l’abattrait.

Mais ceci est autre chose. Une telle œuvre ne peut être accom­plie par aucun par­ti poli­tique. Seul, le pro­lé­ta­riat, qui dis­pose de toutes les forces de des­truc­tion et de construc­tion, peut, en conju­guant les efforts de ces forces sur tous les ter­rains, assu­rer le suc­cès d’une telle entre­prise par la défense de la révo­lu­tion, l’or­ga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion, des échanges et de la consommation.

Valois prouve qu’il l’a com­pris, tout comme Mus­so­li­ni, lors­qu’il tente d’a­dap­ter à ses fins, à ses buts, la doc­trine du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire. Ceci ne nous échappe pas non plus.

En défi­ni­tive, c’est entre le fas­cisme, doc­trine sociale de l’argent, et le syn­di­ca­lisme, doc­trine sociale du tra­vail, que la bataille se livre­ra. Et la sta­bi­li­sa­tion n’est, en somme, qu’une phase de cette lutte déjà engagée.

Pierre Bes­nard.

N.B. — Cette .étude a été écrite avant la chute du cabi­net Briand-Caillaux. Cet évé­ne­ment ne modi­fie d’ailleurs en rien mes conclu­sions. Le plan capi­ta­liste, dont j’ex­pose les carac­té­ris­tiques essen­tielles, est le seul qui soit appli­cable dans la socié­té pré­sente. Toutes les expé­riences que feront les démo­crates et les socia­listes asso­ciés ne pour­ront que pré­ci­pi­ter, par la chute du franc, l’ap­pli­ca­tion du plan des financiers.

Je le répète, c’est entre ces der­niers et nous que se joue­ra le sort de la bataille : Ou eux ou nous, mais pas d’autres

P.B.


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