La Presse Anarchiste

La stabilisation monétaire

La crise sans précé­dent que tra­verse la France depuis la guerre est bien près d’at­tein­dre son max­i­mum d’in­ten­sité. Huit min­istres des Finances se sont suc­cédés au cours des deux dernières années, sans apporter la moin­dre solu­tion à une sit­u­a­tion absol­u­ment désespérée.

Les doc­trines et les hommes qui les représen­tent se sont affron­tés au Par­lement sans aucun suc­cès et il ne sem­ble pas que la crise approche de sou terme pour cela. Bien au con­traire. Les récents débats qui vien­nent de se ter­min­er à la Cham­bre, qui virent le gou­verne­ment tri­om­pher avec une majorité pré­caire de 22 voix, ont fait ressor­tir plus que jamais la grav­ité de la sit­u­a­tion finan­cière, moné­taire, économique, poli­tique et sociale.

Il fal­lait, affir­maient les augures, plac­er le débat au-dessus de la poli­tique, lui trou­ver une solu­tion tech­nique et nationale a la fois. C’est pour cela que le gou­verne­ment con­sti­tua un Comité d’ex­perts financiers.

Après un mois d’ef­forts, ce Comité déposa un rap­port, un plan com­plet, dont M. Cail­laux adop­ta les con­clu­sions générales, se réser­vant, dis­ait-il, d’y apporter quelques, mod­i­fi­ca­tions de détail.

En principe, un tel plan eut dû ren­con­tr­er l’ad­hé­sion générale. Or, que vîmes-nous ? Ceux-là mêmes qui auraient dû l’ac­cepter, c’est-à-dire la droite, le cen­tre-droit, le rejetèrent d’ac­cord en cela avec les social­istes, les com­mu­nistes et cer­tains rad­i­caux. En somme, on peut dire que le plan des experts basé sur la rat­i­fi­ca­tion des accords Mel­lon-Béranger et les ouver­tures de crédit extérieurs ne tient plus. Et, mal­gré son suc­cès à Lon­dres — qui doit nous coûter cher — Cail­laux ne pour­ra plus faire tri­om­pher ce plan tech­nique (?!) auquel il se raccroche.

Quoi qu’il en soit, le prob­lème est aujour­d’hui posé dans toute sa net­teté. On sait enfin que c’est de sta­bil­i­sa­tion du franc qu’il s’ag­it. On con­sid­ère que cette opéra­tion est essen­tielle, que de son suc­cès dépend la solu­tion de toute la crise, le rééquili­bre de l’É­tat, du Com­merce, de l’In­dus­trie, de toutes les entre­pris­es privées.

À pri­ori, per­son­ne ne peut être con­tre la sta­bil­i­sa­tion. Là n’est pas la ques­tion. Le tout est de savoir si la sta­bil­i­sa­tion est pos­si­ble et com­ment. Et c’est une autre affaire. Je ne décom­poserai pas les phas­es de la sta­bil­i­sa­tion : pré-sta­bil­i­sa­tion, sta­bil­i­sa­tion de fait, sta­bil­i­sa­tion légale. La pre­mière con­di­tion de réus­site, avant la pré-sta­bil­i­sa­tion, c’est d’ar­rêter la chute du franc. Le reste ne pour­ra être envis­agé que si cette baisse con­tin­ue de la devise peut être arrêtée, freinée défini­tive­ment. Le reste du prob­lème ne doit être exam­iné qu’en cas de succès.

Voyons si cela est pos­si­ble et à quelles conditions.

* * * *

À mon point,de vue les con­di­tions essen­tielles d’une sta­bil­i­sa­tion réelle sont les suivantes :

1° Un bud­get en équili­bré et com­prenant toutes les, dépens­es de l’exercice ;

2° Une bal­ance com­mer­ciale favorable ;

3° Une masse de manœu­vre suffisante ;

4° Un gou­verne­ment com­plète­ment maitre de son action.

Ce ne sont, bien enten­du, que des con­di­tions indis­pens­ables. Il y en a d’autres, moins impor­tantes, mais non négligeables.

Cepen­dant, pour la clarté de ma démon­stra­tion, je m’en tiendrai à celles que j’énumère ci-dessus, Je les con­sid­ère, d’ailleurs, comme « sine qua non ».

Exam­inons, main­tenant, les points ci-dessus.

1° Un bud­get en équili­bré et com­prenant toutes les, dépens­es de l’ex­er­ci­ce — Le bud­get n’est en équili­bre que sur le papi­er. C’est en 1925 que le chiffre des dépens­es et des recettes a été arrêté, alors que le cours de la livre était aux envi­rons de 100 francs. La rat­i­fi­ca­tion du bud­get en avril 1926 ne peut chang­er ces éval­u­a­tions. Elle ne saurait mod­i­fi­er le chiffre des dépens­es recon­nues néces­saires à cette époque. Elles sont donc, ces dépens­es, immuables. C’est de 37 mil­liards à 100 francs la livre que l’É­tat avait besoin. Il con­vient, pour qu’il y ait équili­bre, que le gou­verne­ment dis­pose d’une somme représen­tant la même puis­sance d’achat que ces 37 mil­liards de francs papi­er à 100 francs pour une livre. Per­son­ne ne peut donc con­tester que si les dépens­es sont restées invari­ables dans leur éval­u­a­tion-or, les recettes, qui se pro­duisent, elles, au cours du change ont con­sid­érable­ment varié.

Quelle que soit la par­ité économique de la livre, qui est cer­taine­ment supérieure au change, il est cepen­dant cer­tain que l’é­cart des prix intérieurs et des prix mon­di­aux dimin­ue chaque jour. Chiffrons cette par­ité à 150 francs, sans tenir compte des cours actuels de 190 et 195, afin de ne pas pouss­er le tableau au noir.

Immé­di­ate­ment, un point très grave se pose :

De deux choses l’une : ou les 37 mil­liards de recettes à 150 francs la livre ne peu­vent cou­vrir les dépens­es à 100 francs la livre, ou il faut réduire les dépens­es dans la mesure même du déficit con­staté. C’est la pre­mière condition.

Dans les deux cas, les deux opéra­tions suiv­antes s’imposent :

1° Pour cou­vrir 37 mil­liards de dépens­es à 100 fr. pour une livre, il fau­dra, au cours de 150 francs la livre 37 x 150 : 100 = 55 mil­liards 500 mil­lions de recettes. On peut donc dire que le bud­get présente un déficit théorique de 55,5 — 37 = 18 mil­liards 500 mil­lions. Admet­tons, pra­tique­ment, que les recettes effec­tuées à des taux inférieurs à 150, mais tou­jours supérieurs à 100, aient réduit ce déficit de 5 mil­liards — chiffre fort — on est obligé de con­clure que, pra­tique­ment, réelle­ment, le bud­get, chiffré à 37 mil­liards, présente un déficit de 18,5 — 5 = 13 mil­liards et demi.

2° Si vous acceptez le sys­tème de la com­pres­sion, afin de réduire le déficit, vous devrez réduire vos dépens­es d’une somme du même ordre de grandeur, sur le cours de 100 francs la livre bien entendu.

Vous obtenez alors, cette réduc­tion faite, un bud­get des dépens­es de 37 — 13,5 = 23,5 mil­liards, à 100 francs la livre.

Cette somme de 23,5 mil­liards représente en fait la véri­ta­ble puis­sance d’achat des 37 mil­liards de recettes envis­agées ou ren­trées au cours de 150 francs, par­ité économique intérieure de la livre.

Cette réduc­tion est-elle pos­si­ble ? C’est ce qu’il faut, sur le champ, examiner.

Le bud­get comprend :

22 mil­liards pour le ser­vice de la dette intérieure, chiffre invari­able qui, au cours de 150 ne représente plus que 22 x 100 : 150 = 14 mil­liards 666 mil­lions à 100 francs la livre ;

5 mil­liards pour le bud­get de la guerre et de la marine, chiffre vari­able celui-ci que j’ac­cepte cepen­dant de pren­dre comme tel.

Ces deux postes seuls don­nent 20 mil­liards en chiffres ronds. Il reste donc pour faire face à toutes les autres dépens­es de l’É­tat 23,5 — 20 = 3 mil­liards 500 millions.

Est-ce pos­si­ble ? Non. Et on doit con­clure qu’à peu de chose près les dépens­es prévues sont néces­saires et incompressibles.

Main­tenant, une deux­ième ques­tion se pose. Le bud­get de 1926 con­tient-il au moins toutes les dépens­es de l’ex­er­ci­ce ? Voyons cela.

Les dépens­es de la dette anglo-améri­caine : 4 mil­liards au moins, tous mora­toires com­pris ; les frais de la guerre du Maroc et de l’ex­pédi­tion de Syrie, env­i­ron 3 mil­liards ; les aug­men­ta­tions de salaires des fonc­tion­naires : 1 mil­liard, selon M. Cail­laux ; soit, ensem­ble, 8 mil­liards. Sont-elles com­pris­es dans le bud­get général ? Non.

Il con­vien­dra de les faire fig­ur­er au bud­get-annexe, dont les recettes envis­agées par M. Cail­laux seront de 2 mil­liards, ce qui lais­sera un déficit réel de 6 mil­liards.

Réca­pit­u­lons :

1° Déficit de 13 mil­liards et demi sur le bud­get. Général ;

2° Déficit de 6 mil­liards sur le bud­get annexe.

Soit un déficit réel de 19 mil­liards et demi au cours économique de 150 francs la livre.

Ce sont là des choses que le monde financier con­naît et que M. Win­ston Churchill a dites crû­ment à M. Péret.

La grosse erreur du Par­lement fut de n’avoir pas util­isé une mesure fixe d’é­val­u­a­tion pour l’étab­lisse­ment du bud­get des recettes et de celui des dépens­es. Si cette éval­u­a­tion avait été faite avec cette mesure fixe qu’est, en ce moment, le dol­lar, devise-or par excel­lence, nous sauri­ons exacte­ment où nous en sommes et le super-déficit que je sig­nale appa­raitrait claire­ment. Le pou­vait-on ? C’est une autre affaire.

2° Une bal­ance com­mer­ciale favor­able — Mal­gré toutes les sta­tis­tiques qu’on veut faire appa­raître comme favor­ables, cha­cun sait que la bal­ance com­mer­ciale des qua­tre pre­miers mois de 1926 présente, sur les mois cor­re­spon­dants de 1925, un déficit de 4 mil­liards, soit un mil­liard par mois, 12 mil­liards par an (chiffre très faible).

Il en sera tou­jours ain­si tant qu’on per­sis­tera à éval­uer les impor­ta­tions et expor­ta­tions en francs-papi­er au lieu de les éval­uer en dol­lars. Com­par­er des francs-papi­er au cours de 78, 80 ou 100 en 1925 avec des francs-papi­er à 130, 150 ou 200 en 1926 est une hérésie. par de tels procédés, on aveu­gle les igno­rants, mais on ne prou­ve pas —. et loin s’en faut — l’équili­bre d’une balance.

3° Une masse de manœu­vre suff­isante — Pour bat­tre en brèche, avec suc­cès, l’ac­tion de la spécu­la­tion, de la finance inter­na­tionale et, aus­si, des défenseurs des autres changes avar­iés, il faut dis­pos­er d’une masse de manœu­vre capa­ble de résor­ber tous les francs qui sont à l’é­tranger. Ces francs con­stituent l’essen­tiel de le masse de manœu­vre adverse, celle des cam­bistes étrangers qui, jusqu’alors, grâce à ces francs, n’ont pas engagé un dol­lar ou une livre de leur avoir propre.

La pre­mière chose à fix­er, c’est l’im­por­tance de cette masse. Elle est, par déf­i­ni­tion, égale au mon­tant des cap­i­taux français évadés. Or, d’après l’Infor­ma­tion du 9 juil­let, le mon­tant des éva­sions est de 30 mil­liards de francs-or, soit env­i­ron 220 mil­liards de francs-papi­er. Per­son­ne ne peut con­tester que ces 220 mil­liards de francs-papi­er sont de la sub­stance française. Que ce soit en titres, en bons de la Défense, en argent. en bil­lets, en bijoux, en tout ce qu’on voudra, ces 220 mil­liards sont dehors, réal­is­ables, par­tielle­ment ou totale­ment, à dis­cré­tion, par les adver­saires du franc, en livres, en dol­lars, en lires, en florins, en marks et, aus­si, en francs, à nou­veau, si on le désire.

En face de cette masse énorme de 220 mil­liards-papi­er, que peut-on opposer ?

L’en­caisse métallique de la Banque de France — 5 mil­liards-or (dont il con­vient de déduire, en ce moment, 1 mil­liard 300 mil­lions-or en garantie en Angleterre), soit 27 mil­liards-papi­er environ.

Le moment sem­ble venu, pour moi, de pos­er la ques­tion suivante :

Par quels moyens tech­niques peut-on, dis­posant d’une masse de manœu­vre de 27 mil­liards-papi­er, arrêter l’ef­fort spécu­latif et l’of­fen­sive con­tin­ue d’une masse de 220 mil­liards qui nar­gue votre action et grig­note chaque jour votre pro­pre masse ?

En y adjoignant des crédits améri­cains et anglais, dit-on ? Nous ver­rons plus tard ce que vaut cet argument.

Peut-on engager l’en­caisse métallique de la Banque de France ? Ceci est encore déli­cat. En principe, non, puisque l’en­caisse métallique est la garantie (par­tielle) des bil­lets en cir­cu­la­tion. Et il est fort pos­si­ble, si on s’en­gageait dans cette voie, que l’or de la Banque aille rejoin­dre rapi­de­ment les cap­i­taux évadés, dévoré qu’il serait par l’ef­fort des cam­bistes internationaux.

Pra­tique­ment, il pour­rait être engagé, si cer­taines con­di­tions étaient rem­plies, si on avait la cer­ti­tude que le seul fait de mobilis­er l’en­caisse-or ferait reculer la spécu­la­tion et l’of­fen­sive adverse. Mais a‑t-en cette cer­ti­tude ? Non. Il sem­ble, au con­traire, que l’ex­péri­ence aurait pour résul­tat de vider les cof­fres de la Banque, comme ce fut le cas, en 1923, pour la Reichsbank.

Pour que la chose devi­enne pos­si­ble, il faudrait mod­i­fi­er rad­i­cale­ment les don­nées actuelles du prob­lème. Je ne crois pas qu’on le puisse.

Quant à la ren­trée des 220 mil­liards-papi­er — des 30 mil­liards-or — qui pour­rait seule per­me­t­tre de ten­ter l’opéra­tion, j’en par­lerai plus loin.

4° Un gou­verne­ment com­plète­ment maitre de son action. — Le gou­verne­ment français rem­plit-il cette con­di­tion ? Peut-on dire que, depuis la con­férence de Lon­dres et l’ap­pli­ca­tion du plan Dawes, mais depuis bien plus longtemps en réal­ité, le gou­verne­ment est maître de ses actes ?

Pour cela, il faudrait ignor­er que les ban­quiers déti­en­nent directe­ment 25 mil­liards de bons de la Défense et qu’en­suite, par leurs con­seils, par l’in­flu­ence qu’ils exer­cent sur leurs clients, ils sont indi­recte­ment maîtres de la totalité.

Il faudrait encore ne pas savoir qu’ils dis­posent aus­si, en pro­pre, dans leurs cof­fres, de 10 mil­liards de bons à court terme (1 ou 2 Mois, peu à 3 mois), que les 15 mil­liards de ces bons qui sont en cir­cu­la­tion n’échap­pent pas à leur action ; il faudrait nier que ces ban­ques, qui peu­vent ou renou­vel­er ces bons ou les faire rem­bours­er à leur gré, peu­vent aus­si, le jour qu’elles le voudront, met­tre l’É­tat en fail­lite, si le gou­verne­ment n’exé­cute pas leurs ordres, tous leurs ordres .

Par­ler, après cela, de la lib­erté d’ac­tion du gou­verne­ment est, je pense, superflu.

Réca­pit­u­lons donc maintenant.

Con­sta­tons :

1° Que le bud­get de 1926 présente un déficit réel de 19 mil­liards ½ (toutes dépense, de l’ex­er­ci­ce com­pris­es) au cours économique de 150 francs la livre.

2° Que la bal­ance com­mer­ciale sera en déficit de 12 mil­liards au minimum.

3° Que la masse de manœu­vre est insuff­isante et peut être dévorée, sans obtenir aucun résultat.

4° Que le gou­verne­ment, finan­cière­ment asservi, est pris­on­nier poli­tique­ment des forces d’argent.

Con­séquence :

Aucune des con­di­tions essen­tielles n’é­tant réu­nie, la sta­bil­i­sa­tion réelle est impos­si­ble et les coups de frein inter­mit­tents, à car­ac­tère élec­torat ou par­lemen­taire, ne peu­vent, sur les don­nées actuelles, éviter la chute irrémé­di­a­ble du franc.

* * * *

Les moyens de ren­vers­er un tel état de choses ont été à la portée du Car­tel des gauch­es. Il n’a pas eu le courage de les utilis­er. D’autres, si cela est encore pos­si­ble, les met­tront en action.

Il con­vient, en effet, de faire d’ex­press­es réserves, en rai­son des faits nou­veaux et impor­tants qui vien­nent de nous être révélés.

En présence .de l’échec reten­tis­sant de la ten­ta­tive de sta­bil­i­sa­tion belge, il appa­raît que la con­fi­ance, la fameuse con­fi­ance chère à M. Bokanows­ki, sera insuff­isante pour assur­er le suc­cès de l’en­tre­prise projetée.

En Bel­gique, on a con­sti­tué le min­istère d’U­nion Nationale que réclame ici la réac­tion ; on ne fait plus de poli­tique, la com­merce de l’ar­gent y est libre, il n’y a ni bor­dereau de coupons, ni affi­davit, et In livre est à 225. C’est la panique, en dépit de tout cela.

Nous devons tenir compte aus­si que les Belges, mal­gré, tous ces élé­ments de con­fi­ance — les mêmes qu’on réclame ici — ne rap­a­tri­ent pas les devis­es-or qu’ils ont placées à l’é­tranger ; qu’ils lais­sent s’ef­fon­dr­er le franc — qui n’est plus qu’un sou­venir ― et que les trans­ac­tions s’opèrent main­tenant en dol­lars ou en livres à l’in­térieur même du pays. Ceci indique que le franc belge est bien mort.

Le moment de par­ler des fameux crédits qui doivent ren­dre pos­si­ble la sta­bil­i­sa­tion me sem­ble venu.

Les experts et Cail­laux avec eux, nous répè­tent sur tous les tons que, seu1s, des crédits étrangers peu­vent per­me­t­tre de sta­bilis­er le franc.

Une pre­mière con­stata­tion s’im­pose. Le fait, pour le gou­verne­ment français, de recourir aux prêts — quelle qu’en soit la forme — des gou­verne­ments et financiers anglais et améri­cains, place le gou­verne­ment français en pos­ture d’in­féri­or­ité poli­tiquez voi­sine du vas­se­lage. Il devra ― quoi qu’en dis­ent nos augures — don­ner des gages, pay­er de lourds intérêts. Pris­on­nier de la finance nationale par les bons que celle-ci détient, il aban­don­nera sa lib­erté extérieure en emprun­tant à l’Amérique et à l’Angleterre.

Mais, nous dit-on, le seul fait que l’An­gleterre ait fait appel au con­cours de la Fed­er­al Reserve Bank des États-Unis a suf­fi pour sta­bilis­er la livre et elle n’a même pas eu à utilis­er les crédits accordés.

L’ar­gu­ment serait sans réplique si d’autres expéri­ences, plus récentes, ne venaient, nom­breuses déjà, infirmer celle de l’Angleterre.

Les Belges, les Ital­iens, les Polon­ais ont ten­té la même opéra­tion. Non seule­ment le franc belge, la lire ital­i­enne et le zlo­ty polon­ais ne se sont pas sta­bil­isés, mais les crédits sol­lic­ités pour leur défense sont dévorés en ce qui con­cerne la Bel­gique et la Pologne et sont sur le point de l’être pour l’Italie.

La ruine du franc belge, celle du zlo­ty sont con­som­mées, celle de la lire, en dépit d’un gou­verne­ment fort, dis­posant des pleins pou­voirs, pre­scrivant restric­tions sur restric­tions, se pour­suit.. Il n’y a aucun doute qu’elle ne devi­enne, elle aus­si, comme celle du franc français, définitive.

Quelle est la rançon d’une telle opération ?

Les Polon­ais ont dû céder leurs monopoles, engager leurs entre­pris­es privées ; les Belges ont dit accepter la présence au sein du Con­seil des min­istres d’un représen­tant des ban­ques anglais­es ; ils ont été oblig­és de céder 2 mil­liards d’ac­tions des mines de cuiv­re du Con­go ; demain, ils devront don­ner leurs chemins de fer en gages, s’ils veu­lent con­tin­uer à être « sec­ou­rus ». Quant à l’I­tal­ie, la « com­mer­cial­i­sa­tion » d’une par­tie de sa dette en a fait le « Por­tu­gal » de l’Amérique. Ce n’est pas Mus­soli­ni qui com­mande en Ital­ie, c’est Morgan.

Ceci fait appa­raître la sta­bil­i­sa­tion sous deux jours nouveaux :

Il est devenu, patent que les devis­es belge et française sont dev­enues sol­idaires, que la défense de l’une d’en­tre elles affaib­lit les autres et qu’en con­séquence, il n’y a plus de sta­bil­i­sa­tion pos­si­ble dans le cadre national.

Seule, une opéra­tion d’or­dre inter­na­tion­al peut per­me­t­tre de ramen­er au pair les mon­naies dépré­ciées. Il est de plus en plus évi­dent que le suc­cès est sub­or­don­né aux con­di­tions suiv­antes : annu­la­tion des dettes extérieures, con­ver­sion des dettes intérieures dans chaque pays, adop­tion d’un étalon moné­taire inter­na­tion­al.

C’est vraisem­blable­ment là. qu’on en arrivera. Mais pas tout de suite.

Toutes les solu­tions pro­posées par les experts, le gou­verne­ment, le par­ti social­iste, les groupes de droite, ne peu­vent per­me­t­tre de sta­bilis­er. Ce ne sont que des solu­tions par­tielles, frag­men­taires, ou dépassées par les événe­ments et, par con­séquent, inapplicables.

J’ai dit plus haut ce que je pen­sais du plan des experts et du gou­verne­ment, j’ai égale­ment exposé que celui de la droite appliqué au max­i­mum en Bel­gique, en Ital­ie, en Pologne, avec les moyens réclamés ici, ne pou­vait don­ner aucun résultat.

Il me reste à exam­in­er le prélève­ment sur le cap­i­tal qui con­stitue le plan social­iste. Pour une fois, je suis d’ac­cord avec M. Cail­laux pour recon­naître que ne seront « vic­times » du prélève­ment que ceux qui n’ont pu met­tre leur avoir en sûreté. Mais j’y ajoute une autre, deux con­sid­éra­tions, plutôt. Ce sont celles-ci :

1° Les arti­sans, com­merçants, indus­triels, ren­tiers, qui ne pos­sèderont pas le disponible liq­uide néces­saire, devront s’adress­er à des ban­ques hypothé­caires qui leur con­sen­tiront des prêts à des taux élevés. On m’a affir­mé que tout était prévu pour leur fonc­tion­nement. Que cette opéra­tion, éten­due à tout le pays, doit per­me­t­tre à quelques gros ban­quiers de ramass­er. des for­tunes colos­sales ; elle risque de ruin­er les mal­heureux qui devront pass­er sous les fourch­es caudines de l’Argent.

2° Pour pou­voir pay­er le mon­tant du prélève­ment qui, à 10%, cor­re­spond actuelle­ment à l’or­dre de grandeur de 180 à 200 mil­liards, il fau­dra une somme énorme de bil­lets qui ne sont pas en cir­cu­la­tion, que les Ban­ques devront deman­der au gou­verne­ment. Et l’émis­sion de ces bil­lets entraîn­era automa­tique­ment l’in­fla­tion qui ren­dra vaine toute ten­ta­tive de stabilisation.

M. Cail­laux a donc, sur ce point, rai­son lorsqu’il dit que le plan social­iste « sue l’in­fla­tion » — comme celui des experts d’ailleurs — et que ce seront tou­jours les mêmes qui paieront. C’est l’év­i­dence même. Pra­tiqué en 1920/21, le prélève­ment — que les cap­i­tal­istes auraient presque tous accep­té à cette époque — était sus­cep­ti­ble de don­ner des résul­tats. Aujour­d’hui, il est trop tard. L’heure de son appli­ca­tion est passée, même si le con­sen­te­ment de tous était acquis, ce qui n’est pas. Qu’on ne par­le pas non plus du prélève­ment par tranch­es, il est sans effi­cac­ité. Il serait dévoré au fur et à mesure.

Quant à la solu­tion com­mu­niste qui s’ex­prime ain­si : Con­trôle des ban­ques, mono­pole du com­merce extérieur, con­trôle ouvri­er, elle est exclu­sive­ment d’or­dre post-révo­lu­tion­naire. Elle n’a pas sa place dans un débat insti­tué sur le plan cap­i­tal­iste, puisque sa réal­i­sa­tion sup­pose que cet ordre est dis­paru. C’est, con­cur­rem­ment avec la nôtre, après l’ac­com­plisse­ment de la révo­lu­tion, qu’il con­viendrait de l’ex­am­in­er. Mais, à ce moment, le prob­lème de poserait-il ? J’en doute ! En tout cas, ce ne serait pas de la même façon.

* * * *

Cepen­dant, avons-nous épuisé toutes les solu­tions cap­i­tal­istes ? N’y en a‑t-il pas d’autres ? Si, il y en a une, extrême­ment red­outable, la voici :

La com­bi­nai­son cap­i­tal­iste est en chantier depuis près d’un an et demi. Elle est sor­tie de con­férences répétées aux­quelles par­ticipèrent, soit ensem­ble, soit à tour de rôle, les per­son­nages suiv­ants : MM. Mon­tagu Nor­man, gou­verneur de la Banque d’An­gleterre ; Ben­jamin Strong, directeur de la Fed­er­al Reserve Bank des États-Unis ; Hau­train, directeur de la Banque Nationale de Bel­gique ; Schacht, directeur de la Reichs­bank, qui sont désireux de s’ad­join­dre au plus tôt M. More­au, gou­verneur de la Banque de France, après que celle-ci sera dev­enue entière­ment libre de la tutelle du gou­verne­ment. Ces con­férences se pour­suiv­ent en ce moment à Antibes, ou ces Messieurs « se reposent » et atten­dent un appel qu’ils savent prochain. M. Gilbert Park­er, agent général des paiements du plan Dawes, pré­pare l’élar­gisse­ment et les modal­ités du nou­veau plan pour l’Eu­rope, cepen­dant que M. Mel­lon, secré­taire améri­cain du Tré­sor et troisième for­tune des États-Unis s’embarque pour met­tre le sceau à l’affaire.

Quel est le plan de tous ces financiers ?

Bien qu’ils soient con­va­in­cus que la sta­bil­i­sa­tion par­tielle est une impos­si­bil­ité, ils sont décidés à en laiss­er ten­ter l’ex­péri­ence… néces­saire pour eux. Après l’échec, les États « cobayes » seront ruinés. Leur indus­trie, leur com­merce seront voisins de la fail­lite ; les valeurs, l’or, les actions, seront, à titre de gages, passés entre les mains des ban­quiers anglo-améri­cains, mal­gré la défense d’une par­tie de la finance nationale qui sera attelée, elle aus­si, aux chars des vain­queurs ou ruinée, si elle résiste con­tre toute évidence.

Les financiers de la Cité et ceux de Wall Street auront tout raflé pour un morceau de pain, en lais­sant s’ac­com­plir, sim­ple­ment, une bêtise dont ils ont, par avance, prévu la conséquence.

Lorsque tout l’ac­t­if réel des pays « en mal de sta­bil­i­sa­tion » sera passé dans leurs porte­feuilles, ils jugeront alors qu’il est temps de sta­bilis­er. Ils iront plus loin, ils reval­oris­eront ce qu’ils auront dépré­cié jusqu’à zéro ; ils revien­dront aux trans­ac­tions or, à la mon­naie or.

C’est alors qu’en­tr­era en fonc­tion leur sys­tème, préal­able­ment mis au point. Ce sys­tème aura la forme de Con­sor­tium ban­caire. Il dis­posera de l’ensem­ble des ressources de tous les pays, puisqu’il sera com­posé de toutes les ban­ques nationales d’émis­sion et d’escompte citées plus haut.

Il sera divisé en deux grandes branch­es ten­tac­u­laires. L’une, améri­caine, aura son siège à New-York. Elle aura sous sa dépen­dance toutes les ban­ques d’Amérique (Nord et Sud) ; l’autre, européenne, aura son siège à Lon­dres et toutes les ban­ques du vieux con­ti­nent seront sous sa direction.

L’ensem­ble du sys­tème per­me­t­tra au Con­sor­tium, qui dis­posera de toutes les ressources du mode, d’ex­ercer l’hégé­monie uni­verselle. Les grands cap­i­taines d’in­dus­trie seront ses con­tremaitres, les gou­ver­nants leurs fondés de pou­voir très sur­veil­lés, et le fas­cisme sa doc­trine inter­na­tionale de gou­verne­ment. Oh peut être cer­tain qu’à ce moment-là, le prob­lème des dettes, de la sta­bil­i­sa­tion, de la reval­ori­sa­tion sera rapi­de­ment résolu. Ce sera la coloni­sa­tion de l’Eu­rope et l’asservisse­ment des tra­vailleurs par la haute banque améri­caine qui ne man­quera pas, à l’heure choisie par elle, de se débar­rass­er de sa rivale anglaise essouf­flée, suc­com­bant sous les crises de son industrie.

Et qu’on ne me par­le pas de la résis­tance des par­tis, des Par­lements, pour bris­er une telle offen­sive. Les financiers auront tôt fait d’en­voy­er à la niche ces « aboyeurs » qui ne peu­vent mor­dre. D’une chique­naude, ils ren­verseront les frag­iles « bar­rages » que pour­raient ten­ter de dress­er ces « vel­léi­taires » qui ne peu­vent se résoudre à pass­er aux actes.

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Une seule chance de suc­cès sub­siste : la révo­lu­tion sociale pro­fonde, entrainant dans une lutte sans mer­ci les peu­ples des trois grands pays de l’Eu­rope : l’Alle­magne, la France et la Russie, qui sont l’épine dor­sale, l’ar­ma­ture de l’Eu­rope, et qui dis­posent des ressources et des moyens de faire vivre la Révo­lu­tion et de l’é­ten­dre au reste de l’Eu­rope trib­u­taire de ces pays. Si cette éven­tu­al­ité, cette pos­si­bil­ité deve­nait une réal­ité, c’est le monde entier qui se dresserait con­tre l’Ar­gent et l’abattrait.

Mais ceci est autre chose. Une telle œuvre ne peut être accom­plie par aucun par­ti poli­tique. Seul, le pro­lé­tari­at, qui dis­pose de toutes les forces de destruc­tion et de con­struc­tion, peut, en con­juguant les efforts de ces forces sur tous les ter­rains, assur­er le suc­cès d’une telle entre­prise par la défense de la révo­lu­tion, l’or­gan­i­sa­tion de la pro­duc­tion, des échanges et de la consommation.

Val­ois prou­ve qu’il l’a com­pris, tout comme Mus­soli­ni, lorsqu’il tente d’adapter à ses fins, à ses buts, la doc­trine du syn­di­cal­isme révo­lu­tion­naire. Ceci ne nous échappe pas non plus.

En défini­tive, c’est entre le fas­cisme, doc­trine sociale de l’ar­gent, et le syn­di­cal­isme, doc­trine sociale du tra­vail, que la bataille se livr­era. Et la sta­bil­i­sa­tion n’est, en somme, qu’une phase de cette lutte déjà engagée.

Pierre Besnard.

N.B. — Cette .étude a été écrite avant la chute du cab­i­net Briand-Cail­laux. Cet événe­ment ne mod­i­fie d’ailleurs en rien mes con­clu­sions. Le plan cap­i­tal­iste, dont j’ex­pose les car­ac­téris­tiques essen­tielles, est le seul qui soit applic­a­ble dans la société présente. Toutes les expéri­ences que fer­ont les démoc­rates et les social­istes asso­ciés ne pour­ront que pré­cip­iter, par la chute du franc, l’ap­pli­ca­tion du plan des financiers.

Je le répète, c’est entre ces derniers et nous que se jouera le sort de la bataille : Ou eux ou nous, mais pas d’autres

P.B.