La Presse Anarchiste

La grève générale anglaise et la classe ouvrière française

La grève géné­rale anglaise, qui se conti­nue par celle de tous les mineurs bri­tan­niques, est d’un inté­rêt essen­tiel pour le pro­lé­ta­riat fran­çais, en par­ti­cu­lier et pour le pro­lé­ta­riat mon­dial, en général.

La classe ouvrière fran­çaise, les syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires doivent, d’une façon plus par­ti­cu­lière, en exa­mi­ner les causes, le dérou­le­ment, en étu­dier les phases diverses, déter­mi­ner les rôles de cha­cun des par­ti­ci­pants directs et indi­rects et, enfin, en déga­ger les leçons que com­porte l’expérience.

Disons tout de suite que ce conflit fut le plus for­mi­dable qu’ait connu l’An­gle­terre. Par son carac­tère, par les pro­blèmes qu’il posait, il mérite d’être consi­dé­ré comme la bataille de classes la plus impor­tante qui se soit dérou­lée jus­qu’à ce jour.

Quelle est l’o­ri­gine de ce conflit sans pré­cé­dent par l’im­por­tance des effec­tifs enga­gés et l’en­jeu de la lutte ?

Les mineurs reven­di­quaient le main­tien des 7 heures dans les mines, la réor­ga­ni­sa­tion de celles-ci et une aug­men­ta­tion de salaires cor­res­pon­dant au coût de la vie. Les pro­prié­taires des char­bon­nages refu­sèrent net­te­ment de don­ner satis­fac­tion à de telles reven­di­ca­tions. Le gou­ver­ne­ment sou­tint le patro­nat et, d’ac­cord avec lui, pré­ten­dit impo­ser la jour­née de 8 heures et une dimi­nu­tion de salaires.

L’op­po­si­tion entre les deux points de vue était totale. La crise tra­ver­sée par l’in­dus­trie minière, vue sous ces angles net­te­ment oppo­sés, ren­dait la lutte inévi­table entre les forces ouvrières d’une part, les forces patro­nales et gou­ver­ne­men­tales d’autre part.

Il convient de remar­quer que seuls les mineurs posaient la ques­tion essen­tielle de la réor­ga­ni­sa­tion des mines qui, sui­vant eux, ne pou­vait être solu­tion­née que par la natio­na­li­sa­tion.

Il convient de bien poser la ques­tion, de la rendre com­pré­hen­sible à tous nos cama­rades. Voi­ci com­ment elle se pré­sen­tait, à l’o­ri­gine du conflit :

1° L’in­dus­trie minière bri­tan­nique, qui joint à la tra­di­tion anglaise géné­rale le mépris du pro­grès, conti­nuait à tra­vailler avec un outillage désuet, péri­mé. Les frais d’ex­ploi­ta­tion des entre­prises étaient, à ce moment, tels que, pour garan­tir les divi­dendes aux action­naires, le gou­ver­ne­ment devait attri­buer de larges sub­ven­tions aux socié­tés minières, aux­quelles les concur­rents étran­gers enle­vaient les débou­chés mon­diaux, en livrant à meilleur compte sur toutes les places du globe.

2° Le gou­ver­ne­ment, devant l’é­nor­mi­té des sommes ain­si dépen­sées, décla­ra, sous la pres­sion des autres indus­tries qui n’é­taient pas sou­te­nues par l’É­tat, ne plus pou­voir conti­nuer à aider les exploi­tants des mines. D’autre part, étendre aux autres indus­tries ces sub­ven­tions, c’é­tait s’en­ga­ger dans la voie de la natio­na­li­sa­tion géné­ra­li­sée, c’é­tait s’a­che­mi­ner, à brève échéance, vers la socia­li­sa­tion, c’é­tait, en somme, poser lui-même la ques­tion de régime. On com­prend aisé­ment que le gou­ver­ne­ment anglais n’ait pas vou­lu s’en­ga­ger plus avant dans cette voie.

3° Les mineurs, de leur côté, pre­nant le pro­blème dans son entier, décla­raient avec juste rai­son qu’ils ne pou­vaient accep­ter des condi­tions de tra­vail. et de rému­né­ra­tion infé­rieures à celles qu’ils avaient à ce moment. Ils ajou­taient même que les secondes étaient insuf­fi­santes et qu’il conve­nait de les relever.

Ils affir­maient que la mau­vaise ges­tion actuelle des mines n’é­tait pas leur fait et, fixant les res­pon­sa­bi­li­tés, ils n’hé­si­tèrent pas à en démon­trer les causes exactes. Ils concluaient fort jus­te­ment en deman­dant une réor­ga­ni­sa­tion com­plète de l’in­dus­trie minière, au triple point de l’ou­tillage, de l’ex­ploi­ta­tion et de la ges­tion, qui ne pou­vait trou­ver son expres­sion que par la natio­na­li­sa­tion de ces richesses col­lec­tives. Ils rap­pe­laient aus­si qu’aux temps de la splen­deur des divi­dendes éle­vés et faciles, jamais les pro­prié­taires des grands char­bon­nages ne pro­po­sèrent à l’É­tat et aux ouvriers de par­ta­ger les béné­fices et qu’il était logique, en consé­quence, que les sacri­fices néces­saires fussent faits par ceux-là mêmes qui avaient encais­sé les béné­fices. St tel n’est pas le point de vue patro­nal, il convient, disaient-ils, de natio­na­li­ser les mines immédiatement.

On voit, main­te­nant, quels étaient les dif­fé­rents points de vue en pré­sence. Ils étaient et ils demeurent irré­duc­tibles. Seule, la force tran­che­ra momen­ta­né­ment le conflit et celui-ci se repo­se­ra, sous peu, avec une force accrue, posant avec lui, à chaque, fois et jus­qu’à sa seule solu­tion logique, la ques­tion de régime en Angleterre.

Des pour­par­lers inter­mi­nables et sans conclu­sion pos­sible s’en­ga­gèrent entre les par­ties. Le gou­ver­ne­ment ten­tant, pour la forme, de jouer un rôle de média­teur. L’im­pos­si­bi­li­té de conci­lier des thèses aus­si oppo­sées, des inté­rêts aus­si diver­gents dut, en dépit de toute la diplo­ma­tie des lea­ders « labou­ristes », appa­raître, mal­gré tout, et le conflit écla­ta,. avec une vio­lence extrême.

Au préa­lable, les mineurs, uti­li­sant le temps, comme leurs adver­saires d’ailleurs, avaient conclu une grande alliance avec les che­mi­nots, mal­gré Tho­mas, avec les dockers et les autres orga­ni­sa­tions de trans­port. Le Congrès des Trade-Unions dut lui-même envi­sa­ger la néces­site d’une lutte géné­rale et son Conseil géné­ral fut for­cé de la pré­pa­rer. Bien­tôt, sous la pous­sée des évé­ne­ments, cette lutte devint inévi­table et le Conseil géné­ral dut lan­cer l’ordre de grève générale.

Il convient de dire tout de suite que les lea­ders trade-unio­nistes et par­le­men­taires — qui sont en grande par­tie les mêmes — les Tho­mas, les Brom­ley, les Ben Tillett, les Mac Donald, les Clynes, etc., n’ac­ce­ptèrent la bataille que contraints et for­cés. Ils ne s’y enga­gèrent qu’a­vec l’es­poir d’y mettre fin au plus tôt. Toute leur diplo­ma­tie, toute leur acti­vi­té ne s’exer­cèrent que dans ce sens. Ils ne se pré­oc­cu­pèrent nul­le­ment de gagner la bataille dont ils avaient dû don­ner l’ordre. Son suc­cès pos­sible les gla­çait de peur. Ils ne visaient qu’à éta­blir un « com­pro­mis » leur per­met­tant à là fois d’af­fir­mer leur atta­che­ment à la Cou­ronne et de conser­ver leur pres­tige auprès des masses qu’ils vou­laient conti­nuer à tromper.

En par­ti­cu­lier, Tho­mas et Mac Donald, ministres d’hier et de demain — Anglais cent pour cent et non mili­tants ouvriers — ne per­dirent jamais contact avec Bald­win et les pro­prié­taires miniers.

Et ces hommes, qui avaient en mains un mou­ve­ment gré­viste una­nime, qui dis­po­saient de 5 mil­lions de com­bat­tants déci­dés à vaincre, ces hommes qui tenaient aus­si entre leurs mains à mer­ci, le sort du gou­ver­ne­ment anglais et du régime, capi­tu­lèrent brus­que­ment, sans lutte, en rase cam­pagne, sur les assu­rances (?!),d’un per­son­nage louche et semi-offi­ciel, Sir Her­bert Samuel, qui fai­sait de vagues pro­messes, que Bald­win, vic­to­rieux, reniait le lendemain.

C’est ain­si que l’ordre de ces­sa­tion de la grève géné­rale fut lan­cé à tout le pro­lé­ta­riat anglais, qui ne pou­vait en croire ni ses yeux ni ses oreilles.

Jamais tra­hi­son ne fut plus évi­dente, plus nette, plus igno­mi­nieuse. Le Conseil géné­ral des Trade-Unions venait de livrer, comme un trou­peau de bétail, 5 mil­lions d’ou­vriers qui ne deman­daient qu’a se battre et qui devaient, en fin de compte, triompher.

Les che­mi­nots, les dockers, les ouvriers des trans­ports, durent accep­ter des condi­tions abo­mi­nables des ren­vois nom­breux furent opé­rés ; tous ces ouvriers qui avaient usé du droit impres­crip­tible de refu­ser leurs bras pour un salaire insuf­fi­sant, pour des condi­tions de tra­vail inhu­maines, durent, eux, qui avaient eu la vic­toire en mains, faire leur « mea culpa », décla­rer qu’ils avaient « fau­té », per­met­tant ain­si aux patrons de récla­mer des dom­mages-inté­rêts impor­tants qui pour­raient, si les patrons le vou­laient, mettre en péril jus­qu’à l’exis­tence des orga­ni­sa­tions ouvrières.

Les mineurs conti­nuèrent seuls la lutte. Elle dure encore aujourd’­hui. Quelles en seront et l’is­sue et les consé­quences immé­diates et loin­taines ? Nul ne le sait.

* * * *

Voi­ci, briè­ve­ment expo­sés, les causes, le dérou­le­ment, les res­pon­sa­bi­li­tés, la conclu­sion de la grève géné­rale anglaise qui fit trem­bler M. Stan­ley Bald­win et hur­ler de rage les « Die-Hards » : les Chur­chill, les Bir­ken­head et les Hicks.

Aux côtés des défaillants anglais, il en est d’autres dont le rôle ne fut pas celui d’hommes char­gés de conduire et de coor­don­ner l’ac­tion du pro­lé­ta­riat international.

Je veux par­ler, en pre­mier lieu, des diri­geants de la Fédé­ra­tion Inter­na­tio­nale Syn­di­cale et plus par­ti­cu­liè­re­ment des mili­tants de l’In­ter­na­tio­nale minière et de celle des Transports.

Que fal­lait-il pour que les mineurs, et, avec eux, tous les gré­vistes anglais, obtiennent satis­fac­tion ? Qu’il ne rentre pas un kilo de char­bon en Grande-Bretagne !

Qu’on ne dise pas que la chose était impos­sible. Par les élé­ments qui la com­posent, l’In­ter­na­tio­nale Syn­di­cale d’Am­ster­dam, qui compte dans ses rangs les mineurs alle­mands, belges, une par­tie des fran­çais, pou­vait, sans la tra­hi­son de Frank Hodges et du bureau de l’In­ter­na­tio­nale Minière, obte­nir ce résul­tat, sur­tout si l’on consi­dère qu’elle dis­po­sait éga­le­ment des trans­ports alle­mands, belges et d’une par­tie de ceux de la Hol­lande et de la France. De même, les dockers d’Al­le­magne, de Bel­gique, de France et de Hol­lande pou­vaient l’ai­der à. rendre effi­cace le blo­cus de l’Angleterre.

J’a­joute, pour être pré­cis et com­plet, que si les forces d’Am­ster­dam — mieux pla­cées pour des rai­sons géo­gra­phiques et de fait — avaient été appe­lées à l’ac­tion, celles des Inter­na­tio­nales de Mos­cou et de Ber­lin auraient ren­du total le blo­cus des Îles Britanniques.

Mais la Fédé­ra­tion Inter­na­tio­nale d’Am­ster­dam semble s’être don­né comme objec­tif de sau­ver la bour­geoi­sie et non de libé­rer le pro­lé­ta­riat. Peut-être aus­si a‑t-elle eu peur d’être débor­dée ? Peut-être a‑t-elle craint de voir le mou­ve­ment débor­der le cadre anglais et s’é­tendre à une par­tie du conti­nent euro­péen ? Tout cela est possible.

En appa­rence, l’In­ter­na­tio­nale Syn­di­cale Rouge fit meilleure figure. Elle secou­rut lar­ge­ment les gré­vistes en géné­ral ; elle le conti­nue vis-à-vis des mineurs. C’est bien, assu­ré­ment, mais n’eût-il pas été mieux d’en­ga­ger ses forces, de ten­ter d’en­trai­ner le reste ? Et puis, qui ose­rait sou­te­nir que ce secours don­né aux mineurs est dés­in­té­res­sé, qu’il ne vise pas à per­mettre au « Mino­ri­ty Move­ment » de mettre la main sur la Fédé­ra­tion des mineurs anglais, sur les Trade-Unions tout entières pour uti­li­ser cette force d’une façon par­ti­cu­lière qui n’a cer­tai­ne­ment rien de com­mun avec les buts que pour­suivent les mineurs britanniques ?

J’ose pour­tant croire que ceux-ci, ren­dus clair­voyants par les évé­ne­ments qu’ils vivent en ce moment, sau­ront com­prendre que le salut ne peut leur venir de ce côté, qu’il est en eux, rien qu’en eux.

* * * *

Une grande leçon se dégage de la grève géné­rale anglaise. C’est celle-ci : Les ouvriers doivent faire leurs affaires eux-mêmes ; le mou­ve­ment syn­di­cal doit être tota­le­ment indé­pen­dant du mou­ve­ment poli­tique et lui seul doit diri­ger l’ac­tion du pro­lé­ta­riat en lutte.

Les poli­ti­ciens, qui ont tou­jours, et quels qu’ils soient, un pied dans les deux camps enne­mis, ne peuvent être à la fois à la tête des mou­ve­ments poli­tique et éco­no­mique et les ser­vir éga­le­ment. L’op­po­si­tion fon­da­men­tale de ces deux mou­ve­ments les obligent à choi­sir et les ouvriers ne doivent pas tolé­rer à leur tête des dépu­tés, des anciens ministres, des minis­trables, qui ne visent qu’à les tra­hir ou’ à les asservir.

La poli­tique dans le syn­di­cat, c’est le ver dans le fruit.

Les syn­di­ca­listes fran­çais, dans les cir­cons­tances pré­sentes, doivent sur­tout tirer cet ensei­gne­ment de la grève anglaise.

Jamais plus qu’au­jourd’­hui, l’in­dé­pen­dance et l’au­to­no­mie — les deux et non la der­nière seule­ment — doivent être affir­mées, défen­dues et sau­ve­gar­dées dans la mesure où cela reste possible.

D’autres expé­riences vien­dront mal­heu­reu­se­ment confir­mer celle-ci. Et celles-là vien­dront plus sûre­ment du côté com­mu­niste que du côté réfor­miste. Elles prou­ve­ront le carac­tère néfaste de l’ac­tion des par­tis et la néces­si­té pour les syn­di­cats de se libérer.

Lorsque ce sera chose faite, les ouvriers désa­bu­sés com­pren­dront l’im­pos­si­bi­li­té de leur affran­chis­se­ment par les par­tis et les gou­ver­ne­ments. Le moment du syn­di­ca­lisme sera venu.

Œuvrons pour que ce soit le plus rapi­de­ment pos­sible et ten­tons d’é­vi­ter au pro­lé­ta­riat, si nous le pou­vons, les déboires que les poli­ti­ciens lui préparent.

Pierre Bes­nard.


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