La Presse Anarchiste

L’illusion de l’unité

Les tra­di­tions ont la vie dure. Et la vie idyl­lique du syn­di­ca­lisme fran­çais d’a­vant guerre, un et indi­vi­sible, rem­plit jus­qu’au­jourd’­hui de pro­fonds regrets les syn­di­ca­listes révolutionnaires.

Faut-il tel­le­ment s’at­ta­cher à une tra­di­tion que la vie elle-même tend à briser ?

Nos cama­rades syn­di­ca­listes oublient que la lutte de classes porte un carac­tère dif­fé­rent sui­vant l’é­poque à laquelle cette lutte est menée, et qu’une époque com­pa­ra­ti­ve­ment nor­male et pai­sible ne peut, en aucune façon, se com­pa­rer à une autre net­te­ment et fran­che­ment révolutionnaire.

Dans la pre­mière de ces époques, que nous pour­rions appe­ler évo­lu­lion­naire, la lutte des classes porte plu­tôt un carac­tère cor­po­ra­tif et d’a­mé­lio­ra­tions momen­ta­nées de salaires et de condi­tions géné­rales de tra­vail. Le pro­blème de recons­truc­tion sociale ne se pose que comme un pro­blème éloi­gné de réa­li­sa­tion future et n’a­gite pas pro­fon­dé­ment les esprits. Il s’en suit, par consé­quent, que la grande masse des tra­vailleurs orga­ni­sés, prin­ci­pa­le­ment occu­pée de sa lutte quo­ti­dienne, ne s’ar­rête pas trop aux pro­blèmes moins concrets et plus com­plexes de la révo­lu­tion éman­ci­pa­trice et trouve faci­le­ment le ter­rain d’en­tente qui per­met à tous les ouvriers, quelles que puissent être leurs concep­tions poli­tiques et leurs moyens d’ac­tion extra-cor­po­ra­tifs, de se grou­per en une seule uni­té syn­di­cale, de lut­ter en com­mun pour leurs reven­di­ca­tions immé­diates et se pro­cla­mer du même idéal loin­tain de l’hu­ma­ni­té régé­né­rée, où le sala­riat sera abo­li et où le patro­nat n’au­ra plus sa rai­son d’être.

Il est vrai que même alors, c’est-à-dire dans les qua­rante années qui pré­cé­dèrent la grande guerre, tout n’é­tait pas pour le mieux dans le monde ouvrier et révo­lu­tion­naire. Rap­pe­lons-nous : d’un côté, la Charte d’A­miens dont l’ap­pa­ri­tion sur l’ho­ri­zon syn­di­ca­liste n’é­tait que la riposte à la ten­ta­tive des gues­distes d’ac­ca­pa­rer le mou­ve­ment ouvrier en vou­lant y intro­duire et y enra­ci­ner l’i­déo­lo­gie mar­xiste de la conquête des pou­voirs publics, et, de l’autre, la lutte épique entre Bakou­nine et Marx au sein de la Pre­mière Inter­na­tio­nale, l’un vou­lant rendre le mou­ve­ment ouvrier entiè­re­ment indé­pen­dant de l’emprise poli­tique, mais, en même temps, lui don­nant un carac­tère net­te­ment fédé­ra­liste et anti-éta­tiste ; l’autre vou­lant user du mou­ve­ment ouvrier comme d’un levier puis­sant qui pla­ce­rait. au pou­voir le socia­lisme auto­ri­taire et cen­tra­liste, avec la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat comme pivot et point d’appui.

Mais ce n’é­taient, en somme, que des luttes entre indi­vi­dus. La grande masse orga­ni­sée telle que nous la conce­vons, telle que nous la connais­sons déjà aujourd’­hui — n’é­tait pas encore née. Mais ces luttes, au pre­mier abord clai­re­ment intes­tines, don­naient déjà l’a­vant-goût des luttes plus âpres qui devront scin­der le mou­ve­ment ouvrier à un tour­nant, aigu et sou­dain de son histoire.

Ce tour­nant, c’est, indu­bi­ta­ble­ment, la Révo­lu­tion Russe. Elle don­na le der­nier coup de grâce, après la grande, guerre, à l’ère nor­male, pai­sible, évo­lu­tion­naire que nous tra­ver­sions, et nous intro­dui­sit défi­ni­ti­ve­ment dans l’ère révo­lu­tion­naire que nous tra­ver­sons tou­jours. Les reven­di­ca­tions d’ordre cor­po­ra­tif, la ques­tion des salaires, mal­gré toute leur impor­tance immé­diate, se sont reti­rées au second plan. Et les pro­blèmes qui sem­blaient, il y a à peine une dizaine d’an­nées, trop éloi­gnés pour néces­si­ter une concré­ti­sa­tion immé­diate, se placent aujourd’­hui de front devant nous, et nos pro­grammes d’ac­tion ne sont plus capables de les ignorer.

C’est parce que nos pro­grammes d’ac­tion ne peuvent plus s’oc­cu­per que des petits détails de la vie quo­ti­dienne de la classe ouvrière, c’est parce qu’ils doivent embras­ser des hori­zons plus larges, c’est parce qu’ils doivent être adap­tés à une période où la révo­lu­tion sociale, sor­tant du domaine de la théo­rie abs­traite et loin­taine, devient un fait concret de notre propre géné­ra­tion, que la pos­si­bi­li­té d’un mou­ve­ment syn­di­cal un et indi­vi­sible devient de plus en plus chi­mé­rique. Car, en effet, les méthodes de lutte décou­lant inévi­ta­ble­ment de la doc­trine sociale, il ne peut y avoir d’en­tente ni d’u­ni­té pos­sible là où les doc­trines s’op­posent. La recons­truc­tion sociale de la socié­té au len­de­main de la révo­lu­tion est à l’ordre dut jour. Cette recons­truc­tion peut se faire dans plu­sieurs direc­tions, dont deux radi­ca­le­ment oppo­sées ; elle peut se faire sur le prin­cipe éta­tiste, elle peut se faire sur le prin­cipe anti-éta­tiste. Elle peut être cen­tra­liste ou elle peut être fédé­ra­liste. Ces deux concep­tions car­di­nales du carac­tère d’une révo­lu­tion sont à la base non seule­ment de la recons­truc­tion éco­no­mique, poli­tique et sociale, mais aus­si de la lutte et de l’or­ga­ni­sa­tion avant la révo­lu­tion. La divi­sion de la concep­tion éta­tiste en deux cou­rants — celui de la démo­cra­tie et celui de la dic­ta­ture — n’est que pas­sa­gère et super­fi­cielle. La concep­tion anti-éta­tiste reste fon­da­men­ta­le­ment oppo­sée à ces deux courants.

Étant don­né que les luttes d’au­jourd’­hui portent en elles le germe de la révo­lu­tion future, il est du devoir du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire se pro­cla­mant de la doc­trine fédé­ra­liste et anti-éta­tiste non pas de recher­cher les moyens d’u­nir les élé­ments hété­ro­gènes qui para­ly­se­raient toute action fon­ciè­re­ment révo­lu­tion­naire et recons­truc­tive, mais, au contraire, de cher­cher à se dif­fé­ren­cier de ces éléments.

Le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire à base fédé­ra­liste et anti-éta­tiste doit unir ses propres forces, car il aura à com­battre non seule­ment la réac­tion capi­ta­liste et impé­ria­liste de la bour­geoi­sie qui, elle, est démas­quée, mais aus­si la réac­tion, col­la­bo­ra­tion­niste et mar­xiste qui, sous le masque de mou­ve­ments ouvriers, est tout aus­si néfaste et dangereuse.

Ici, en France, la C.G.T. et la C.G.T.U. repré­sentent les deux cou­rants de la concep­tion éta­tiste au sein du mou­ve­ment ouvrier. L’u­nion orga­nique des forces anti-éta­tistes avec l’un de ces cou­rants ou avec les deux ne peut mener, dans la période révo­lu­tion­naire qui nous entoure, qu’à la para­ly­sie de la révo­lu­tion elle-même. Il faut prendre garde contre cet écueil sur lequel pour­ront faci­le­ment se bri­ser nos énergies.

L’u­nion fait la force. C’est vrai ; mais à condi­tion que ce soit une union homo­gène, sous un dra­peau unique. Une union de forces oppo­sées et s’entre-déchi­rant l’une l’autre ne peut engen­drer que fai­blesse et mort.

La tra­di­tion syn­di­ca­liste d’a­vant-guerre a vécu. Il faut pou­voir regar­der les nou­veaux faits bien en. face et en tirer les conséquences.

A Scha­pi­ro.


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