Rêveur!… À dit celui qui ne voulait point voir la pensée briller sur les routes où se traînent les hommes. Poète!…, a dit celui qui ne pouvait point sentir son cœur battre à l’unisson d’un cerveau lucide et frondeur. Rêverie?… Poésie?…
— C’est le refuge des gueux, qui vont par les routes et les chemins, semant la bonne parole qui vient secourir ceux qui peinent durement pour se sortir de la banalité qui les enlise ; ce sont les transports des nobles fous — écrits charmeurs et virils — qui élèvent l’homme au-dessus de sa condition stupide et grégaire.
Vouloir ne plus écouter le rêve qui vous incite à soulever le voile qui recouvre les chimères, afin de voir plus clair en son cerveau ; vouloir ne plus entendre la poésie qui vous enivre et vous oblige à donner au coeur qui vibre d’émotion, sa part dans la conquête de sa vie, c’est succomber devant l’effort qui vous veut grand devant les heurts de la vie.
Pour rêver à la noble dignité de la plus parfaite élévation individuelle, pour chanter l’ode, à la joie d’être un Homme parmi les sous-hommes, il n’est point besoin de se faire le disciple d’un système, d’une école ou d’un maître : un tempérament chercheur et ardent, une volonté tenace, le besoin d’une éthique qui se veut puissante, parce que pourchasseuse de morales, sont des armes suffisantes pour prendre part au grand combat des Idées.
— O —
Rêveurs magnifiques et poètes errants, continuez donc à tracasser la paresse qui s’endort sur les chemins de l’habitude.
L’habitude?…
— C’est bien la représentation vivante du statique (qui ne cherche plus à tenir compagnie aux marcheurs de l’« avant », parce que, considérant le but comme atteint).
Il n’est point d’habitude qui puisse plaire et suffire à ceux qui se veulent conquérants des plus légitimes besoins du mieux vivre.
Il est vrai que l’« esprit de corps collectif » cherche toujours à détruire la fierté individuelle qui pointe à l’aube des tentatives rebelles ; il est vrai que la quantité se veut toujours dévoreuse de qualité ; il est vrai qu’il est toujours difficile de faire de son rêve une réalité, et de rendre son poème héroïque, dans un monde où la lâcheté et la laideur font rage.… Mais ce n’est point une raison pour abdiquer.
— O —
Jeunes penseurs et combattants de l’Idéologie, n’allez point croire que je suis le chef de claque qui cherche — avec l’aide des bravos, des hourras et de tous les vains tapages — à réveiller les endormis d’entre les morts : je ne sais point et ne veux point faire figure de chef de file.
Je ne peux que simplement dire :
— S’il est vrai que la Société se dresse toujours contre l’Individu pour l’empêcher de travailler tranquillement à son épanouissement, il n’est pas moins vrai que l’individu fait peu pour tenter de se réaliser.
Je crois que c’est une erreur que de songer qu’il est facile de gagner sa place au banquet de la Vie, sans avoir (au préalable), travaillé durement pour construire et sa puissance et son harmonie.
Rien n’est possible sans l’effort : Le vaillant et viril Effort.
Quiconque a peur de la peine et de la douleur ne doit point chercher à se lancer sur les grandes routes où la Raison et l’Audace coalisées livrent bataille à l’Ignorance et à l’Hypocrisie.
L’homme qui lutte désespérément pour rendre plus belle et plus forte sa façon de vivre, sera certainement vaincu par la vie, comme les autres.… Mais combien son passage sur la boule terraquée sera différent de celui des amorphes et des veules qui s’enfuyèrent toujours devant l’exigence des faits qui font des Hommes!.…
C’est avec l’aide de la rêverie et de la poésie que l’individu se transporte en dehors de cette apparence de vie qui a le droit de cité au pays des bipèdes, c’est en s’efforçant de franchir les limites de la tradition que le réfractaire sent combien sont tentantes les choses défendues par ceux qui exigent la Soumission afin d’avoir plus d’aise pour mieux Commander.
Pour que la rêverie devienne graine qui germe sur le terrain de l’« attente réalitaire », pour que la poésie soit le reflet de la consciente et permanenté révolte qui souffle comme la plus violente des tempêtes en plein le subjectif humain, il faut savoir œuvrer sans relâche, afin de se faire et le plus clairvoyant architecte et le plus courageux artisan qui savent bâtir le temple de l’individu délivré de tous les temples : j’ai nommé l’« Unique et sa Propriété ».
Il n’est point question là, de critiques adressées contre ceux qui ne sont pas encore au « point » pour comprendre la légitime grandeur de l’individualisme rayonnant et expansif : — Celui qui vient de trouver son chemin n’est-il point l’égaré d’hier !
Je te salue donc, ô anarchie, porteuse de flambeaux qui viennent éclairer l’Esprit qui marche à tâtons dans les ténèbres, qui viennent apporter au Cœur de l’homme, un peu, beaucoup même de cette chaleur qui lui sert de baume quand vient l’heure de la grande souffrance… Puisque sur la grand’place de l’idéologie renaissante, les « unités » se sont séparées pour prendre chacune la route préférée, marchons, marchons avec entrain vers le but que nous assigne notre puissance qui n’est point autre chose que la sœur de notre harmonie.
Qu’importent les différences si la sincérité est à la base de toute manifestation !
— O —
À l’heure où la « rigolade » semble vouloir s’implanter jusqu’au sein de l’Idéologie, il est heureux de constater qu’il existe encore quelques « cérébraux » qui s’acharnent à lutter coutre ceux qui se plaisent à rire de la sincérité des êtres qui se veulent autre chose que des ventres.
Têtes et Ventres sont ceux qui se dressent contre la tyrannie des « grands et la flagornerie des « petits ». — S’ils sont de ceux qui exigent d’avoir le ventre bien rempli, (— sans pour ce, user du Superflu : ce traceur de privilèges —), afin de se sentir mieux à l’aise devant les heurts de la vie, ils n’oublient point que leurs « têtes folles » se veulent gourmandes de pensées qui les incitent à devenir toujours plus courageux et vaillants contre ceux qui se font les destructeurs de la liberté individuelle.
Pour que cette liberté soit moins en danger, n’oublions point, ô camarades féminins et masculins de nous insurger sans cesse coutre la ville exploitation de l’homme par l’homme et contre la si nocive indifférence qui sont si marquantes à notre époque.
Pour rendre plus ardent notre désir de combat par la pensée et l’exemple, sachons nous souvenir combien furent résistants ceux qui nous précédèrent sur le champ de la révolte : — C’est de l’œuvre de l’Homme que doit sortir l’espoir d’une meilleure vie.
Individu, lève-toi!…
Lève-toi, non point pour subir la colère passagère qui n’est qu’un danger pour toi, mais pour donner à ta vie, l’orientation vers le beau, le vrai et le juste… — Quand sonnera l’heure de ta compréhension, tu n’auras — pour rendre plus sublime l’affirmation de ta « puissance » — qu’à te laisser gagner par les hardies réminiscences qui viendront te montrer combien furent géants les inadaptés et inadaptables qui surent ne jamais se plier devant l’ordre de la tyrannie, pour donner plus de vigueur et d’échos à la Poésie héroïque des grands Chemins.
Écoute, le poème tragique ; c’est la plus ultime des rébellions qui clame :
« Il faut être né dans une société policée, pour avoir la patience d’y vivre toute sa vie et pour n’avoir jamais le désir de quitter cette sphère de conventions pénibles, de petits mensonges vénéneux consacrés par l’usage, d’ambitions maladives, d’étroit sectarisme, de diverses formes d’insincérité, en un mot toute cette vanité qui gèle le cœur, corrompt l’esprit, et qu’on appelle avec si peu de raison la civilisation » (Maxime Gorki).
« Chaque homme qui lutte avec la vie, qui est vaincu par elle et prisonnier de sa boue est plus un philosophe que Schopenhauer, parce que jamais une idée abstraite ne prendra une forme aussi précise et imagée que la pensée que tire d’un cerveau la souffrance ». (Maxime Gorki. Les Vagabonds).
« La loi n’a encore formé aucun grand homme, mais la liberté fait éclore des colosses et des êtres extrêmes ». (Schiller. Les Brigands).
« Toutes les puissances qui furent mes maîtresses, je les rabaisse donc au rôle de mes servantes. Les idoles n’existent que par Moi : il suffit que je ne les crée plus pour qu’elles ne soient plus ; il n’y a de « puissances supérieures » que parce que je les élève et me mets au-dessous d’elles ». (Stirner. L’Unique et sa Propriété).
« La civilisation d’Europe est une machine à broyer. Elle consume les peuples qu’elle envahit, elle extermine et anéantit les races qui gênent sa marche conquérante. C’est une civilisation de cannibales ; elle opprime les faibles et s’enrichit à leurs dépens. Elle sème partout les jalousies et les haines, elle fait le vide devant elle. C’est une civilisation scientifique et non humaine. Sa puissance lui vient de ce qu’elle concentre toutes ses forces vers l’« unique but de s’enrichir.…
« Sous le nom de patriotisme, elle manque à la parole donnée, elle tend sans honte ses filets, tissus de mensonges ; elle dresse de gigantesques et monstrueuses idoles dans les temples élevés au Gain, le dieu qu’elle adore. Nous prophétisons sans aucune hésitation que cela ne durera pas toujours. » (Radinbranath Tagore.).
« Dans les académies s’étalent aux sièges d’ivoire les sénateurs ― poussahs, bons à se faire tirer la barbe sur leurs chaises percées ! Mais dans une soupente, le sans-pain, le sans-place, le sans-journal, joue pour les aragnes de son stradivarius. Et souvent c’est un enfant de vingt ans, neurasthénique, c’est un piqueur de dés dans un bouge, un graisseur de wagons qui, contre l’Insincérité et le Plagiat, contre la notoriété qui s’habille en gloire, peinent, prévoient, gravent, émeuvent, guerroient. » (Charles-Théophile-Féret).
« Riez, allez, riez du pauvre idéologue
Qui passe dans son rêve et vous parle d’égloque,
D’amour et de bonté comme autrefois Jésus.
Moquez-vous sans pitié de ses bas décousus,
De son pourpoint usé, de ses chaussures boueuses,
Vous, bas fripons, courtisans, gueuses,
Qui devriez tomber aux pieds
De l’être sain dont vous riez.
Viens mon grand ! Viens ! Scrutons les profondeurs cachées ;
Viens, viens ! Recommençons les belles chevauchées,
Fonçons sur toute lâcheté
Et donnons au malheur le pain de la bonté ».
(Don Quichotte. Poème de Henri Cain).
« Ce monde est une comédie pour ceux qui pensent, une tragédie pour ceux qui sentent ». (Swift).
« L’époque est malade et désemparée… Les esprits pensants de toutes les nations appellent le changement… Réformer un monde, réformer une nation, nul homme sage n’entreprendra cela ; et tous, sauf les sots, savent que la seule réforme solide, quoique bien plus lente, c’est celle que. chacun commence et accomplit sur soi-même ». ( Thomas Carlyle).
« Cervantès —: Bohémiens, pourquoi ma jeunesse imprudente a‑t-elle abandonné votre vie ? En vérité, je vous le dis, bohémiens, bohémiens, c’est vous qui avez choisi la bonne part. Vous êtes les seigneurs des champs et des prairies, des forêts et des landes, des montagnes et des combes, des fontaines et des ruisseaux. Les arbres vous donnent, vivants, leurs fruits et leur ombre ; morts, le bois qui vous réchauffe et qui cuit vos viandes. Les vignes vous offrent leurs raisins ; les jardins, leurs légumes ; les sources, leurs eaux ; les ruisseaux, leurs poissons ; les parcs, leur gibier ; les cavernes, leurs retraites. Pour vous, les violences du ciel ne sont que zéphyrs, les neiges que rafraîchissement ; les pluies que bain joyeux. Vous écoutez le tonnerre comme une musique et vous regardez les éclairs comme des flambeaux de fête. Quel terrain est assez rugueux pour ne point vous sembler un matelas de plumes ? Vos peaux endurcies vous protègent comme armures impénétrables. Votre légèreté ne se laisse arrêter ni par les barreaux, ni par les grilles, les murs s’abaissent devant elle et toute clôture lui est un risible obstacle. Vous obtenez ce que vous désirez, puisque vous savez vous contenter de ce que vous avez. Vous vivez de votre industrie et vous méprisez le proverbe qui explique la fortune de quelques particuliers et la ruine de l’Espagne : « l’Église, la mer ou le service du Roi. » Bohémiens, bohémiens, tant qu’il existera un de vos adouars, il y aura par le monde une image mouvante de l’âge d’or. Vous savez que les biens de la terre sont communs et vous n’attendez pas qu’on vous fasse votre part. Vous ignorez l’ambition qui torture, la bassesse qui voudrait mordre et qui caresse, l’envie qui déchire. Parce que vous restez fidèles à la mère nature, vous êtes savants dans la science véritable, non dans les ridicules mensonges d’ Alcala ou de Salamanque. Vous connaissez l’heure à l’inclinaison du soleil ou au dessin que forme la broderie des étoiles. C’est pour vous que l’aube blanchit l’orient et que l’aurore disperse son vaste bouquet de roses. C’est vous qui jouissez le mieux des saisons et de leur variété magnifique. Et vous êtes, ô chrétiens nouveaux, les seuls honnêtes gens devant qui on puisse parler sans crainte. Votre liberté supporte la liberté voisine. Il n’y a point parmi vous de familier du Saint-Office et de bon catholique qui aime son prochain jusqu’à le faire brûler. Lorsque ceux qui nous ont volé la terre et le droit de parler vous persécutent, votre courage ne se laisse abattre ni par les cordes dont ils serrent et tordent vos membres, ni par les poulies, les coquemars et les chevalets. Du oui ou non, vous ne faites d’autre différence que celle exigée pour votre salut et par le salut de vos frères. Vous savez être des martyrs et non des confesseurs, nobles bohémiens qui chantez dans les prisons et vous taisez à la torture. » (Han Ryner. L’Ingénieux Hidalgo Miguel Cervantès).
Silence!… la musique a lancé ses notes si viriles et parfois si plaintives : c’est à nous d’écouter ce qui cause à notre intime personne, afin de SAVOIR et de POUVOIR continuer le poème de la vie ardente et rebelle.
A. Bailly.