La Presse Anarchiste

Côté des dames

— Vous devriez, m’a-t-on dit, écrire pour les femmes, vous qui êtes une femme.

Il y a donc une façon spé­ciale d’é­crire pour les femmes ? Hélas, oui !

On écrit pour les femmes avec une plume dorée, sur du papier azur ou mauve, en un fran­çais spé­cial, sans vigueur et sans consis­tance, où les mots semblent enduits de brillan­tine et de pom­made rosat.

Et comme écrire, au sens lit­té­raire du mot, ne peut guère être que décrire ou sa pen­sée ou l’u­ni­vers, on a un uni­vers et une pen­sée arran­gés, fabri­qués, mon­tés comme une fée­rie, ad usum Del­phi­nœ.

Depuis le pauvre vieux raté du jour­na­lisme qui, sous le riant pseu­do­nyme de « Monique de Crè­ve­cœur » ou de « Tante Arsi­nœ » dis­pense aux midi­nettes et aux petites bour­geoises leur pâture intel­lec­tuelle dans les colonnes des jour­naux de mode, jus­qu’à l’a­ca­dé­mi­cien tout de vert orné qui pond chez l’é­di­teur favo­ri des douai­rières, d’a­ris­to­cra­tiques romans, tous obéissent aux règles qui, pour n’a­voir point été pres­crites par Alba­lat en son docte Art d’É­crire, n’en sont pas moins impé­rieuses — et respectées.

En cette langue sin­gu­lière, en ce Para­fran­çais sub­ti­le­ment défor­mé, une femme qui a pro­crée est non seule­ment une « maman », mais une « petite maman », même si elle a qua­rante ans pas­sés, un mètre 80 de haut et un soup­çon de mous­tache. Un être humain en bas âge est non seule­ment un « bébé », mais une « pou­pée », une « mignonne poupée ».

Un tau­dis mal­sain est un « inté­rieur », et une gue­non, une « aimable lectrice ».

Faite de sup­pres­sions et de conven­tions, tacites plu­tôt que d’af­fir­ma­tions, elle abou­tit, cette langue, à créer un sur­pre­nant ensemble d’er­reurs dans lequel les femmes amies (de par leur édu­ca­tion mil­lé­naire) de l’i­gno­rance et du men­songe, vivent une vie de l’es­prit qui est laté­rale à la vie, à la vie où vivent et se battent la plu­part des hommes…

Dans ce monde conven­tion­nel de la lit­té­ra­ture fémi­nine, la croyance catho­lique est impli­ci­te­ment admise, avec un ensemble de pos­tu­lats sur la « bonne conduite », les « bonnes mœurs », le « bon­heur », le « devoir », les prin­cipes de l’é­du­ca­tion pué­rile et hon­nête, l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique et sociale de l’É­tat, les rela­tions sexuelles, dont le doc­teur Tou­louse a si jus­te­ment dit qu’elles étaient la clé de la ques­tion sociale, y sont envi­sa­gées sous l’angle exclu­sif du mariage bour­geois et même petit-bour­geois, avec (car il faut tout pré­voir en ce bas monde!) une théo­rie de l’A­dul­tère et de son habi­tuelle puni­tion par Cro­que­mi­taine, je veux dire par la Providence.

D’ailleurs, qu’é­crit-on d’or­di­naire pour les femmes, en dehors des trai­tés tech­niques consa­crés à leurs occu­pa­tions habi­tuelles, « trai­tés » réduits le plus sou­vent à des recettes ména­gères, et à des conseils de cou­ture, de mode et de puériculture ?

Des romans et des chro­niques ; car pour les vers, ils sont quan­ti­té négligeable…

Je me gar­de­rai d’au­tant plus de dire du mal des romans, que j’en suis une grande liseuse. Non seule­ment je les consi­dère comme de fort agréables amu­settes, mais encore je ne conteste pas une très grande uti­li­té à ceux d’entre eux (rares!) qui sont dignes de voir le jour.

Seule­ment, il faut savoir les lire, et, avec eux comme avec les autres sources d’in­for­ma­tion, il faut un cer­tain degré de culture pour com­men­cer à se cultiver.

Il faut savoir dis­cer­ner d’a­bord, assi­mi­ler ensuite, ce qui vaut la peine d’être recueilli il faut savoir le rete­nir intel­li­gem­ment, et le fondre dans la réserve d’i­dées géné­rales bien et clai­re­ment assises sans les­quelles il n’est pas de vraie pensée.

Et, ce tra­vail de la mémoire et de l’es­prit, on voit tout de suite com­bien il s’ac­cor­de­rait peu avec la lec­ture et l’a­na­lyse de romans « pour dames ».

La femme qui n’au­rait guère lu que Zola, Flau­bert, Bal­zac et les romans de Vic­tor Hugo, mais qui en aurait expri­mé pour l’embellissement et l’é­lé­va­tion de son esprit tout ce qu’on en peut expri­mer, serait en pos­ses­sion d’une belle somme de savoir, et pour­rait en tirer une sagesse assez ferme et assez com­plète pour lui être un guide pré­cieux dans la recherche de soi-même.

Mais c’est pré­ci­sé­ment parce qu’il ne s’a­git pas là de romans pour dames et parce que cette femme n’au­rait pas fait œuvre de femme en les lisant, même si ses conclu­sions étaient domi­nées, « condi­tion­nées », comme il est nor­mal, par l’i­dio­syn­cra­sie de son sexe.

Or, nul n’ayant pris soin d’ap­prendre à lire à la masse des femmes, et elles-mêmes ayant peu de pen­chant natu­rel à l’au­to­dic­ta­tisme en cette matière, elles sont inévi­ta­ble­ment por­tées à la lec­ture des romans faits pour elles, c’est-à-dire d’où se trouvent évin­cés ces élé­ments utiles dont je viens de parler.

Ai-je besoin d’é­vo­quer l’exas­pé­rante niai­se­rie de ces monu­ments « lit­té­raires » où se déverse, sous le cou­vert de l’a­na­lyse psy­cho­lo­giques des états d’âme de Madame de Saint-Machin, ce que Wells appel­le­rait « un plein baquet d’âme fémi­nine frelatée » ?

Ou de ces « œuvrettes » où les pauvres gosses du peuple apprennent qu’une cou­sette a, dans la vie, deux débou­chés à peu près sûrs : épou­ser un noble jeune homme dont l’au­to la heur­ta un jour qu’elle cou­rait rap­por­ter sa paye à sa vieille mère malade, ou débu­ter brillam­ment à l’O­pé­ra après qu’un impre­sa­rio l’a par hasard enten­du fre­don­ner dans la rue ?

Reste la chro­nique, c’est-à-dire les articles « billet » et « topos » consa­crés à peu près dans toute la presse à des rubriques fémi­nines tenues par des femmes : ain­si les « Ingé­nu­ment » de Blanche Vogt dans l’In­tran­si­geant, les papiers d’Ar­nolde dans l’A­mi du Peuple, les « Pour les Femmes » d’Hu­guette Godin dans le Quo­ti­dien, les « Disques » de Ger­maine Beau­mont dans les Nou­velles Lit­té­raires. D’a­bord, et quoi que pensent en leur foi inté­rieur ces « rubri­quardes », qui ont du talent, elles sont, bien enten­du, les ser­vantes per­inde ac cada­ver du jour­nal qui les rétri­bue. Et si leur fémi­nisme s’é­dul­core de toutes les conven­tions énu­mé­rées plus haut, ces conven­tions à l’u­sage du beau sexe ne sont que le reflet des conven­tions sociales d’ordre plus géné­ral dont le res­pect est pres­crit par la ligne poli­tique et com­mer­ciale de l’or­gane où il se manifeste.

Ensuite, ne sont-elles pas, sou­vent, et plus ou moins incons­ciem­ment, gênées par ce prin­cipe que je cherche à com­battre ici même, selon lequel une femme doit écrire pour les femmes ?

Qu’elles le fassent, certes, si c’est chez elles un tour d’es­prit spon­ta­né : mais sinon qu’on nous épargne de pres­sen­tir la contrainte et l’ab­sence d’in­té­rêt que fait naître un sujet ingrat. Oblige-t-on une actrice à ne jouer que devant un audi­toire de femmes ? Une femme peintre, à ne peindre que des femmes ?

Ces jour­na­listes en jupon (encore une fois celles, du moins, que se trouve ne pas satis­faire entiè­re­ment la spé­cia­li­sa­tion le leur public) tendent à s’é­chap­per en écri­vant, indi­rec­te­ment, pour les hommes : en trai­tant des sujets très fémi­nins tout en guet­tant du coin de l’œil le lec­teur mâle, pour lequel on prend une allure gen­ti­ment désin­volte, dou­ce­ment iro­nique à l’é­gard de ses « sœurs » « Voyez-vous, je dis ceci et cela parce que c’est néces­saire, mais notez avec quel secret déta­che­ment je le dis, moi qui, n’est-ce pas ? suis si supé­rieure à tous ces papotages ! »

Elles font bien. Car cette tra­hi­son appa­rente de leur mis­sion est un ins­tinc­tif retour vers une façon d’é­crire plus sage, plus conforme à la raison.

Point n’est besoin d’é­crire pour les hommes, pour les femmes, et pour les Auver­gnats. Il faut écrire tout sim­ple­ment. Chaque lec­teur sau­ra, selon ses capa­ci­tés et ses ten­dances, tirer de l’œuvre les conclu­sions qui lui conviennent.

On admet que bon nombre des maîtres de la pen­sée humaine Swift, Molière, de Foë, Cer­vantes, La Fon­taine, etc., ont écrit à la fois pour les enfants et pour les grandes per­sonnes les plus intel­li­gentes, les plus noble­ment douées. Ce qui n’empêche pas un enfant chez qui déjà se révèle une âme d’homme de les lire en homme, — et une grande per­sonne dont le cer­veau demeure en état d’in­fan­ti­lisme, de les lire en enfant.

Ne peut-on faire aux femmes l’hon­neur — ou rendre aux femmes la jus­tice — de les trai­ter en enfants ?

Maxi­mi­lienne.


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