La Presse Anarchiste

Lettres de Russie

La révo­lu­tion russe vient d’en­trer dans sa 13ème année : laps de temps suf­fi­sant pour qu’un bou­le­ver­se­ment social, même de cette enver­gure, fasse ses preuves.

Où en est donc, actuel­le­ment, le pays de « la plus for­mi­dable » révo­lu­tion ? Cette ques­tion revient constam­ment à l’es­prit d’une mul­ti­tude de gens, de toutes les ten­dances ou condi­tions sociales, qui, noyés dans des infor­ma­tions les plus variées et même contra­dic­toires, finissent par perdre tout espoir d’ar­ri­ver à une notion exacte de choses de « là-bas ». Nos cama­rades eux-mêmes ne sont pas tou­jours à l’a­bri de cer­tains racon­tars fan­tai­sistes aux­quels, trop sou­vent, ils ne savent pas oppo­ser une réplique appuyée de faits, docu­men­tées, vigoureuse.

Dans une série d’é­tudes plus ou moins régu­lières, nous tâche­rons de four­nir aux lec­teurs de la R. A. une infor­ma­tion aus­si pré­cise que pos­sible sur la situa­tion véri­table en URSS : situa­tion poli­tique, éco­no­mique, sociale, etc… Cette infor­ma­tion, nous la pui­se­rons exclu­si­ve­ment à sa source pre­mière, indis­cu­table, jour­naux sovié­tiques (les « Izves­tia » la « Prav­da » et autres), lettres de nos cor­res­pon­dants directs de toute confiance, etc…

Avant de com­men­cer ces études pro­pre­ment dites, rap­pe­lons aux lec­teurs quelques faits essen­tiels de la révo­lu­tion russe, à l’oc­ca­sion, jus­te­ment, de son 12ème anni­ver­saire. Cette révi­sion serait, sans aucun doute, utile à tous ceux qui s’y inté­ressent. De plus, elle nous ser­vi­rait de base pour tout ce que nous aurions à dire ultérieurement.

Les débuts de la révo­lu­tion confir­mèrent entiè­re­ment les thèses et les pré­vi­sions des anar­chistes. En effet, ce ne fut pas un par­ti ni un groupe poli­tique ou autre qui eût com­men­cé ou gui­dé la révo­lu­tion. Elle a écla­té spon­ta­né­ment, par un sou­lè­ve­ment géné­ral et déci­sif des masses tra­vailleuses qui finirent par entraî­ner à leur suite l’an­née (février-mars 1917).

Aus­si­tôt, deux pro­ces­sus paral­lèles se des­si­nèrent, comme ce fut le cas dans toutes les révo­lu­tions de vaste enver­gure : d’une part, ce furent les tâton­ne­ments, les recherches et les efforts des masses popu­laires ten­dant à conti­nuer la révo­lu­tion, à la faire enga­ger sur une large voie de libre acti­vi­té popu­laire, en vue de grandes réa­li­sa­tions sociales ; d’autre part, ce fut le ral­lie­ment en hâte de toutes sortes d’élé­ments poli­tiques cher­chant à orien­ter la révo­lu­tion sur la voie poli­tique, donc à ins­tau­rer un nou­veau gou­ver­ne­ment et à liqui­der le mou­ve­ment popu­laire libre.

Le cou­rant poli­tique, abou­tit, tout d’a­bord, à la for­ma­tion de trois gou­ver­ne­ments consé­cu­tifs dont aucun ne sut résoudre les gigan­tesques pro­blèmes de la révo­lu­tion ni satis­faire les aspi­ra­tions des masses tra­vailleuses. Ce furent, dans l’ordre. le gou­ver­ne­ment des bour­geois et des agra­riens (Miliou­kov, prince Lvov), celui de la « coa­li­tion » (avec Kerens­ki) et, enfin, le gou­ver­ne­ment socia­liste de Kerens­ki (mars-octobre 1917).

En atten­dant, le pays conti­nuait à souf­frir. Les pro­blèmes de la révo­lu­tion res­taient ouverts. Tous les gou­ver­ne­ments pro­met­taient la prompte convo­ca­tion de la « Consti­tuante » et plu­sieurs choses encore. Mais tous se trou­vèrent dans l’im­pos­si­bi­li­té de tenir leurs pro­messes. Dans ces condi­tions, un autre grou­pe­ment poli­tique sur­git dans l’ombre et, for­ti­fié par la marche des évè­ne­ments, enta­ma une lutte pour le pou­voir. Ce fut le par­ti com­mu­niste (bol­che­viste).

En même temps, l’ac­ti­vi­té libre des masses popu­laires s’ac­cen­tuait.. Les Soviets, les comi­tés d’u­sines, les syn­di­cats ouvriers nou­vel­le­ment for­més, œuvraient sans relâche. L’in­sur­rec­tion du 3 juillet 1917 fut l’une des mani­fes­ta­tions de cette force naissante.

Les anar­chistes cher­chèrent, dès le début, à sou­te­nir ce cou­rant popu­laire, à lui prê­ter leur concours désintéressé.

Lorsque le gou­ver­ne­ment de Kerens­ki fut défi­ni­ti­ve­ment dis­cré­di­té, la grande ques­tion se dres­sa : Que faire ? Abattre ce gou­ver­ne­ment et mettre à sa place un gou­ver­ne­ment, bol­che­viste, comme le prê­chait le par­ti com­mu­niste ? Ou faire pous­ser la révo­lu­tion vers de nou­veaux hori­zons éco­no­miques et sociaux afin que les masses, accen­tuant leur action, se rendent elles-mêmes, défi­ni­ti­ve­ment, maîtres de la situa­tion et fassent dis­pa­raître le gou­ver­ne­ment de Kerens­ki, sans le faire rem­pla­cer par un autre ? (Telle fut la thèse des anarchistes).

Ce fut le pre­mier cou­rant, qui l’emporta. Les masses prê­tèrent leur confiance et leur concours au par­ti bol­che­viste. Elles lui aidèrent à conqué­rir le pou­voir, dans l’es­poir que ce nou­veau gou­ver­ne­ment « pro­lé­taire » sau­ra, enfin, résoudre les pro­blèmes de la révo­lu­tion. Deux rai­sons sur­tout expliquent l’in­suc­cès de l’i­dée anar­chiste : 1° la fai­blesse du mou­ve­ment liber­taire (en nombre et en coor­di­na­tion); 2° l’ab­sence, dans le pays, d’un mou­ve­ment ouvrier orga­ni­sé avant la révo­lu­tion. L’in­sur­rec­tion d’oc­tobre-novembre 1917 eut rai­son du gou­ver­ne­ment de Kerens­ki. Les bol­che­vistes s’ins­tal­lèrent au pou­voir. Ils orga­ni­sèrent leur nou­vel État dit « prolétarien ».

Le seul pro­blème qu’ils sur­ent résoudre, par la suite, d’ailleurs sous une forte pres­sion des masses, fut l’a­ban­don de la guerre impé­ria­liste. Quant au reste, ils y témoi­gnèrent, petit à petit, une impuis­sance égale à celle des gou­ver­ne­ments pré­cé­dents (pro­blème agraire, pro­blème ouvrier, pro­blème finan­cier, etc., etc.). Mais, — et c’est là l’es­sen­tiel, — pour que les masses s’en aper­çussent, il leur a fal­lu beau­coup plus de temps que pré­cé­dem­ment. Et lorsque, enfin, elles com­prirent leur erreur et enga­gèrent une lutte déses­pé­rée contre le nou­veau pou­voir impuis­sant, il fut trop tard : le gou­ver­ne­ment ayant orga­ni­sé d’a­vance ses forces de résis­tance et de défense, le mou­ve­ment popu­laire fut défi­ni­ti­ve­ment écra­sé (mou­ve­ment makh­no­viste, sou­lè­ve­ment de Crons­tadt en 1921, etc.). A la même époque, fut anéan­ti le mou­ve­ment anarchiste.

Tou­te­fois, la sté­ri­li­té de l’ac­tion bol­che­viste et ses résul­tats pous­sèrent Lénine à céder du ter­rain. Devant la menace d’un mou­ve­ment de grande enver­gure, il pro­cla­ma la nou­velle poli­tique éco­no­mique (le Nep), en octroyant ain­si une cer­taine liber­té à l’ac­ti­vi­té éco­no­mique de la population.

Hélas ! Le sens même de cette « liber­té » fut main­te­nant com­plè­te­ment faus­sé. Au lieu d’une libre acti­vi­té créa­trice des masses, ce fut la liber­té, pour cer­tains indi­vi­dus, de faire le com­merce et de s’en­ri­chir. Le Nep don­na lien à un nou­vel essor de la bour­geoi­sie. En même temps, une for­mi­dable bureau­cra­tie éta­tiste et une nou­velle bour­geoi­sie d’É­tat se for­mèrent. Sur ces entre­faites, Lénine mou­rut, (1921).

Ain­si, en 1921, au moment de la mort de Lénine, sept ans après la révo­lu­tion d’oc­tobre, deux faits d’une por­té pri­mor­diale, se précisèrent :

1° Le gou­ver­ne­ment le plus à gauche, le plus avan­cé, le plus révo­lu­tion­naire, s’a­vé­ra impuis­sant de résoudre, dans son « État pro­lé­ta­rien », les pro­blèmes de la révo­lu­tion sociale. Cette impuis­sance abou­tit à une situa­tion éco­no­mique et sociale tel­le­ment déplo­rable que l’u­nique moyen d’en sor­tir fut celui de rendre la res­pi­ra­tion au capi­ta­lisme pri­vé à moi­tié étouffé.

2° Le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire véri­table, celui des masses en plein acti­vi­té sociale, étant, lui, com­plè­te­ment étouf­fé, une nou­velle bureau­cra­tie meur­trière ain­si qu’une nou­velle bour­geoi­sie d’É­tat, avide et cruelle, se sont for­mées et ins­tal­lées sur le dos du tra­vailleur, écra­sé et exploi­té, plus impi­toya­ble­ment que jamais, par cette nou­velle caste de pos­sé­dants. Notons que ces résul­tats confir­mèrent aus­si, on ne peut pas mieux, les thèses et les pré­vi­sions des anarchistes.

Nous tou­chons au bout de notre rapide révision.

On sait que la dic­ta­ture de Lénine fut rem­pla­cée, peu à peu, par celle de Sta­line qui est actuel­le­ment le grand maître de l’URSS.

D’autre part, la situa­tion géné­rale que nous venons de peindre, don­na lieu, logi­que­ment, à deux phé­no­mènes prin­ci­paux : à la for­ma­tion, au sein même du par­ti com­mu­niste, d’une oppo­si­tion dite « de gauche » qui, écœu­rée par l’é­tat des choses actuel, cherche une solu­tion dans la sup­pres­sion totale du Nep et dans d’autres mesures peu réa­li­sables d’ailleurs ; à la nais­sance d’un cou­rant dit « de droite » dont les par­ti­sans, bol­che­viks éga­le­ment, épou­van­tés par la ruine com­plète du pays, vou­draient faire accen­tuer la res­tau­ra­tion du capi­ta­lisme (dans l’a­gri­cul­ture, sur­tout), comme unique moyen de salut.

Quant à Sta­line lui-même et à son entou­rage immé­diat, ces gens tâchent de lut­ter contre l’une et l’autre « extré­mi­tés », tout en s’ef­for­çant de main­te­nir le sta­tus quo et de lou­voyer entre les prin­cipes du com­mu­nisme, d’une part, et la néces­si­té pres­sante de faire des conces­sions aux exi­gences de l’heure, d’autre part.

En atten­dant, le pays dont les forces vives res­tent liées et la popu­la­tion labo­rieuse pri­vée de toute liber­té, de toute ini­tia­tive, de tout, moyen d’ac­tion, le pays s’en­fonce de plus en plus dans un abîme de misère sans pareille.

Au cours de nos études ulté­rieures, nous nous occu­pe­rons, pré­ci­sé­ment, des détails de la situa­tion actuelle, et aus­si des évé­ne­ments qui se pro­dui­ront en URSS, « au jour le jour ».

Voline


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste