Pour le citadin vivant au sein de la grande ville trépidante et fiévreuse et livrée aux mille aspects du Bruit, de ce bruit qui, malgré toute l’accoutumance, interdit au rêve de s’épanouir, à la pensée de s’analyser, s’élaborer et s’échafauder, pour ce malheureux citadin, il restait un refuge : Le Cinéma.
Là, il oubliait tout de la ville. Les yeux rivés à l’écran, il pouvait laisser son esprit voguer à l’aise.
Las ! ces refuges deviennent de plus en plus rares. Dans ces salles de cinéma, d’où, il n’y a que quelques mois encore, j’aurais voulu, avec beaucoup d’autres, bannir tout son, y compris celui venant de la fosse d’orchestre, dans ces salles de cinéma, consacrées pourtant au silence et à l’art muet, dans ces salles de cinéma, le Bruit sera Roi, le Bruit commence à être Roi : voilà le film parlant, chantant et sonore.
Contre cette vague, il n’y a rien à faire. Et pour cause !
L’industrie du Cinéma est entre les mains de manieurs d’argent, pour qui l’Art n’existe pas, et, encore bien moins le désintéressement : il faut que les capitaux rapportent. Le public avait des tendances très nettes se détourner du Cinéma ; il avait ses raisons : la plus capitale, venait d’une certaine lassitude de voir toujours les mêmes histoires d’amour, quelle que soit, la diversité apparente des sauces les accommodant. Les producers ne se sont pas attardés à cette lassitude. Pour « retenir » le public, ils ont tablé sur l’attrait du nouveau : le sonore et le parlant. Cela a débuté en Amérique. Les producers français ont voulu lutter contre cette concurrence nouvelle (et, que de cocasses épisodes dans cette lutte!): eux aussi se sont mis au sonore et au parlant. Ce ne fut pas commode. Il a fallu concentrer les capitaux ― cette fameuse concentration capitaliste chère aux marxistes qui ne voient qu’un aspect du phénomène ; nous dirons l’autre tout à l’heure ― et, présentement, les diverses sociétés françaises, sauf quelques outlaws négligeables ou négligées, sont groupées autour de la Franco-Film-Aubert et autour de Pathé. Les salles, peu à peu, sont équipées pour le sonore. De gros frais sont donc engagés. Il faudra les couvrir. Ils le seront. Par toutes sortes de bluffs, publicitaires notamment, et aussi en reprenant pour le parlant toute la filière parcourue par le muet (reconstitutions historiques, films à épisodes, films de pièces de théâtre ou d’opérettes à succès) — le public, toujours crédule et inconscient de ses goûts profonds, se laissera prendre. Un temps du moins. La vague bruiteuse s’étendra et durera.
Elle durera deux ans, ou trois, ou six. Je ne sais. Mais je suis persuadé qu’elle passera. La lassitude viendra. Puis les déconfitures. Nous assisterons alors à des kracks, reconstitutions de sociétés. Et le film muet recouvrera son domaine.
Non exclusivement : le parlant demeurera. Mais tandis qu’avant peu, seules quelques salles spécialisées se consacreront au muet (du moins il faut espérer que celles-ci nous resteront…), dans quelques années l’inverse se produire. On peut très bien augurer qu’à ce moment, le snobisme des esthètes, toujours en retard ou toujours audacieux dans les recherches originales, découvrira certaines beautés du sonore et du parlant, que je ne discerne aucunement, mais qui peuvent exister, et aura ses salles réservées.
Pour l’instant le Bruit est Roi. Et à qui lit quelque peu la presse cinématographique (je ne veux citer aucun exemple), une étrange constatation est réservée : le même journal, le même journaliste qui, il y a quelques mois encore, critiquait le film parlant, faisait ressortir ses défauts et le condamnait au nom du Cinéma, — le même, aujourd’hui, le porte aux nues et traite d’êtres stupides les tenants du film muet… Arrosage ; arrosage…
Pour l’instant, le Bruit est Roi. Toutes les salles passeront des films parlants et chantants, voire 100% parlant. Il ne restera plus aux ancêtres, Le Vieux Colombiers, les Ursulines, sont venus se que les salles spécialisées. Le snobisme les avait multipliées : joindre le Studio 28, Les Agriculteurs, le Studio Diamant. La vague bruiteuse va consacrer leur succès, car il faut, bien le dire, les salles spécialisées ne seront jamais à court. Le répertoire cinématographique est déjà riche : que de captivantes reprises à projectionner ! Et, répertoire mis à part, il y aura toujours des films nouveaux : des producteurs, pas assez fortunés pour se lancer dans le sonore, se consacreront au muet, ― pour ces salles spécialisées ils tenteront des films audacieux, des films visuels et non plus littéraires ou théâtraux.
Laissons passer la vague bruiteuse. Les bouleversements qu’elle va apporter, insoupçonnables jusqu’à ces derniers mois, demeurent encore imprévisibles dans leurs effets immédiats. Mais elle n’aura qu’un temps. Laissons passer l’orage. En attendant, le vrai amateur de cinéma aura toujours à sa disposition des salles qui, pour diverses raisons, mais peu importe, ne sacrifieront pas à la mode du jour.
Léo Claude