L’initiative de « La revue anarchiste » vient à son heure.
Si nous ne considérons que la situation en France, il est lamentable de constater combien l’élite intellectuelle de ce pays est, de nos jours, hostile aux idées de liberté. Certes, moins que tout autre, nous subissons le prestige de l’élite intellectuelle. Nous savons que si, du plan intellectuel nous passons au plan moral, cette « élite », pour un sincère, renferme neuf cabotins ou fumistes, quelles que soient d’ailleurs les idées défendues par eux.
Ce « quelles que soient » a de l’importance. Car nous estimons que les attitudes de l’Elite sont, avant tout, une question de mode. Si, aux alentours de 1898, la mode, pour l’intellectuel, était d’être anarchiste, ou, tout au moins, de se dire tel ; — la mode, aux ans d’après-guerre, allait aux doctrinaires autoritaires : nos intellectuelles « d’élite » furent ou bien royalistes, fascistes, ou bien communistes bolchevistes.
Or, de par le monde, le courant autoritaire, aussi bien socialiste que fasciste, ne pourra pas s’étendre indéfiniment ; nous pouvons même augurer qu’il est à son apogée et que, désormais, il ne peut que s’atténuer — sauf à se tonifier à nouveau, selon un rythme naturel, si, profitant de son éclipse momentanée, nous ne pouvons asseoir sur des bases solides, un régime de liberté. Ce déclin que nous annonçons, nous pouvons déjà en enregistrer les premiers symptômes en France. Royalisme et fascisme n’attirent plus les intellectuels, et ceux parmi eux qui restent « de droite » se réfugient dans un néo-catholicisme qui se veut ou purement contemplatif ou de tendance démocratique et pacifiste. D’un autre côté, le parti communiste français est en pleine décomposition et nous ne croyons pas que cette fois il pourra se relever : les « persécutions » gouvernementales à son égard sont pour fort peu dans cette déconfiture, les causes de décomposition étant plutôt internes et dues tant au cabotinage qu’à l’absence de sens moral.
Débarrassé ainsi des autoritaires extrémistes — fascistes et communistes — l’autoritarisme gouvernemental se relâchera d’autant. Du moins, provisoirement, et relativement.
Nos intellectuels « d’élite » le sentent fort bien. Tout gros péril s’estompant, ils vont prendre de la hardiesse, au moins par la plume et par l’attitude. Mais, déroutés encore, ils cherchent qui leur donnera le « ton », qui leur apportera une « attitude ». Certains font le simulacre « d’aller au peuple» ; ils proclament « la mort de la pensée bourgeoise» ; ils fondent le « populisme ». Mais il y a du flottement, beaucoup d’indécision.
Nous devons profiter de ces circonstances favorables. Mode pour mode, nous préférons voir l’élite intellectuelle prôner les idées de liberté. Même insincères, leurs prônes portent. Malgré eux, et quelquefois contre eux, leurs écrits secouent l’apathie générale.
C’est pourquoi nous avons écrit : L’initiative de « La revue anarchiste » vient à son heure.
Du moins, espérons-nous avoir bien compris son programme.
« La revue anarchiste », semble-t-il, ne veut pas être spécifiquement d’action. Nous n’entendons pas par là qu’elle n’aura jamais à intervenir effectivement dans la mêlée sociale, soit par protestation, par manifestation, ou tout autre forme active pour prendre un exemple bien connu et infiniment sympathique, nul ne songera à qualifier Han Ryner d’homme d’action, mais bien d’homme d’études, de philosophe, de penseur, et, cependant, il n’a jamais été frappé en vain à sa porte lorsqu’il s’est agi d’intervenir en faveur d’une victime de la vindicte sociale ou de l’injustice « justicière ».
Lorsque nous disons ne pas voir en « La revue anarchiste » une initiative spécifiquement d’action, c’est que par revue d’action nous entendons un périodique résolument déterminé à soutenir, développer une thèse bien arrêtée, un corps de doctrine compact.
Tel ne semble pas être l’objectif des fondateurs de cette revue : appelant à eux tous les représentants de tous les aspects multiples de la pensée et de l’activité anarchistes, ils placent leur revue sous le signe de l’éclectisme.
Bonne idée !
Chaque courant particulier du mouvement anarchiste a son organe qualifié. Ou devrait l’avoir (et il est possible qu’un des premiers résultats de « La revue anarchiste » soit justement de susciter, par voie indirecte, la création d’organes nouveaux dont les partisans respectifs auront pu se connaître et s’aboucher grâce à cette revue d’éclectisme) . Mais il est bon qu’il existe un périodique où puissent se compter et se coudoyer les esprits libres et indépendants.
« La revue anarchiste » semble donc devoir être essentiellement un lien de contact (et de rapprochement) entre tous les hommes de bonne volonté qui luttent pour l’amélioration des rapports entre les individus. Ainsi pourra-t-elle englober non seulement tous les aspects, dynamiques et statiques, de l’anarchisme, mais encore tous les hommes et toutes les doctrines qui, sans militer dans les rangs de l’anarchisme, luttent pour toujours plus de liberté individuelle, pour toujours moins de contraintes collectives et sociales.
Du moins est-ce ainsi que nous avons interprété les intentions des fondateurs de cette revue lorsque, sollicité par eux de collaborer à leur périodique, nous avons, quoique n’étant pas anarchiste au sens classique du mot, bien volontiers répondu favorablement à leur appel.
Et s’il en est bien ainsi, nous conclurons comme nous avons commencé et pour les raisons indiquées ici-même par nous :
L’initiative de « La revue anarchiste » vient à son heure.
Paul Bergeron