La Presse Anarchiste

Réflexions après-coup

— Com­ment expli­quez-vous que la Rou­ma­nie de l’a­près-Ceau­ses­cu ait connu de pareils déra­pages ? En quoi la démo­cra­tie est-elle plus dif­fi­cile à faire naître en Rou­ma­nie que dans d’autres pays de l’Est, tels que la Hon­grie, la Tché­co­slo­va­quie ou la Pologne ?

— Votre ques­tion se réfère en fait au pro­blème de l’o­ri­gi­na­li­té actuelle de la Rou­ma­nie par rap­port aux autres pays de l’Est, une ori­gi­na­li­té qui, mal­heu­reu­se­ment, nous dis­tingue néga­ti­ve­ment. Cette ori­gi­na­li­té tient à trois élé­ments. En pre­mier lieu, en Rou­ma­nie, à la dif­fé­rence de ce qui s’est pro­duit dans les autres pays de l’Est euro­péen, le par­ti com­mu­niste a dis­pa­ru du jour au len­de­main. Mais sa dis­pa­ri­tion for­melle ne s’est pas accom­pa­gnée de la sor­tie de la scène poli­tique de toute la nomenk­la­tu­ra, ni des per­sonnes qui avaient joué un rôle actif tout au long de ces qua­rante-cinq années d’hor­reur tota­li­taire com­mu­niste. Au contraire : des figures de deuxième rang de cette nomenk­la­tu­ra, d’autres issues de la période ini­tiale sta­li­niste et réap­pa­rues aujourd’­hui, enfin des acti­vistes régio­naux du par­ti, ont conti­nué à peu­pler la scène poli­tique, grou­pés sous une autre éti­quette, celle du Front du salut natio­nal. En même temps qu’eux, sont res­tés inchan­gés aus­si bien les sché­mas men­taux, les méthodes uti­li­sées dans la lutte poli­tique, la langue, les struc­tures sociales. La dis­pa­ri­tion du par­ti com­mu­niste en tant que tel a ain­si eu, para­doxa­le­ment, une fonc­tion néga­tive, puis­qu’elle a per­mis la nais­sance d’un phé­no­mène de mas­quage qui a dérou­té et induit en erreur une grande par­tie de la popu­la­tion. Aujourd’­hui encore, la plu­part des gens attendent que la socié­té rou­maine soit gué­rie des com­mu­nistes dis­pa­rus comme par miracle der­rière le rideau de fumée qui a nom FSN. Il suf­fit de lire la presse offi­cielle, Ade­va­rul [la véri­té] — l’an­cien Scîn­teia) — ou l’or­gane du Front, Azi [aujourd’­hui], pour voir com­ment les mêmes jour­na­listes, ceux-là même qui se sont souillés au ser­vice du « ceau­sisme », uti­lisent aujourd’­hui des sché­mas idéo­lo­giques iden­tiques, la même manière de déna­tu­rer la réa­li­té, la même rhé­to­rique fon­dée sur le pro­cès d’in­ten­tion, la vio­lence ver­bale, les menaces et l’in­ci­ta­tion à la vio­lence. Or c’est bien cela qui consti­tue le signe de l’exis­tence du com­mu­nisme et non pas l’ab­sence ou la pré­sence du mot « com­mu­niste ». Nous vivons un com­mu­nisme d’i­ner­tie ou ago­ni­sant qui s’ef­force de se dis­si­mu­ler à l’aide d’o­pé­ra­tions cos­mé­tiques. Reste la ques­tion : dans quelle mesure des hommes dont les réflexes et la culture démo­cra­tique sont nuls peuvent-ils être capables de construire une démo­cra­tie authentique ?

En deuxième lieu, dans la Rou­ma­nie de Ceau­ses­cu et à la dif­fé­rence des autres pays de l’Est euro­péen, le noyau d’une oppo­si­tion sys­té­ma­tique n’a pas pu prendre corps. Ce qui en Pologne, en Tché­co­slo­va­quie ou en Hon­grie a mis vingt ans à se consti­tuer pro­gres­si­ve­ment, vient à peine, en Rou­ma­nie, de naître. La Rou­ma­nie a sans doute été le seul pays de l’Est dans lequel, pra­ti­que­ment, aucune forme arti­cu­lée de « samiz­dat » n’a pu sur­gir et dans lequel toute voix pro­tes­ta­taire s’est trou­vée bâillon­née ou iso­lée avant qu’un mou­ve­ment puisse se déve­lop­per autour d’elle. La force répres­sive du régime Ceau­ses­cu a été immense, mais elle ne s’est pas appuyée seule­ment sur la qua­si-pas­si­vi­té du peuple romain. Elle a repo­sé aus­si sur la légè­re­té avec laquelle l’Oc­ci­dent s’est empres­sé de faire de Ceau­ses­cu, des années durant, une figure lumi­neuse et non confor­miste du bloc de l’Est. Contrai­re­ment à ce qui se pas­sait dans les autres pays, la Rou­ma­nie souf­frait du han­di­cap de devoir com­battre un adver­saire inté­rieur fré­né­ti­que­ment applau­di à l’ex­té­rieur. L’Oc­ci­dent devrait peut-être un peu moins s’é­ton­ner aujourd’­hui des déra­pages de la démo­cra­tie rou­maine : ils prennent aus­si leur source dans une période pas si loin­taine, celle où la cré­ti­ni­sa­tion du peuple rou­main se per­pé­trait sous le regard plein de res­pect, de com­pré­hen­sion, voire d’ad­mi­ra­tion jeté sur celui qui dégra­dait, avec une per­sé­vé­rance sans pré­cé­dent, l’être moral de tout un peuple.

Enfin, après une si longue et glo­rieuse domi­na­tion, il n’y a rien d’é­ton­nant à ce que, contrai­re­ment aux autres pays de l’Est, la Rou­ma­nie n’ait pas exploi­té, après la révolte de décembre 1989, le capi­tal de mora­li­té pré­ser­vé par une poi­gnée de dis­si­dents et par ceux qui ont refu­sé toute col­la­bo­ra­tion avec le pou­voir. Une renais­sance morale de la Rou­ma­nie ne peut pas s’ac­com­plir aus­si long­temps que ceux qui ont ris­qué leur vie sous Ceau­ses­cu (Paul Goma, Doi­na Cor­nea, Dan Petres­cu) ou que les prin­ci­paux intel­lec­tuels huma­nistes du pays qui se sont dis­tin­gués par leur hon­nê­te­té et par l’au­then­ti­ci­té de leur pen­sée démo­cra­tique, se trouvent quo­ti­dien­ne­ment calom­niés dans la presse offi­cielle et « démas­qués » en tant que « fas­cistes » et « traîtres à la patrie ». Autre­fois, ils ris­quaient la confron­ta­tion directe avec la Secu­ri­tate, aujourd’­hui, ils la risquent par l’in­ter­mé­diaire de la « des­cente des mineurs » ou par la pro­vo­ca­tion à l’«opprobre publique ». Le para­doxe de la situa­tion dans laquelle nous nous trou­vons, c’est pré­ci­sé­ment que le capi­tal de pure­té du peuple rou­main, les dis­si­dents d’hier, l’in­tel­li­gent­sia pro­gres­siste, les étu­diants et les jeunes qui ont affron­té les balles en décembre 1989 à Timi­soa­ra et à Buca­rest, se trouvent actuel­le­ment salis, mis en accu­sa­tion et, en aucun cas, pro­mus ou uti­li­sés. La tra­di­tion se per­pé­tue, en ce sens que l’op­po­si­tion n’est tou­jours pas consi­dé­rée comme une com­po­sante inévi­table de la démo­cra­tie mais comme un fac­teur de désta­bi­li­sa­tion du pays.

— Quel rôle jouent, dans le cadre de l’op­po­si­tion, les autres par­tis politiques ?

— Un rôle minime, qua­si déco­ra­tif. Il y a quelques rai­sons à cette situation.

D’a­bord, le Front est par­ti dans la cam­pagne élec­to­rale avec un net avan­tage, en se pré­sen­tant à l’o­pi­nion publique, à tra­vers ses figures les plus repré­sen­ta­tives, comme étant l’é­ma­na­tion directe de la révo­lu­tion. Les chan­ge­ments qui se sont pro­duits au cours des pre­miers jours et qui ont mar­qué la rup­ture avec la période anté­rieure se sont trou­vés liés, dans l’es­prit des gens, au Front et à ses pro­ta­go­nistes. Ini­tia­le­ment, le Front s’est décla­ré comme étant une simple for­ma­tion de tran­si­tion dont le prin­ci­pal rôle était de pré­pa­rer, de la meilleure manière pos­sible, le ter­rain à la tenue d’é­lec­tions, et cela sans y par­ti­ci­per lui-même. Ce fut la pre­mière trom­pe­rie impor­tante. Moins d’un mois après cette décla­ra­tion, le Front s’est en fait trans­for­mé en un par­ti sans iden­ti­té pré­cise ; il a occu­pé 50 % des places au Par­le­ment pro­vi­soire (CPUN), les 50 % res­tant étant attri­bués à une pous­sière de par­tis sur­gis du jour au len­de­main, en majo­ri­té non signi­fi­ca­tifs ou simples satel­lites de ce même Front. Et, contrai­re­ment à ce qu’il avait décla­ré en décembre, celui-ci est entré dans la com­pé­ti­tion élec­to­rale en exploi­tant à fond son aura d’«émanation révo­lu­tion­naire » ain­si que la popu­la­ri­té qu’il avait acquise en accor­dant dès le début une série de liber­tés poli­tiques que n’im­porte quelle for­ma­tion de tran­si­tion aurait été obli­gé de promouvoir.

En deuxième lieu, les autres par­tis poli­tiques — appa­rais­sant de toute façon dans une socié­té déstruc­tu­rée, et n’ayant plus aucun cor­res­pon­dant clair dans telle ou telle couche de la popu­la­tion (à quoi, par exemple, le Par­ti libé­ral peut-il aujourd’­hui se réfé­rer, dans une socié­té où la petite et moyenne bour­geoi­sie ont pra­ti­que­ment dis­pa­ru?) — se sont trou­vés net­te­ment han­di­ca­pés tout au long de la cam­pagne élec­to­rale. Même si ces élec­tions n’ont pas été fal­si­fiées en elles-mêmes, elles ont été faus­sées par une cam­pagne dans laquelle tout le poten­tiel de pro­pa­gande tra­di­tion­nelle (télé­vi­sion, anciens acti­vistes) ain­si que les pro­cé­dés uti­li­sés (dés­in­for­ma­tion, intoxi­ca­tion, dévas­ta­tion des sièges des par­tis, mobi­li­sa­tion de la popu­la­tion locale contre les repré­sen­tants des autres par­tis) — ont joué un rôle déci­sif pour la vic­toire écra­sante du Front.

En der­nier lieu, les prin­ci­paux par­tis d’op­po­si­tion — le Par­ti natio­nal pay­san (PNT) et le Par­ti natio­nal libé­ral (PNL) — ont fait preuve d’un com­por­te­ment lamen­table, tant pen­dant la cam­pagne élec­to­rale qu’a­près les élec­tions. Leur pre­mière erreur — qui a don­né un immense atout à Ion Ilies­cu — a consis­té en la dési­gna­tion pour l’é­lec­tion pré­si­den­tielle de deux can­di­dats, Radu Câm­pea­nu et Ion Ratiu, venus de l’exil et qui se ren­daient ain­si cou­pables aux yeux de la popu­la­tion de n’a­voir pas par­ta­gé avec elle toute la gamme des misères maté­rielles (le froid, les queues, le « sau­cis­son de soja », etc.). Tous deux — per­son­na­li­tés médiocres et vani­teuses — ont accep­té la comé­die de la cam­pagne élec­to­rale, les mau­vais trai­te­ments aux­quels ont été sou­mis leurs agents élec­to­raux, le main­tien sys­té­ma­tique de la popu­la­tion dans un état d’i­gno­rance poli­tique. Et, en se pré­sen­tant dans de telles condi­tions aux élec­tions, ils ont accep­té d’at­tes­ter de la légi­ti­mi­té d’un acte contes­table dans ses pré­misses mêmes. À l’heure actuelle, ils se satis­font des places qu’ils occupent au Par­le­ment et au Sénat et ils se sont limi­tés à affir­mer, quelques jours après la venue des mineurs à Buca­rest, leur foi dans l’é­vo­lu­tion démo­cra­tique de la Roumanie.

Ain­si, le PNL et le PNT appa­raissent-ils aujourd’­hui comme des for­ma­tions poli­tiques fan­to­ma­tiques. Ils essaient vai­ne­ment de récu­pé­rer une tra­di­tion dans une socié­té qui n’a plus rien de com­mun avec cette socié­té d’a­vant-guerre qui leur avait, natu­rel­le­ment, don­né nais­sance. Leur direc­tion est com­po­sée de gens âgés qui com­prennent la poli­tique en termes de revanche his­to­rique, comme répa­ra­tion des injus­tices com­mises au cours des élec­tions fal­si­fiées de 1946. Non seule­ment la socié­té rou­maine ne se trouve plus au même point mais la recons­ti­tu­tion d’une conti­nui­té dans cette lignée s’a­vère tout à fait impos­sible : comme je le disais, les struc­tures d’une véri­table oppo­si­tion poli­tique com­mencent à peine à émer­ger à tra­vers l’ap­pa­ri­tion de for­ma­tions qui pour­raient être capables de ras­sem­bler toutes les ten­dances anti­to­ta­li­taires du moment.

— Vous dites que le pou­voir n’est plus le même qu’au­pa­ra­vant, que l’op­po­si­tion peut quand même s’ex­pri­mer. S’il n’est plus ques­tion d’un régime com­mu­niste, com­ment défi­ni­riez-vous le régime actue l ? Com­ment défi­nis­sez-vous le Front ? Sur qui s’ap­puie-t-il ? Qu’est-ce qui fait sa force ?

— Comme dans n’im­porte quel régime de tran­si­tion, on a affaire à un mélange d’élé­ments héri­tés et nou­veaux. Aus­si long­temps que n’au­ra pas lieu en Rou­ma­nie un pro­cès du com­mu­nisme — un pro­cès cultu­rel, ce sys­tème qui a per­mis l’exis­tence d’un Ceau­ses­cu, celui-ci n’é­tant qu’un pro­duit, d’une excep­tion­nelle per­ver­si­té, de ce sys­tème, le risque de connaître un régime aux com­por­te­ments néo-tota­li­taires demeure pré­sent. Le Front n’est pas, en fait, un par­ti : il n’a ni doc­trine, ni struc­ture ferme. Il est plu­tôt le lieu où se sont regrou­pés, après qu’ait été écar­tée la gar­ni­ture supé­rieure de la nomenk­la­tu­ra, les « anges déchus » de l’an­cien régime (I. Ilies­cu en est un), ceux qui ont peur de perdre leurs pri­vi­lèges, tels les repré­sen­tants d’une géné­ra­tion plus jeune dont les ambi­tions de réus­site sociale et de pou­voir n’a­vaient pas été satis­faites sous Ceau­ses­cu (ceux qu’on appelle les « jeunes loups », prêts à s’af­fir­mer poli­ti­que­ment sous n’im­porte quel régime et dont bon nombre sont les enfants de l’an­cienne nomenk­la­tu­ra). La force du Front se fonde d’a­bord sur l’as­si­mi­la­tion des vieilles struc­tures du pou­voir : une par­tie consi­dé­rable de la Secu­ri­tate ; les struc­tures admi­nis­tra­tives régio­nales, au sein des­quelles les acti­vistes spé­cia­li­sés dans la mani­pu­la­tion de l’o­pi­nion jouent un rôle déci­sif ; la télé­vi­sion. Ensuite, et de manière déter­mi­nante, sur l’i­gno­rance, la dés­in­for­ma­tion de la majo­ri­té de la popu­la­tion, encore dis­po­sée à se lais­ser séduire par la force magique du verbe déma­go­gique et dénuée de tout sys­tème de réfé­rence véri­table qui lui per­mette d’é­la­bo­rer par elle-même un juge­ment sur sa propre situation.

Ima­gi­nez-vous un pays, iso­lé depuis qua­rante-cinq ans à la fois de son propre pas­sé et du reste du monde. Il n’a de notions claires ni sur le capi­ta­lisme, ni sur ce que peut signi­fier pri­va­ti­sa­tion, mar­ché libre, sépa­ra­tion des pou­voirs, etc. Dans un pre­mier temps, parce qu’il n’a encore ni iden­ti­té, ni volon­té propre, il peut aisé­ment se lais­ser sub­ju­guer par le dis­cours sédui­sant du pou­voir. Le Front n’a vécu jus­qu’à pré­sent que sur un capi­tal d’en­thou­siasme post révo­lu­tion­naire et, en dehors de pro­cla­ma­tions d’in­ten­tions, des quelques rema­nie­ments socio­po­li­tiques qui s’im­po­saient et de l’é­ta­lage de pro­cé­dés néo-sta­li­niens dans la manière d’exer­cer le pou­voir, il n’a encore rien démontré.

Il serait cepen­dant erro­né d’en déduire que rien n’a chan­gé en Rou­ma­nie. Je ne me réfère pas à des chan­ge­ments for­mels tel ce pseu­do-mul­ti­par­tisme, dans lequel l’exis­tence d’une pous­sière de par­tis poli­tiques insi­gni­fiants, au poids infime dans la struc­ture par­le­men­taire, ne fait que mas­quer un nou­veau type de mono­li­thisme poli­tique) mais à des modi­fi­ca­tions appa­rues au niveau des atti­tudes sociales. Les ouvriers de Buca­rest qui refusent de prendre en consi­dé­ra­tion l’ap­pel du pré­sident Ilies­cu à la répres­sion des étu­diants, les syn­di­cats de che­mi­nots qui prennent par­ti en faveur de l’in­gé­nieur qui a ten­té de sabo­ter le trans­port illé­gal des mineurs vers Buca­rest pen­dant la nuit du 13 au 14 juin, le Comi­té de démo­cra­ti­sa­tion de l’ar­mée, l’Al­liance de Timi­soa­ra, les ligues des étu­diants, la cen­taine de mil­liers de per­sonnes qui ont mani­fes­té le 13 juillet dans les rues de la capi­tale en deman­dant la libé­ra­tion de Marian Mun­tea­nu et des autres per­sonnes arbi­trai­re­ment arrê­tées un mois aupa­ra­vant, enfin la vigueur de la presse libre, tout ceci repré­sente les élé­ments au sein des­quels va naître la socié­té civile rou­maine, élé­ments infi­ni­ment plus impor­tants que, disons, la démo­li­tion de la sta­tue de Lénine, qui peut tou­jours être réduite à un geste tenant à la rhé­to­rique hypo­crite du pouvoir.

Par consé­quent, si nous avons affaire dans ce pays à un régime sans aucun doute carac­té­ri­sé par des ten­dances néo­to­ta­li­taires, un régime qui prône une démo­cra­tie qu’il est inca­pable de réa­li­ser, il ne faut pas pour autant oublier que désor­mais ce régime fonc­tionne dans le cadre d’une socié­té qui est en train de s’ou­vrir et dont rien ne pour­ra plus, dans l’ac­tuel contexte inter­na­tio­nal, empê­cher qu’elle ne s’ouvre. Le Front a gagné les élec­tions à l’in­té­rieur, en culti­vant et en main­te­nant l’i­gno­rance, et, ce qui est peut-être le plus grave, il s’est alié­né la jeu­nesse étu­diante et la majeure par­tie des intel­lec­tuels huma­nistes. Il passe par une véri­table crise de confiance qui ne fera que s’ag­gra­ver au fur et à mesure que le mécon­ten­te­ment dû à la situa­tion éco­no­mique désas­treuse et les aspi­ra­tions bafouées com­men­ce­ront à se faire entendre.

— Selon vous, quelle devrait être l’at­ti­tude de l’Oc­ci­dent face à l’ac­tuel gou­ver­ne­ment rou­main et à l’é­gard de la Rou­ma­nie en général ?

— Il est clair qu’au­jourd’­hui aucun pays de l’Est euro­péen n’est en mesure de dépas­ser le désastre éco­no­mique qu’a engen­dré l’u­to­pie com­mu­niste sans une assis­tance intel­li­gente et de longue durée de la part de l’Oc­ci­dent. Ce constat est par­ti­cu­liè­re­ment évident dans le cas de la Rou­ma­nie où la col­lec­ti­vi­sa­tion totale de l’a­gri­cul­ture et l’in­dus­tria­li­sa­tion irra­tion­nelle ont pro­vo­qué de véri­tables ravages. Mais en quoi peut consis­ter une assis­tance « intel­li­gente » ? On entend géné­ra­le­ment par là le fait de poser cer­taines condi­tions à l’aide éco­no­mique. Or le fait de mettre des condi­tions à l’as­sis­tance peut ne viser que les effets, sans tou­cher aux causes. Une aide, pour être effi­cace, doit tom­ber sur un ter­rain qui puisse réel­le­ment la rece­voir et la mettre en valeur. Un tel ter­rain existe-t-il en Rou­ma­nie ? Au cours de la cam­pagne élec­to­rale, le Front a lan­cé le slo­gan : « Nous ne ven­dons pas notre pays », dans le but de por­ter atteinte aux par­tis qui sou­te­naient une for­mule radi­cale de pri­va­ti­sa­tion. Le Front a ain­si spé­cu­lé, dans la lutte poli­tique, sur la peur, peur du chan­ge­ment, du nou­veau, de l’in­con­nu et, ce fai­sant, il a blo­qué les méca­nismes psy­cho­lo­giques favo­rables au renou­vel­le­ment et à l’ou­ver­ture à l’é­co­no­mie de marché.

En quoi peut bien consis­ter l’aide accor­dée à un pays dont les diri­geants affirment d’un côté leur volon­té de chan­ge­ment et de l’autre cultivent par tous les moyens l’in­hi­bi­tion de la popu­la­tion face toute modi­fi­ca­tion radi­cale ? Une aide peut-elle être vala­ble­ment appor­tée sans garan­tie aucune de son efficacité ?

Par ailleurs, il est nor­mal que toute assis­tance soit pré­cé­dée d’une recherche com­mune de cer­taines solu­tions opti­males. Si la Rou­ma­nie veut réap­prendre l’é­co­no­mie de mar­ché, il est natu­rel qu’elle fasse appel non seule­ment à la force éco­no­mique de l’Oc­ci­dent (les cré­dits) mais aus­si à sa com­pé­tence dans le domaine de l’é­co­no­mie libre, de l’in­ves­tis­se­ment, du mana­ge­ment et du mar­ke­ting. La pros­pec­tion, les mis­sions d’ex­per­tises, le conseil pro­fes­sion­nel sont des élé­ments essen­tiels de la coopé­ra­tion et de l’as­sis­tance, et cela peut se réa­li­ser à tout moment sous la forme de com­mis­sions mixtes de spé­cia­listes. L’exis­tence de telles com­mis­sions garan­ti­rait l’ef­fi­ca­ci­té des aides accor­dées et évi­te­rait la répé­ti­tion du scé­na­rio qui s’est pro­duit du temps de Ceau­ses­cu, lorsque ces aides on été gas­pillées bête­ment ou encore sont deve­nues des ins­tru­ments au ser­vice de la conso­li­da­tion d’un pou­voir agis­sant contre la popu­la­tion du pays.

Enfin, les sanc­tions prises pour répli­quer aux déra­pages anti­dé­mo­cra­tiques du pou­voir ne doivent pas affec­ter la conti­nui­té de l’aide accor­dée aux élé­ments jouant en faveur de l’ou­ver­ture de la socié­té, c’est-à-dire, à tout ce qui appa­raît comme les germes d’une future socié­té civile mature. L’as­sis­tance maté­rielle four­nie à la presse et aux édi­tions libres : typo­gra­phie, sou­tien à une chaîne de télé­vi­sion indé­pen­dante, bourses uni­ver­si­taires, lycées fran­çais, anglais, ita­lien ou contacts avec des syn­di­cats indé­pen­dants, pour­suite de l’o­pé­ra­tion Vil­lages rou­mains, assis­tance juri­dique dans les cas de vio­la­tion grave des droits de l’homme — tout ceci doit deve­nir les points forts d’une atti­tude constante de pays occi­den­taux par rap­port à ce pays. La per­pé­tua­tion de l’i­so­le­ment dans lequel nous avons vécu pen­dant des décen­nies nous serait véri­ta­ble­ment fatale. Et peut-être que l’aide la plus impor­tante que pour­rait nous offrir l’Oc­ci­dent, c’est jus­te­ment la des­truc­tion du mur de dés­in­for­ma­tion. Afin que nous n’ou­blions pas que l’en­tre­tien de l’i­gno­rance, le sophisme, le men­songe, la déna­tu­ra­tion de la réa­li­té — bref, l’at­ten­tat per­pé­tré contre l’es­prit et la conscience a été l’arme la plus ter­rible du communisme.

— Fina­le­ment, vous consi­dé­rez-vous comme un dissident ?

— Oh non ! Je n’a­vais pas le cou­rage, sous Ceau­ses­cu, de le deve­nir. Je croyais à l’é­poque que publier des livres, pro­pa­ger la culture occi­den­tale était plus effi­cace. J’ai contri­bué ain­si à une amé­lio­ra­tion, certes peu visible, dans le domaine de la psy­cho­lo­gie sociale. Mais aujourd’­hui, nous nous trou­vons dans une socié­té tout de même ouverte. Le fait de se taire serait car­ré­ment cri­mi­nel. Par­ler ouver­te­ment aujourd’­hui a une effi­ca­ci­té cer­taine. L’im­pact des dis­si­dents était faible en rai­son de la très forte intoxi­ca­tion due à la pro­pa­gande officielle.

Main­te­nant, je ne me consi­dère pas non plus comme un dis­si­dent. La dis­si­dence n’a un sens que par rap­port à un cadre fer­mé. Aujourd’­hui, il n’y a pas de dis­si­dence dans les pays de l’Est, il n’y a qu’une oppo­si­tion, même si, en Rou­ma­nie, les risques sont plus grands.

Gabriel Licea­nu
Pro­pos recueillis en juillet 1990, à Bucarest,
par Mih­nea Berindei
et tra­duits du rou­main par Anne Planche


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