La Presse Anarchiste

Défense de l’objection de conscience

Avant
d’ex­am­in­er les ques­tions soulevées par l’ob­jec­tion de
con­science, en par­ti­c­uli­er quelle valeur il con­vient de lui attacher
en cas de con­flit inter­na­tion­al, et si les révolutionnaires
peu­vent sérieuse­ment la revendi­quer, on doit s’en­ten­dre sur le
sens de ces trois mots, afin d’éviter toute équivoque.
Si on les tradui­sait lit­térale­ment, seraient objecteurs de
con­science TOUS ceux que refusent leur con­cours (direct ou indirect)
à la guerre. En con­séquence, les révolutionnaires
le seraient. Mais cette expres­sion a pris un sens restreint : on ne
désigne plus main­tenant sous ce nom que les hommes qui
refusent INDIVIDUELLEMENT de porter les armes. De plus, certains
voudraient encore lim­iter cette appel­la­tion aux tol­stoïens, ce
qui est une erreur, car il est d’autres manières d’être
objecteur que l’at­ti­tude pas­sive des tol­stoïens. Du point de vue
révo­lu­tion­naire, les dis­ci­ples de Tol­stoi ne doivent guère
intéress­er. Leur doc­trine les con­damne à être
d’éter­nelles vic­times, et un révo­lu­tion­naire n’a pas
l’habi­tude de ren­dre le bien pour le mal. Mais l’ob­jecteur de
con­science n’est nulle­ment obligé d’at­ten­dre tranquillement
les gen­darmes en met­tant au point le texte de la déclaration
qu’il fera à la face des juges mil­i­taires, indifférents
et con­damnant d’a­vance le mal­heureux qui tombe entre leurs griffes.
Il a été beau­coup écrit sur l’ob­jec­tion de
con­science. Comme tou­jours, les malins, les mil­i­taires, les
matéri­al­istes ont traité de dupes ceux qui risquent
leur vie pour leur atti­tude. Mais, raisonnable­ment, révolutionnaires
de pacotille, vous n’e­spérez pas que les gens au pouvoir
auront à ce point le goût du sui­cide qu’ils vous
lais­seront opér­er en tout tran­quil­lité. Vous n’espérez
pas faire la Révo­lu­tion en manch­es de den­telles. Vous devriez
réfléchir que le Pou­voir cap­i­tal­iste met­tra tout en
œuvre pour enray­er l’in­sur­rec­tion. Et alors, si vous n’êtes
pas prêts à faire le sac­ri­fice de votre vie, c’est que
vos con­vic­tions ne sont guère sincères. Con­cer­nant la
portée sociale de l’ob­jec­tion de con­science, on a sou­vent dit
et écrit qu’elle ne con­sti­tu­ait qu’un geste isolé,
absol­u­ment dénué de con­séquences. Rappelons
quelques faits prou­vant le con­traire : L’exé­cu­tion du Comte
d’Eg­mont — lequel fut à sa façon un objecteur de
con­science
déclen­cha
l’in­sur­rec­tion des Flan­dres con­tre l’op­pres­sion espag­nole. La légende
de Guil­laume Tell, même réduite à la stricte
vérité his­torique, démon­tre que l’ob­jec­tion de
con­science est sus­cep­ti­ble d’avoir des suites impor­tantes. À ces
faits his­toriques, nous ajouterons l’ex­em­ple de la rébellion
de Toulouse en 1917, provo­quée par un refus indi­vidu­el de
marcher. Ces quelques exem­ples prou­vent que ceux qui par­lent de
« lam­en­ta­ble fail­lite » de l’ob­jec­tion de conscience
feraient bien de relire et méditer l’apo­logue de la paille et
la poutre. Car enfin, les révo­lu­tion­naires qui graissaient
leurs godil­lots avec tant d’en­train en 1914, au lieu de porter des
appré­ci­a­tions à la légère, devraient
citer par des faits con­crets l’ef­fi­cac­ité de leur remède[[On cit­era l’ex­em­ple de la Russie. Mais les Russ­es ont fait leur révo­lu­tion 3 ans après la déc­la­ra­tion de guerre. L’ob­jecteur de con­science ne met pas trois ans pour s’apercevoir que la guerre est abom­inable. Et d’autre part, tout donne à penser que la révo­lu­tion n’au­rait pas eu lieu si les armées tsaristes avaient été vic­to­rieuses de l’Allemagne.]].

Remar­quez
que l’ob­jecteur de con­science ne s’est jamais pro­posé de TUER
la guerre. À moins d’être un illu­miné, un indi­vidu isolé
ne peut songer à arrêter la tuerie, pas plus qu’un fétu
n’ar­rête un tor­rent. Son geste, qui a la valeur d’un exemple,
mar­que la révolte d’un homme con­tre la Société
qui pré­tend s’ar­roger le droit de dis­pos­er de sa per­son­ne et
de lui ordon­ner un acte réprou­vé par sa conscience.
Ayant pris l’habi­tude de PENSER EN INDIVIDU, il se défie de la
foule, sachant com­bi­en il est facile de la bern­er. Il n’est pas
exagéré de dire que tous les objecteurs (à de
très rares excep­tions près) ont suivi durant la guerre
la ligne de con­duite qu’ils s’é­taient tracée. Au
con­traire, on a vu les révo­lu­tion­naires de tous les pays se
mas­sacr­er mutuelle­ment avec un ensem­ble remar­quable. Pourquoi ? Je
n’hésite pas à répon­dre qu’il faut en rechercher
la cause dans le fait que leurs rangs étaient composés
en majeure par­tie (les anar­chistes au même titre que les
autres) d’hommes inca­pables d’avoir une pen­sée pro­pre, une
opin­ion per­son­nelle. Ils ne jugeaient que d’après l’avis de
tel ou tel cama­rade par­lant bien, d’après tel ou tel écrit
que sou­vent ils avaient mal lu. Mais l’homme le plus intel­li­gent du
monde peut fort bien se tromper, et j’es­time que cha­cun a le droit et
le DEVOIR d’avoir une appré­ci­a­tion per­son­nelle sur la vie
politique[[Je ne voudrais pas qu’on croie que je con­teste l’u­til­ité des lec­tures. Mais un anar­chiste doit tou­jours lire avec le sens cri­tique, ce que mal­heureuse­ment tout le monde ne fait pas.]].
Ah ! je sais bien que cette con­cep­tion du rôle de l’individu
dis­pense de tout effort intel­lectuel. Il est plus facile d’accepter
sans dis­cus­sion une opin­ion toute-faite que de chercher à
s’in­stru­ire soi-même. Mais la dernière guerre a montré
les résul­tats de cette psy­chose col­lec­tive, mentalité
du mou­ton per­du dans l’im­mense trou­peau. Ces indi­vidus anonymes ont
atten­du pour agir que le voisin com­mence, et ils ont été
inca­pables de la moin­dre action dès l’in­stant que ceux sur qui
repo­sait leur con­fi­ance ont marché con­tre l’«ennemi ».

Je
dis à tous les com­mu­nistes, lib­er­taires eu autoritaires : 

« Avant
de songer à l’ac­tion col­lec­tive, apprenez à cultiver
l’in­di­vidu. La foule pour accom­plir une action révolutionnaire,
doit être com­posée d’in­di­vidus sachant PENSER, au besoin
à l’en­con­tre de tous. Un révo­lu­tion­naire doit être
capa­ble de faire indi­vidu­elle­ment ce qu’il dit vouloir faire
col­lec­tive­ment
. »

Juste­ment,
cha­cune des indi­vid­u­al­ités for­mant l’im­mense majorité
des révo­lu­tion­naires d’a­vant-guerre n’a pas eu le courage
d’avoir rai­son con­tre la foule, parce qu’elles n’avaient pas pris
l’habi­tude de penser en indi­vidu, c’est-à-dire de plac­er la
con­science et l’idéal au-dessus des ques­tions de ven­tre. À
leur atti­tude d’alors, j’op­pose celle des objecteurs de conscience,
qui n’ont pas hésité à ris­quer le peloton
d’exé­cu­tion plutôt que de faire une guerre condamnée
par leur con­science. J’en­tends encore les malins, les utilitaires,
les matéri­al­istes, dire que c’est une sat­is­fac­tion platonique
que de mourir en crachant son mépris à la face des
exé­cu­teurs. Eh bien, mourir pour mourir, mieux vaut emporter
dans le néant la cer­ti­tude d’avoir fait son devoir, que de se
dire : « Me voici dans la fange, avec un kilo­gramme de mitraille
dans le ven­tre, et cela par ma faute. Car si je n’avais pas été
un lâche, ou bien je vivrais libre et en paix, ou bien je
serais mort debout, libre et fier, au lieu d’être couché
sur la terre en endurant des souf­frances inhumaines. » 

Cepen­dant,
doit-on con­sid­ér­er l’ob­jec­tion de con­science comme suffisante ?
En d’autres ter­mes, dis­pense-t-elle de toute action révolutionnaire ?
Évidem­ment, non. Le tort des objecteurs est de négliger
l’ac­tion col­lec­tive. Mais le tort des

révo­lu­tion­naires
est de dédaign­er l’ac­tion indi­vidu­elle, de croire que
l’ob­jec­tion de con­science est incom­pat­i­ble avec la cause. Ils ont une
con­fi­ance si grande et — pourquoi avoir peur des mots ? — si
aveu­gle, en la grève générale qu’ils ne se
préoc­cu­pent pas de pré­cis­er leur atti­tude en cas
d’échec de l’in­sur­rec­tion. Or, ils devraient songer que la
réus­site d’une révo­lu­tion en face d’un con­flit armé
n’est rien moins que certaine[[D’autant plus qu’en 1914, le peu­ple était au moins aus­si révo­lu­tion­naire et paci­fiste qu’au­jour­d’hui. Et pour­tant, la grève générale n’a même pas éclaté. Su une insur­rec­tion avait échoué, je me tairais parce que les révo­lu­tion­naires auraient fait leur devoir. Mais il n’en à rien été, car il est plus facile d’être anar­chiste en paroles qu’en actes.]].
Je me sou­viens que Besnard, au cours d’une con­férence traitant
le sujet qui nous occupe, com­mençait ain­si un période
ora­toire : « Je suis per­suadé que la classe ouvrière
tout entière…» Eh bien, j’en sais beau­coup qui ne
goûteront pas mes paroles, mais on ne m’empêchera pas de
dire que ces paroles dém­a­gogiques, si elles sont faites pour
flat­ter un audi­toire, ne cor­re­spon­dent nulle­ment à la réalité.
Il n’est pas du tout sûr que le Pro­lé­tari­at entier se
dressera con­tre la guerre. Le pou­voir cap­i­tal­iste dis­pose de tant de
moyens de pro­pa­gande et de répres­sion (et on peut croire qu’il
ne s’embarrassera pas de légal­ité au jour de la
déc­la­ra­tion de guerre), il dis­pose de tant de moyens : presse
ven­due, église, école, ciné­ma, et aus­si police
aux ordres, mag­i­s­tra­ture couchée, qu’on est en droit de douter
de la vic­toire d’une grève générale
insurrectionnelle.

Les
révo­lu­tion­naires, qui se croient des réal­istes, sont en
réal­ité les pires des utopistes, de repos­er toute leur
action future unique­ment sur des prob­a­bil­ités incer­taines. La
chute sera d’au­tant plus douloureuse qu’ils auront voulu voir plus
haut. D’autre part, cer­tains pensent que les travailleurs
s’af­fameront eux-mêmes par la grève générale.
Je ne suis pas loin de partager cette opin­ion. Il est bien possible
que l’ac­tion du pro­lé­tari­at se retourn­era con­tre lui. Les
anar­chistes ont tort de voir dans la ces­sa­tion de la pro­duc­tion une
panacée uni­verselle. Quoi qu’il en soit, je crois que lorsque
éclat­era la con­fla­gra­tion, les hommes seront débordés,
il sera trop tard pour bris­er la guerre. Et c’est alors qu’on pourra
mesur­er, la sincérité des révolutionnaires.
S’ils veu­lent être logiques, ils seront bien obligés
d’être objecteurs de con­science, non pas, je le répète,
à la manière des tol­stoiens, mais en DÉSERTANT,
en com­bat­tant de toutes leurs forces le mil­i­tarisme. Les timides, les
hési­tants, ceux qui ne peu­vent agir qu’en se sen­tant entourés,
ceux-là marcheront comme en 1914. 

Il
est une ques­tion que je ne trait­erai pas longue­ment, c’est celle de
l’ob­jec­tion de con­science devant le ser­vice mil­i­taire. La plu­part des
écrits sur ce sujet démon­trent une incompréhension
absolue de la part de leurs auteurs. Pour ma part, si je n’approuve
pas entière­ment l’at­ti­tude de ces objecteurs, je comprends
très bien leur men­tal­ité. Ils sont parfaitement
logiques avec eux-mêmes. À ce sujet, je m’en voudrais de ne pas
citer une réflex­ion enten­due il y a peu de temps. Si je ne
repro­duis pas les ter­mes exacts, son auteur, qui me saura gré
de ne pas le nom­mer, ne con­testera pas que je rends bien sa pensée.
Voici :

« Après
tout, le rég­i­ment, ce n’est pas si ter­ri­ble que cela. Il me
reste tou­jours la pos­si­bil­ité de « couper » aux
corvées ». Ne trou­vez pas que de telles paroles sont
inat­ten­dues, pour ne pas dire plus, dans la bouche d’un
révolutionnaire[[Je croy­ais que la résig­na­tion et la non-résis­tance au mal étaient des doc­trines tol­stoïennes. Me serais-je trompé ? Dans cet ordre d’idée, on va bien­tôt prou­ver que la guerre est sup­port­able sous pré­texte qu’on peut tou­jours s’embusquer ! Heureuse­ment, nous sommes encore quelques-uns à penser qu’il existe d’autre idéal que de défil­er au pas cadencé. Ce n’est pas parce que cer­tains trou­vent des beautés insoupçon­nées pour la trans­for­ma­tion d’un homme en auto­mate, ce n’est pas parce qu’il est des « anar­chistes » qui trou­vent le ser­vice mil­i­taire sup­port­able, que nous devons aban­don­ner notre lutte con­tre le militarisme. 

Je crois avoir suff­isam­ment mon­tré que l’ob­jec­tion de con­science peut fort bien être revendiquée du point de vue révo­lu­tion­naire. Je serais sat­is­fait si les anar­chistes le com­pre­naient. Cela dit, je tiens à déclar­er que je sou­tiendrai une insur­rec­tion con­tre la guerre par tous les moyens en mon pou­voir, mais que rien ne m’empêchera d’être objecteur de con­science le cas échéant. L’ac­tion col­lec­tive ne me fait pas per­dre de vue l’ac­tion indi­vidu­elle, car je pense que la foule com­mence à l’in­di­vidu. Ceux qui l’ou­blient s’ex­posent à une fail­lite aus­si lam­en­ta­ble que celle de 1914.]]?

Pierre Rog­gers


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