Celui que Gegout et Malato appelaient dans « Prison fin de siècle » : le Juvenal de l’Anarchie, vient de mourir. Un camarade, le plus ancien peut-être des militants, nous a parlé de lui.
Un homme vient de partir, qui n’a jamais voulu que sa personnalité fût au-dessus de celle des autres, un irréductible partisan de l’anonymat dont il écrivit d’ailleurs l’apologie.
Vous l’avez connu, vous, les plus anciens, le « compagnon n’importe qui » !
C’était au fameux « cercle international » de la salle Aurel, rue Aumaire, où se retrouvaient alors tous les anarchistes quelles que fussent leurs tendances, que je le vis pour la première fois, en 1886 je crois. Très simple, grand, mince, un visage jeune, qu’éclairait un regard ironique, il m’apparut, le sarcasme aux dents, véhément et agressif.
Je ne fis définitivement sa connaissance qu’à notre groupe des « travailleurs communistes anarchistes du XXe ».
Lecteur acharné de Diderot et d’Helvetius, sa culture en fut imprégnée, à tel point que sa tendance intellectuelle en resta toujours influencée. Il n’épargnait ni les péroraisons des tribuns ni l’enthousiasme des premiers végétaliens qui préconisaient l’usage du sable dans la salade « parce que les oiseaux en consomment ».
Les flèches de sa critique furent lancées d’abord contre les Zevaro, les Couret et autres plumitifs entretenus par Jules Roch dans son quotidien « l’Égalité ». Déjà ses qualités de forme et surtout de logique s’affirmaient et la valeur de ses raisonnements étaient d’une énorme influence sur nous.
Je ne connaissais rien de la vie passée du « compagnon n’importe qui » mais nous allions savoir bientôt qu’il n’était pas qu’un « orateur » et que ses actions avaient précédé ces paroles qu’il publia depuis : « L’anarchiste peut-il, doit-il consentir à devenir un outil de meurtre ?
Pour moi je réponds : non, et rajoute que tout individu tant soit peu civilisé instruit et initié au progrès des idées modernes, qui consent à jouer le rôle infâme et anachronique de soldat, n’est pas un homme dans le sens élevé qu’on doit donner à ce mot. Ce n’est qu’un vil esclave, une sale brute, et tous les sophismes n’y pourront rien changer. »
J’appris son arrestation et sa comparution devant un conseil de guerre : il était déserteur. Prévoyant comme il le fut toute sa vie, il avait en soin de passer en Belgique, la désertion à l’étranger étant passible des travaux publics. De cette façon il comptait, en cas d’accident, pouvoir plus aisément s’évader que des prisons ordinaires.
Après quelques mois passées dans les geôles françaises, l’amnistie de 1889 le libéra sur le pavé de Nîmes.
Le voici revenu à Paris où, place de la République, il installe un commerce de fleurs. C’est parmi ses plantes vertes et les tâches colorées de son éventaire que je venais discuter avec lui. C’est là, parmi les glaïeuls, les rhododendrons et les œillets que Ravachol, l’Idée faite homme, venait reprendre haleine. C’est là, enfin qu’Emile Henry, enthousiaste et calme venait heurter ses idées généreuses aux idées pratiques du « compagnon n’importe qui ».
Mais les évènements de 1893 viennent saccager le commerce parfumé qui servait de paravent à nos véhémences et à nos fraternelles discussions : la police affolée fait des arrestations en masse, perquisitionne, met hors la loi. Dès lors il va vivre en dehors de cette société qui s’efforce de rendre l’existence des camarades impossible.
Avec les maigres débris de son commerce il réalise quelque argent et loue un local où, avec l’aide de deux compagnons, il entreprend de fabriquer des billets de cent francs. Avec ces faibles ressources, grâce à son énergie et à l’adresse de l’un d’eux ils obtiennent des résultats parfaits.
Deux ans plus tard, un matin qu’il se rendait à l’atelier de fabrication, le « compagnon n’importe qui » n’aperçoit pas le signal de sécurité, immédiatement il regagne son logement près du Fort de Vincennes, il en voit sortir deux hommes qui sautent dans un tramway et a concierge l’avertit qu’un « Monsieur » vient de le « mander ».
Un des membres de l’Association, Etienne Requet, avait été arrêté, deux personnes seulement savaient son adresse il supposa que Requet, pour faire cesser les tortures que dut lui infliger la police, avait donné des renseignements néanmoins il assista pécunièrement son jeune camarade et d’autre part assura l’existence du troisième associé qu’il emmena se cacher avec lui dans le quartier des Buttes-Chaumont.
Condamné aux travaux forcés à perpétuité il continua de garder à ses côtés le malheureux copain qu’une infirmité rendait pourtant très reconnaissable ; il obtint de faire placer favorablement pour son évasion, Etienne Riquet, arrivé à la Guyane, tout était prêt lorsque la dysenterie emporta tous les projets et la mort résolut tout.
Ayant quitté Paris, le « compagnon n’importe qui », plus anonyme que jamais, essaie de toutes les combinaisons puis enfin, dans une grande ville de province monte une « affaire » qui, revendue plus tard, assura son indépendance économique.
Je tiens à souligner que pendant tout ce temps-là ce furent les plus beaux jours de « l’Anarchie » qu’il aida non seulement de ses subsides mais de l’appoint de sa collaboration. Les articles de Levieux, Ego, X, etc, étaient des lambeaux de vie dont ceux de cette époque se souviennent encore.
Personnellement je ne fus pas toujours d’accord avec lui quant à son genre de polémique, trop agressive et souvent injuste, à mon avis.
Quand la guerre survint, malgré son âge et sa situation illégale il aida de nombreux soldats à déserter, les cacha, leur donna de l’argent et les papiers nécessaires.
Depuis, on connaît son activité : il collabora au « Libertaire » (Lux, Lejeune), à la « Potence » (Lux), aux « Vagabonds » (Lux) et à l’«Anarchie » 2e série.
Après avoir vécu en Belgique, en Suisse et en Angleterre il était venu s’arrêter enfin dans le midi de la France.
Toujours actif ! dès le matin il noircissait des pages dont aucune peut-être ne nous parviendront.
Toujours humain : il avait accueilli un pupille qui pourrait dire qu’il avait autant de cœur, au moins, que d’esprit.
Toute sa vie fut conforme à ses idées, en est-il beaucoup qui méritent cette oraison funèbre ?
Pour finir je dirai de lui ce qu’il écrivait de Delaunay abattant deux agents et se suicidant pour ne pas perdre sa liberté : « C’était un “un homme”, et s’il y en avait un peu plus de sa trempe, l’humanité ne s’en porterait pas plus mal ».
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