La Presse Anarchiste

Mémoires d’un libertaire – Chapitre VIII

VIII
Le 31 octobre. — Grisailles.
À l’enthousiasme confiant du 4 sep­tembre avait, au bout d’un mois et demi, suc­cé­dé dans la popu­la­tion pari­sienne une impres­sion d’agacement qui allait s’irritant insen­si­ble­ment. On s’était atten­du à ce que le gou­ver­ne­ment, s’inspirant de l’exemple de la Conven­tion et du Comi­té de Salut public, adop­tât les mesures les plus révo­lu­tion­naires et jetât sur les Alle­mands des masses élec­tri­sées. Les troupes assié­geantes étaient trois fois moins nom­breuses que celles assié­gées (non com­pris la garde natio­nale séden­taire), il leur eût été bien dif­fi­cile, en dépit de leur orga­ni­sa­tion et de leur valeur mili­taire, de résis­ter à plu­sieurs sor­ties simul­ta­nées. Sur un point, tout au moins, le faible rideau d’investissement eût pu être cre­vé et Paris déblo­qué, ravi­taillé, relié à la province.Mais les gou­ver­nants de l’Hôtel de ville – des avo­cats et un géné­ral de sacris­tie – avaient hor­reur de tout ce qui était effer­ves­cence et pas­sion popu­laire, bien plus que haine de l’envahisseur. La « Sociale » appa­rais­sait à ces bour­geois, d’étiquette mais non d’âme démo­cra­tique, plus effrayante et haïs­sable que la vic­toire de l’Allemagne monar­chique. Et sans être ven­dus au sens vénal du mot, ils n’eurent bien­tôt qu’une idée der­rière la tête : trai­ter avec l’ennemi après un simu­lacre de défense des­ti­né à satis­faire l’opinion publique.

Et pour­tant, au len­de­main d’une entre­vue de Jules Favre, inves­ti du por­te­feuille des affaires étran­gères, avec Bis­marck, l’inexorable chan­ce­lier de fer, le gou­ver­ne­ment du 4 sep­tembre avait, dans une fière pro­cla­ma­tion, for­mu­lé cet enga­ge­ment solen­nel : « Pas un pouce de notre ter­ri­toire ! Pas une pierre de nos forteresse ! »

Des corps de par­ti­sans s’étaient for­més. L’un d’eux, les Francs-tireurs de la Presse, dans une recon­nais­sance har­die, le 28 octobre, enle­va le vil­lage du Bour­get aux Alle­mands qui l’occupaient. Deux jours plus tard, l’autorité mili­taire ayant négli­gé de for­ti­fier la posi­tion, elle fut reprise par l’ennemi qui fit quatre ou cinq cent pri­son­niers après un com­bat san­glant. On décla­ra alors que celle-ci n’avait aucune importance.

Sur ces entre­faites, le gou­ver­ne­ment apprit la capi­tu­la­tion de Metz, livré par Bazaine avec 173.000 hommes. Il gar­da pour lui la ter­rible nou­velle, mais Roche­fort la confia secrè­te­ment à Flou­rens et celui-ci, esti­mant qu’elle ne devait point demeu­rer cachée, s’empressa de la com­mu­ni­quer à Félix Pyat. Le len­de­main, Le Com­bat publia ces lignes que je cite de mémoire1La col­lec­tion du jour­nal Le Com­bat, publié pen­dant le siège de Paris, ne se trouve pas à la Biblio­thèque natio­nale. – Note du site « La Presse Anar­chiste » : cette col­lec­tion semble main­te­nant acces­sible… Avis aux curieux. :

« Fait sûr et cer­tain que le gou­ver­ne­ment détient comme un secret d’État : le maré­chal Bazaine a envoyé un aide de camp au quar­tier géné­ral prus­sien pour trai­ter de la red­di­tion de Metz. »

Le gou­ver­ne­ment affo­lé nia, lais­sant croire à une manœuvre alle­mande. D’aveugles « patriotes » cou­rurent bri­ser les presses du jour­nal révo­lu­tion­naire et cher­cher son direc­teur dans des inten­tions peu bénignes, mais Félix Pyat se gar­dait pru­dem­ment ; ils ne le trou­vèrent point.

Deux jours plus tard, les gens de l’Hôtel de Ville étaient contraints de pro­cla­mer la véri­té qu’ils avaient ten­té de cacher !

Cet aveu for­mi­dable, suc­cé­dant brus­que­ment à une déné­ga­tion for­melle, la perte du Bour­get et aus­si la nou­velle de l’arrivée de Thiers pour men­dier à Bis­marck un armis­tice pro­vo­quèrent l’explosion du 31 octobre.

Pour les détails de cette jour­née his­to­rique, dans laquelle mon jeune âge m’empêcha de jouer le moindre rôle, je ren­voie le lec­teur aux diverses his­toires de la guerre de 1870 – 1871 et prin­ci­pa­le­ment à l’His­toire de la Com­mune, de Lis­sa­ga­ray. Je rela­te­rai seule­ment l’impression pro­duite dans notre quar­tier, qui n’en res­sen­tit que les contre­coups moraux, se trou­vant sépa­ré par les deux bras de la Seine de l’Hôtel de Ville où se dérou­la toute l’action.

D’abord le bruit cir­cu­lant, vague au pre­mier moment, ensuite plus affir­ma­tif : le gou­ver­ne­ment tra­his­sait. En temps de guerre ou de crise vio­lente, l’accusation de tra­hi­son est celle qui se pro­page le plus faci­le­ment dans les foules. Le gou­ver­ne­ment dit de « la Défense Natio­nale » s’était-il lié par un pacte igno­mi­nieux à l’ennemi tout en fei­gnant de le com­battre ? On ne peut le dire, mais il n’en est pas moins cer­tain que ses défaillances et son refus de céder la place à des élé­ments plus éner­giques équi­va­laient à une véri­table trahison.

Puis cette autre nou­velle : la Com­mune est pro­cla­mée ! On ne disait pas encore les noms de ceux qui rem­pla­çaient les tièdes intro­ni­sés du 4 sep­tembre, mais ces noms on croyait les devi­ner : Blan­qui, Deles­cluze, Pyat, des direc­teurs des trois jour­naux qui n’avaient ces­sé d’ouvrir l’œil sur les hommes de l’Hôtel de Ville. D’aucuns ajou­taient Dorian – res­té sym­pa­thique au milieu de ses col­lègues en défa­veur – Vic­tor Hugo, Flourens.

Ce der­nier, âme de pala­din et cer­veau de savant, avait joué un rôle d’entraîneur dans l’envahissement de la mai­son com­mune. Son nom épou­van­tait les petits bour­geois de l’espèce du bou­ti­quier Per­rin. Par contre, ils eussent accep­té Vic­tor Hugo, mais le grand poète demeu­ra en dehors des évé­ne­ments du 31 octobre. Félix Pyat, venu en obser­va­teur, n’y joua pas grand rôle. Brillant cise­leur de phrases, révo­lu­tion­naire roman­tique, intègre sans être un apôtre, il n’était point atti­ré par la gri­se­rie de la bataille. Cela n’empêcha pas son arres­ta­tion peu après, en même temps que celle de Mil­lière, Tibal­di, Razoua, Ver­mo­rel, Lefran­çais et quelques autres.

Blan­qui et Deles­cluze, tous deux jaco­bins et qui ne sym­pa­thi­saient guère, se trou­vèrent, ce jour-là, au poste de com­bat, à l’Hôtel de Ville. Le pre­mier signant des décrets au milieu de la confu­sion qui régnait chez les vain­queurs ; le second s’efforçant de sau­ver quelques épaves du grand mou­ve­ment nau­fra­gé lorsque Jules Fer­ry, s’étant échap­pé d’entre ses col­lègues pri­son­niers, fut reve­nu avec un bataillon de garde natio­nale – le réac­tion­naire 106e – « réta­blir l’ordre ».

Car telle fut la nou­velle qui nous par­vint à la fin de la jour­née : l’ordre était réta­bli. Du coup tous les hon­nêtes bou­ti­quiers res­pi­rèrent et M. Per­rin, qui se fût rési­gné avec dou­leur à la néces­si­té d’acclamer Flou­rens et Blan­qui, put se dégon­fler tout son saoul en flé­tris­sant les révolutionnaires.

Mon père qui, peu amou­reux des galons, n’avait vou­lu être que simple garde, atten­dait avi­de­ment que se confir­mât la nou­velle de la vic­toire de la Com­mune. Trom­pé par les pre­miers bruits, il avait cru cette vic­toire défi­ni­tive et s’en réjouis­sait, Deles­cluze et Blan­qui lui sem­blant, bien plus que le pieux Tro­chu, les hommes de la situa­tion. Quelques gardes de sa com­pa­gnie par­ta­geaient son état d’âme, mais le capi­taine, un nom­mé Pas­se­bon, ancien « mar­chand d’hommes » (nom sous lequel, au temps du ser­vice mili­taire non obli­ga­toire, on dési­gnait les recru­teurs de rem­pla­çants) était natu­rel­le­ment pour le pou­voir « régulier ».

Quand se répan­dit la nou­velle que le mou­ve­ment avait avor­té, bien des phy­sio­no­mies chan­gèrent, les unes s’éclaircissant, les autres se rem­bru­nis­sant. Quelle étude pour un peintre dou­blé d’un psychologue !

Le gou­ver­ne­ment, sau­vé plu­tôt que fran­che­ment vain­queur2Fer­ry ren­trant à l’Hôtel de Ville avec un bataillon réac­tion­naire, mais ses col­lègues demeu­rant à ce moment pri­son­niers des révo­lu­tion­naires, cette chaude jour­née avait fini par une tran­sac­tion., s’était enga­gé à n’exercer aucunes repré­sailles et à don­ner la parole au peuple. Il se tira d’affaire avec l’escobarderie d’un plé­bis­cite : la popu­la­tion enten­dait-elle le confir­mer en bloc dans les fonc­tions qu’il s’était octroyées lui-même ?

Appré­hen­dant un saut dans l’inconnu, trois cent vingt et un mille Pari­siens, contre cin­quante-trois mille, votèrent le main­tien au pou­voir de l’incapable cote­rie du 4 sep­tembre. Roche­fort, dont la situa­tion à l’Hôtel de Ville était inte­nable, don­na sa démission.

Dans l’armée, il y eut deux cent trente-six mille oui contre neuf mille non.

Le gou­ver­ne­ment, ayant reçu ce blanc-seing, ne se gêna pas. Il fit arrê­ter Félix Pyat, Mil­lière, Lefran­çais, Tibal­di, Vési­nier, Ver­mo­rel, Mot­tu, Razoua, Ran­vier, Jaclard et autres répu­bli­cains socia­listes. Pas un bona­par­tiste n’avait été même inquié­té depuis le 4 sep­tembre. Rou­her, l’ancien ministre auto­cra­tique de l’Empire, avait pu quit­ter en paix Paris pour aller conspi­rer à Londres contre la Répu­blique française !

Le mois de sep­tembre avait été tout d’enthousiasme fré­mis­sant ; octobre avait vu les pre­mières dés­illu­sions et l’énervement gran­dir jusqu’à cre­ver en orage ; l’hiver com­men­çait pré­ma­tu­ré­ment. Le gaz allait man­quer ; la nuit emplis­sait les rues comme les âmes ; le com­bus­tible se fai­sait rare. Et pour­tant aucun décou­ra­ge­ment dans la masse pro­fonde. La même réso­lu­tion stoïque de vaincre ou mou­rir régnait chez tous : hommes, femmes, enfants.

Et, chose remar­quable, dans Paris, qui n’avait pas de police ni presque de lumière, pas de crimes, pas d’attentats à la vie ou à la bourse des habitants.

Quelques nou­velles de la pro­vince arri­vaient par pigeons voya­geurs. Les mes­sages, pho­to­gra­phiés en carac­tères micro­sco­piques sur une mince pel­li­cule, étaient insé­rés dans un léger tube atta­ché sous l’aile du vola­tile. On apprit ain­si qu’une armée fran­çaise s’était for­mée sur la Loire et, com­man­dée par d’Aurelles de Pala­dines, avait, après une vic­toire à Coul­miers, réoc­cu­pé Orléans (9 novembre). Ce fut une éclair­cie : on put espé­rer qu’une marche de cette armée sur Paris, com­bi­née avec la sor­tie en masse que tous récla­maient, vien­drait, pre­nant les assié­geants entre deux feux, déblo­quer la capi­tale. La vic­toire finale était plus que possible.

Mais, pour cela, il eût fal­lu d’autres hommes que les fan­toches de l’Hôtel de Ville. On cher­chait Hoche ou Klé­ber : on n’avait que Trochu.

Cepen­dant, d’incurables confiants lui fai­saient encore cré­dit. Je les vois encore répé­tant d’un air enten­du : « Patience ! Il ne faut rien brus­quer. Tro­chu a son plan. » Plan qui devait abou­tir à la capi­tu­la­tion du 28 janvier.

À la fin, devant l’inébranlable réso­lu­tion des Pari­siens de tenir jusqu’au bout, le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire dut, après avoir per­du un temps pré­cieux, se résoudre à un simu­lacre de sor­tie. Le géné­ral Ducrot fut char­gé de la diri­ger. Le 28 novembre, il pas­sa la Marne devant Vil­liers après avoir annon­cé dans une gran­di­lo­quente pro­cla­ma­tion qu’il ne ren­tre­rait dans Paris que « mort ou vic­to­rieux ». Le pre­mier élan de ses troupes les avait menées jusqu’à Cham­pi­gny. L’incapable stra­tège n’en pro­fi­ta point et, après trois jours de com­bats inco­hé­rents, il repas­sa la Marne vain­cu et bien vivant.

Ce fut dans un de ces com­bats, livré à Vil­liers, que tom­ba, mor­tel­le­ment bles­sé, le com­man­dant de francs-tireurs Fran­chet­ti, riche ita­lien, jeune encore, qui s’était don­né corps et âme à la défense de Paris.

Décembre s’annonça, lugubre, sans que flé­chit la réso­lu­tion des habi­tants. Pour­tant la faim les mor­dait aux entrailles, en dépit de la créa­tion de four­neaux éco­no­miques. Depuis long­temps, on s’ingéniait à résoudre le pro­blème de man­ger avec rien ; on éla­bo­rait les com­bi­nai­sons culi­naires les plus invrai­sem­blables quel­que­fois en les déco­rant de noms pom­peux. Le riz à la mou­tarde, bap­ti­sé « riz à la pro­ven­çale » et le cho­co­lat à la fécule de pomme de terre, rem­pla­çant la crème, qui sem­blait le sou­ve­nir d’un autre âge, étaient des déli­ca­tesses très appré­ciées. Le cho­co­lat ne coû­tait pas plus de 9 sous la tablette, bon mar­ché extra­or­di­naire au milieu du ren­ché­ris­se­ment géné­ral ; le riz n’était pas introu­vable. Mais les légumes, mais la viande, mais le pain !

Sur la place de la Tri­ni­té, un éta­blis­se­ment por­tait l’enseigne « Bou­che­rie cynique ». Le chien s’y ven­dait 1 fr. 50 la livre ; le chat, plus appré­cié, 14 francs pièce ; un demi-chat sans la tête, 6 francs ; un rat, 1 franc. Ce der­nier article trou­vait moins d’acheteurs.

Des bou­che­ries simi­laires s’intitulaient « canines » et « félines ». Une autre, qui n’était qu’hippophagique, annon­çait la vente de « sau­cis­son chevaleresque ».

La chasse aux ani­maux domes­tiques était ouverte. Notre concierge avait la répu­ta­tion de s’y adon­ner. Avant la fin du siège, il démé­na­gea subrep­ti­ce­ment et, ce jour-là, dis­pa­ru notre chien. Pauvre Mis­ti, qui dut finir dans une cas­se­role ! C’était un bel épa­gneul, plein de grâce et d’intelligence, qu’une mère de pro­vince avait don­né à son fils, étu­diant à Paris. Mais le jeune homme jetait sa gourme à Bul­lier et dans les joyeux cénacles, oubliant chez lui, où il ne ren­trait pas tous les jours, le pauvre ani­mal triste et affa­mé. À la fin, Mis­ti, qui bien que qua­dru­pède n’était pas une bête, prit un par­ti héroïque : il déser­ta. Un beau jour, nous vîmes entrer chez nous, par une porte res­tée acci­den­tel­le­ment entr’ouverte, ce déshé­ri­té qui, dans son regard humain, nous deman­dait l’abri et la sub­sis­tance. Nous com­prîmes ce lan­gage muet, plus élo­quent qu’un dis­cours aca­dé­mique et, de ce moment, le nou­veau venu fut notre hôte.

Nous igno­rions tout de lui : son nom, sa nais­sance et ses anté­cé­dents. Un jour qu’il accom­pa­gnait ma mère dans la rue, son maître pas­sant par hasard l’aperçut, l’appela et se fit connaître. Expli­ca­tions cour­toises : Mis­ti, ren­du à son pos­ses­seur légi­time, à l’égard duquel il ne sem­blait pas nour­rir de ran­cune, le sui­vit sans dif­fi­cul­tés. Mais déci­dé­ment la vie de bâton de chaise de l’étudiant, qui le sou­met­tait à des jeûnes pro­lon­gés, n’était-elle pas de son goût, car, au bout de quelques jours, il nous revint et cette fois définitivement.

J’en fus enchan­té : Mis­ti nous affec­tion­nait sin­cè­re­ment. Aux heurs où se ter­mi­nait la classe à l’institution Boyer, sa robe blanche, tachée, appa­rais­sait sou­dai­ne­ment, à la grande joie de mes cama­rades. « Ecce canis ! s’exclamait un lati­niste. On vient te cher­cher ». Car je n’étais tou­jours pas auto­ri­sé à che­mi­ner seul dans la rue. La rue, gouffre où se perdent les inno­cents et où se font écra­ser les piétons !

Un seul défaut – était-ce bien un défaut ? – gâtait les belles qua­li­tés de Mis­ti. Il était cou­reur, pré­fé­rant l’appel de la rue avec ses périls à la réclu­sion pro­lon­gée dans un appar­te­ment. Cela lui occa­sion­na des désa­gré­ments et, plus d’une fois, nous dûmes aller le récla­mer à la four­rière, où nous arri­vâmes à temps pour lui évi­ter l’extinction finale.

Et, après tant de péri­pé­ties émou­vants, finir pro­saï­que­ment dans la panse d’un concierge dépour­vu d’entrailles mais non d’estomac !

Avait-il eu le pres­sen­ti­ment de son sort ? Depuis plu­sieurs jours, il ne sor­tait plus guère et, comme attris­té des mal­heurs de la France, il se blot­tis­sait sous le grand lit de mes parents, taci­turne, lui jadis si folâtre.

Je demande par­don au lec­teur de l’avoir entre­te­nu d’un per­son­nage à quatre pattes aus­si lon­gue­ment que d’un bipède de marque. Mis­ti n’était ni un dépu­té ni un ministre, mais il valait beau­coup mieux.

D’autres ani­maux éga­le­ment supé­rieurs à la race humaine – tout au moins au point de vue moral – la plu­part des che­vaux de fiacre, les sagaces élé­phants du Jar­din des Plantes, leurs voi­sins les ours bruns, noirs ou blancs et les autres gueules inutiles, insul­tées du nom de bêtes féroces, bien qu’elles n’aient jamais inven­té la moindre machine à tuer avaient été abat­tues. Mais il ne suf­fi­saient pas de ces quelques mil­liers de kilo­grammes de viande pour cal­mer les tiraille­ments de deux mil­lions d’estomacs !

La déri­soire ration de 100 grammes de che­val par per­sonne (peau, nerfs et os com­pris) devait s’acheter deux heures de queue sous la neige et, lorsque com­men­ça le bom­bar­de­ment de Paris, sous les bombes. Mes parents et moi célé­brâmes le réveillon en mor­dant un pied de che­val res­té inen­ta­mable après deux heures de cuis­son. Cuis­son pour laquelle il nous avait fal­lu sacri­fier une par­tie de notre mobi­lier. Car le com­bus­tible était à peu près introu­vable. De temps à autre mon père disait à ma mère : « Tu devrais aller rue Dau­ben­ton ». C’était là que vivait ma grand’mère, dans une pen­sion bour­geoise de cette vieille voie mélan­co­lique et déserte, dont les mai­sons basses, il y a déjà plus de cin­quante ans, évo­quaient un siècle mort. Par la porte de la pen­sion, ouverte tous les jours, on aper­ce­vait un grand jar­din s’étendant entre les pavillons.

Mon aïeule, main­te­nant sep­tua­gé­naire, y vivait tran­quille­ment ses der­niers jours, au milieu de vieilles dames comme elle, pour la plu­part veuves de fonc­tion­naires ou d’officiers retrai­tés. Mme Como­lé­ra, res­tée veuve elle-même avec une fille de mon âge, diri­geait l’établissement.

Dans cet îlot du vieux Paris confi­né entre la rue Monge, nou­vel­le­ment per­cée, large, emplie d’un éveil de la vie moderne et la grille du Jar­din des Plantes, ma mère se ren­dait deux ou trois fois par semaine. Elle y alla tous les jours pen­dant le der­nier mois du siège, lorsque sévit le bom­bar­de­ment, com­men­cé par les Prus­siens peu après le jour de l’an.

Les vieilles pen­sion­naires de la rue Dau­ben­ton ne souf­frirent pas exces­si­ve­ment du siège. Séden­taires et engour­dies par l’âge, elles n’avaient pas les exi­gences sto­ma­cales des adultes adon­nés à une vie active. Sans doute aus­si, Mme Como­lé­ra avait-elle fait à l’avance d’importantes pro­vi­sions. À l’exception du lait, des légumes frais, des œufs, du pois­son, de la viande et du pain blanc, elles eurent à peu près tout ce qu’il leur fal­lait. Nous étions plus mal par­ta­gés qu’elles.

À peine ma mère avait-elle pris le che­min de la rue Dau­ben­ton, mon père, s’armant d’une hache, com­men­çait à mas­sa­crer chaises, fau­teuils et tables. Nous avions un fort beau mobi­lier où des scin­tillantes incrus­ta­tions mon­traient des oiseaux mul­ti­co­lores et d’éblouissants papillons tout pourpre et azur volant au-des­sus de fleurs invrai­sem­blables. C’était pour ma jeune ima­gi­na­tion comme une vision de pays tro­pi­caux où le soleil se reflète dans la nature ani­mée. J’appréhendais de voir toute cette splen­deur nacre, laque et palis­sandre, s’émietter sous les coups de la hache destructrice.

Mais non. La rage pater­nelle sut se conte­nir dans de justes limites. Et, lorsque ma mère ren­trait, après sa pre­mière stu­peur de voir tables et sièges trans­for­més en amas de com­bus­tible, elle se rési­gnait en soupirant :

– Tu as bien fait. Il ne faut pas que Charles ait froid.

Elle s’oubliait elle-même, me cou­vant de sa sol­li­ci­tude. Com­bien de fois ne répé­tait-elle point :

– Il est si faible, si délicat !

Ce qui n’était pas sans me vexer.

Le pain du siège de Paris est demeu­ré légen­daire : il com­pre­nait toutes sortes de matières, excep­té de la farine. Les gra­nules pier­reux et la paille hachée entraient par contre, avec le son, pour une part impor­tante dans sa com­po­si­tion. D’un ton brun tirant sur le noir, et d’une sen­teur désa­gréable, il évo­quait, par anti­thèse, le sou­ve­nir dou­lou­reux des pains vien­nois, des crois­sants et des brioches de jadis. Long­temps après les évé­ne­ments de l’Année Ter­rible on ven­dait encore, sous un cou­vercle de verre, des échan­tillons de ce pain.

Près d’un demi-siècle plus tard – revanche de l’inexorable Némé­sis – l’Allemagne devait, à son tour, connaître le mau­vais pain de guerre.

Mais celui d’outre-Rhin, bien que raillé avec une finesse d’hippopotame sous le nom de pain « K. K. »3Krieg Kom­mis Brot (pain de muni­tion de guerre)., ne pou­vait sou­te­nir la com­pa­rai­son dans l’horrible avec le pain du siège de Paris. La fécule de pomme de terre, dans le pain alle­mand, rem­pla­çait avan­ta­geu­se­ment le son, la paille et la pierre.

Un grand régal, mal­heu­reu­se­ment trop rare, c’étaient les bettes blanches, sœurs, ou tout au moins cou­sines, des bet­te­raves rouges – car le monde végé­tal lui-même pré­sente des dif­fé­rences de cou­leur dans les familles. Ces ché­no­po­dées avaient été jusqu’alors réser­vées à l’alimentation des bes­tiaux, demeu­rant igno­rées ou dédai­gnées des humains – tout au moins des cita­dins. Main­te­nant, elles étaient jus­te­ment appré­ciées, et les intré­pides qui se glis­saient entre les lignes fran­çaises et alle­mandes pour aller marau­der dans les champs aban­don­nés étaient salués comme des sau­veurs lorsqu’ils rap­por­taient, les ven­dant à bon prix, quelques-unes de ces racines deve­nues une déli­ca­tesse de gourmets.

Lorsque le 160e bataillon était de garde aux rem­parts, nous allions, ma mère et moi, appor­ter à mon père une gamelle emplie de ces bettes cuites à l’eau, puis fri­cas­sées à la graisse de che­val. Les autres femmes et enfants de gardes natio­naux en fai­saient autant et des repas fami­liaux s’établissaient en plein air, sous la bise gla­cée, auprès des canons en batterie.

Et, pour­tant, si les vivres fai­saient défaut, ils n’étaient point inexis­tants. Déjà, vers le 6 novembre, alors que cir­cu­laient des bruits d’armistice, créés par la pré­sence de Thiers, on avait vu des légumes, des choux sur­tout, repa­raître à la devan­ture des mar­chands de quatre-sai­sons. Le beurre, mon­té à 20 francs la livre (il devait par la suite, atteindre 50 francs), était redes­cen­du à des prix abordables.

Plus tard, lorsque la capi­tu­la­tion de 28 jan­vier mit fin au siège, on devait voir, sou­dai­ne­ment sur­gis des sous-sols, des amon­cel­le­ments de pommes de terre s’étaler dans les locaux des mar­chands en gros.

Ces féroces spé­cu­la­teurs qui, avant le ravi­taille­ment, se hâtaient de sor­tir leurs den­rées cachées, avaient pré­fé­ré les lais­ser pour­rir dans l’humidité des caves plu­tôt que de les livrer à des prix nor­maux. Ils avaient atten­du, tou­jours sans le trou­ver arri­vé, le moment où les Pari­siens, suc­com­bant à la fin, eussent payé ces tuber­cules au poids de l’or.

Je me rap­pelle ces pommes de terre gâtées, qui for­maient des mon­tagnes de pour­ri­ture dans la rue des Halles. C’était une infec­tion et, pour évi­ter l’empuantissement, on dut les vider par tom­be­reaux dans la Seine.

Le gou­ver­ne­ment, ne déployant de sévé­ri­té que contre les répu­bli­cains ; avait lais­sé les acca­pa­reurs se livrer bien tran­quille­ment à leurs manœuvres, véri­table com­plot contre la vie des assié­gés. Il ne pour­sui­vit même pas ces misé­rables, que le peuple, quatre-vingts ans aupa­ra­vant, eût accro­chés sans céré­mo­nie à la lanterne !

  • 1
    La col­lec­tion du jour­nal Le Com­bat, publié pen­dant le siège de Paris, ne se trouve pas à la Biblio­thèque natio­nale. – Note du site « La Presse Anar­chiste » : cette col­lec­tion semble main­te­nant acces­sible… Avis aux curieux.
  • 2
    Fer­ry ren­trant à l’Hôtel de Ville avec un bataillon réac­tion­naire, mais ses col­lègues demeu­rant à ce moment pri­son­niers des révo­lu­tion­naires, cette chaude jour­née avait fini par une transaction.
  • 3
    Krieg Kom­mis Brot (pain de muni­tion de guerre).

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