La Presse Anarchiste

Mémoires d’un libertaire — Chapitre VI

VI
La débâcle de l’Empire.

Le maréchal Lebœuf, min­istre de la guerre, avait déclaré imper­turbable­ment, à la Cham­bre, qu’on était « cinq fois prêt » et qu’il ne man­quait pas à l’ar­mée « un bou­ton de guêtre ». Pour avoir idée du pufisme éhon­té que cachait cet aplomb, il faut lire les dépêch­es qu’adres­saient, effarés, au même min­istre, les généraux qui cher­chaient, sans les trou­ver, leurs brigades et leurs divi­sions, ain­si que les inten­dants, qui se plaig­naient de man­quer de tout.

Comme en 1859, en Ital­ie, l’é­tat-major français n’avait, autant dire, pas de plan de cam­pagne. Mais, en Ital­ie, il n’avait eu affaire qu’à des troupes autrichi­ennes dirigées par Gyu­lay, puis, en dernier lieu, par l’empereur François-Joseph, soudard sans génie, et « les lions com­mandés par des ânes » de l’ar­mée française purent bat­tre ces généraux Boum, four­voyés de l’opérette dans la tragédie.

En 1870, les vieux empanachés des Tui­leries : Mac-Mahon, Can­robert, le dou­teux Bazaine, avaient, devant eux l’armée prussi­enne, com­mandée par les vain­queurs de Sad­owa : le prince roy­al Frédéric-Charles Stein­metz, et guidée par le génie inex­orable­ment math­é­ma­tique de von Moltke.

L’armée française du Rhin, qui comp­tait seule­ment 250.000 hommes répar­tis en sept corps et s’étendant en un cor­don de faible épais­seur de Belfort à Thionville, allait se heurter à 400.000 ennemis.

Car ce n’é­tait pas seule­ment la Prusse, mais l’Alle­magne entière qui se dres­sait en face de la France. Tous les États de la Con­fédéra­tion ger­manique : la Bav­ière, la Saxe, le Wurtem­berg, les grands-duchés, mar­chaient der­rière les Hohenzollern.

Le pre­mier engage­ment eut lieu le 2 août, à Sar­rebrück. Un batail­lon prussien qui, flan­qué de trois escadrons, occu­pait avec quelques canons la petite ville fron­tière se replia dans le plus grand ordre, sous la fusil­lade et le feu des mitrailleuses. Il y eut, du côté français, 6 morts et 67 blessés, d’après le rap­port du général Frossard. Pertes insignifi­antes, sauf, bien enten­du, pour les familles des victimes !

Engage­ment sans impor­tance ; puis les Français, après avoir occupé Sar­rebrück, l’é­vac­uèrent dès le lende­main, faute de plan arrêté. Il n’en fut pas moins clairon­né comme une vic­toire par la presse officieuse.

Napoléon III avait jugé de bonne poli­tique de se ren­dre avec le prince impér­i­al au milieu des troupes — en évi­tant de pass­er par Paris. Il annonça grave­ment à l’im­péra­trice, lais­sée régente, ce sim­u­lacre de com­bat par une dépêche qui exci­ta l’hi­lar­ité : le petit prince avait « reçut le bap­tême du feu » et n’avait été « nulle­ment impres­sion­né ». Voir périr des hommes, n’est-ce pas jeu de prince ? Le futur empereur des Français avait même ramassé une balle tombée tout près de lui, et des vieux sol­dats « pleu­raient d’at­ten­drisse­ment en le voy­ant si calme ».

Déjà des qué­man­deurs pos­tu­laient pour la place de sous-préfet de Sarrebrück.

Cette même dépêche annonçait un offici­er tué et dix hommes blessés — légère con­tra­dic­tion avec le rap­port du général Frossard.

La riposte alle­mande ne se fit pas atten­dre et fut autrement foudroyante.

Le surlen­de­main, 4 août, la divi­sion Abel Douay, cam­pée aux envi­rons de Wis­sem­bourg, et forte de 9.000 hommes seule­ment fut sur­prise par 80.000 Alle­mands, débouchant brusque­ment de l’é­pais­seur des bois. Aucun ser­vice de recon­nais­sance n’avait sig­nalé leur prox­im­ité. Mal­gré la bravoure des tur­cos, se ruant à la baïon­nette sur les bat­ter­ies alle­man­des qui les foudroy­aient, ce fut un écrase­ment com­plet pour la divi­sion française. Son chef périt et, mal­heureuse­ment la moitié ou les deux tiers des pau­vres dia­bles qu’il com­mandait, restèrent sur le terrain.

Cette lutte intrépi­de et folle de l’arme blanche con­tre l’ar­tillerie, Reichshof­fen allait la voir se renou­vel­er avec le même résul­tat désas­treux pour l’as­sail­lant. Cinquante-cinq ans aupar­a­vant, elle s’é­tait pro­duite à Waterloo.

La guerre de 1870–1871 devait mon­tr­er que le temps des bril­lantes fan­tasias était passé. Les généraux mal instru­its par les escar­mouch­es d’Al­gérie con­tre des Arabes armés de fusils à pierre, furent tout ahuris lorsqu’ils se trou­vèrent avec des canons d’an­ciens mod­èles devant des krup­ps se chargeant rapi­de­ment par la culasse. Et les mausers valaient ample­ment les chas­se­pots qui n’avaient encore fait mer­veille qu’à Men­tana, con­tre les garibal­diens munis d’armes périmées.

Le désas­tre de Wis­sem­bourg pro­duisit à Paris une com­mo­tion pro­fonde. Un fli­busti­er incon­nu venait de lancer à la Bourse une nou­velle sen­sa­tion­nelle : le prince roy­al de Prusse bat­tu et fait pris­on­nier avec 30.000 hommes. Déjà des man­i­fes­ta­tions ent­hou­si­astes salu­aient la vic­toire ; des dra­peaux parais­saient aux fenêtres ; on pré­parait les illu­mi­na­tions lorsque, soudain, on apprit que la nou­velle était fausse. Jeu de la spécu­la­tion qui se repro­duit invari­able­ment dans toutes les guer­res, où les uns ramassent de l’or tan­dis que les autres versent leur sang.

Du coup, l’al­lé­gresse des cré­d­ules se mua en fureur, les bour­si­co­teurs furent chaude­ment hous­pillés. Le lende­main, on appre­nait le désas­tre de Wissembourg.

Il fut suivi à très brève échéance de ceux de Reichshof­fen et de For­bach, sur­venus tous deux le même jour, 6 août.

Une dépêche, plac­ardée sur les murs de Paris, le lende­main, annonça que le maréchal Mac-Mahon « avait per­du une bataille », que le général Frossard en avait per­du une autre, mais que la retraite s’opérait en bon ordre — grande con­so­la­tion évidem­ment — et que « tout pour­rait encore se répar­er ». Euphémisme employé de tout temps pour dire que le désas­tre était complet.

En même temps, une procla­ma­tion de l’im­péra­trice annonçait aux Français que le début de la guerre n’é­tait pas favor­able — c’é­tait assez vis­i­ble ! —, mais qu’ils la ver­raient au milieu d’eux, « fidèle à sa mis­sion et à son devoir, la pre­mière au dan­ger pour défendre le dra­peau de la France ».

Elle n’y res­ta pas, le peu­ple de Paris lui ayant, un mois plus tard, sig­nifié brusque­ment son congé.

« Sa mis­sion ! de quelle mis­sion pré­tend par­ler cette aven­turière espag­nole qui se donne l’air de jouer en France les Jeanne d’Arc ? » se demandaient des gens ahuris devant l’in­con­science de cette anci­enne beauté, pro­pre tout au plus à porter le dra­peau de la mode.

Il n’est point dans mon inten­tion de retrac­er en détail les événe­ments dont je ne fus pas témoin. Les his­to­riens ont suff­isam­ment mon­tré le rôle piteux de l’é­tat-major impér­i­al dans cette cam­pagne de 1870, l’in­curie, l’ef­fare­ment, le désar­roi, tels que dans cette retraite de l’ar­mée française, qui aban­don­nait l’Al­sace et ouvrait la Lor­raine à l’in­va­sion : on oubli­ait de faire sauter le tun­nel de Sav­erne, per­me­t­tant ain­si la con­cen­tra­tion des troupes allemandes.

À Paris, on deve­nait soucieux et, dans les hautes sphères, on avait absol­u­ment per­du la tête. Le cab­i­net Ollivi­er, qui avait déclaré la guerre « d’un cœur léger », s’é­tait effon­dré, rem­placé par le cab­i­net Palikao. Le min­istre de la Guerre et prési­dent du con­seil qui por­tait ce nom chi­nois avec le titre de comte était le général Cousin-Mon­tauban, qui avait acquis de la gloire en pil­lant à Pékin le palais d’Été. Mais il avait main­tenant affaire à bien d’autres enne­mis que les troupes des Célestes. Et il était un peu tard pour met­tre de l’or­dre dans ce gâchis !

Les bou­tiquiers, jusqu’alors respectueux du pou­voir, comme le faïenci­er Per­rin, se mon­traient graves et silen­cieux en voy­ant se dessin­er la prob­a­bil­ité d’une marche des Prussiens sur Paris. Car, mal­gré toutes les réti­cences offi­cielles, on sen­tait que la route de la cap­i­tale leur était ouverte. L’ar­mée du Rhin était main­tenant coupée en deux : la plus grande par­tie, encore intacte, avec toute la garde impéri­ale, demeurée à Metz sous le com­man­de­ment de Bazaine ; l’autre — les débris des troupes battues à Wis­sem­bourg et à Reichshof­fen — se reti­rant pénible­ment sur Châlons après avoir repoussé à Borny une attaque du maréchal Steinmetz.

Ce com­bat d’ar­rière-garde, qu’on n’osa pas trop, dans la débâ­cle générale, clairon­ner comme une écla­tante vic­toire, per­mit du moins à l’ar­mée française désem­parée d’at­tein­dre Châlons pour s’y ren­forcer et s’y réor­gan­is­er à la diable.

Le 14 août, un dimanche, avait lieu, à Paris, la ten­ta­tive des blan­quistes sur le poste des pom­piers de la Vil­lette. Dans l’après-midi, une cen­taine de révo­lu­tion­naires, par­mi lesquels Eudes, Brideau, Chau­vière, Tri­don, se ruèrent sur la petite caserne, s’emparèrent de trois fusils et ten­tèrent, mais inutile­ment, de débauch­er les pom­piers. Repous­sant les policiers accou­rus, ils se répandirent sur le boule­vard en cri­ant : « À bas l’Em­pire ! Vive la France ! Vive la République ! »

Un homme dévoué au par­ti, Granger, esprit d’or­gan­isa­teur, avait fait les frais de cette expédi­tion, que Blan­qui dirigeait en personne.

Mal­gré le courage des con­spir­a­teurs, leur coup de main échoua.

Les pom­piers demeurèrent sourds à leurs appels ; la foule domini­cale, qu’ils comp­taient aus­si entraîn­er, ne bougea pas non plus et, après avoir par­cou­ru le boule­vard de Belleville sans s’être grossis d’une seule recrue, ils se résignèrent à se sépar­er par petits groupes : l’af­faire était manquée.

Deux d’en­tre eux, Eudes et Bride­nu, suiv­is de loin par un mouchard ama­teur, furent sig­nalés et arrêtés le même soir dans un café. Tous deux étaient des chefs. D’autres arresta­tions suivirent dans la semaine, arresta­tions de sim­ples curieux qui, témoins de l’échauf­fourée, avaient été trans­for­més en red­outa­bles con­jurés par les rap­ports de police.

Ces répub­li­cains furent présen­tés par le gou­verne­ment comme des agents prussiens. Gam­bet­ta — était-il abusé ? — deman­da devant la Cham­bre pourquoi ils n’é­taient pas déjà fusil­lés. Ironie de la poli­tique : ce fut Palikao qui, tout en le félic­i­tant de son patri­o­tisme, lui rap­pela que même la jus­tice des con­seils de guerre devait observ­er cer­taines formes !

L’ar­mée battue se repli­ait sur le camp de Châlons. Ce camp, sim­ple ter­rain de manœu­vres, ne pos­sé­dait aucune valeur défen­sive, et il appa­rais­sait impos­si­ble aux plus opti­mistes que l’ar­mée du prince roy­al de Prusse dût y subir le sort des hordes d’Attila.

Le plan qu’indi­quait le sens com­mun, et auquel se fussent ral­liés Mac-Mahon, devenu nom­i­nale­ment com­man­dant en chef de l’ar­mée, et Napoléon lui-même, quoique affais­sé et irré­solu, était de se repli­er sur Paris, et là, cou­vert par les forts, retranché dans un camp inex­pugnable, de se grossir des ren­forts qui afflueraient de toute la France pour repren­dre l’offensive.

Mais l’im­péra­trice, dont l’idée dom­i­nante était de se con­serv­er la couronne pour son fils et sa part de liste civile pour elle-même, met­tait les con­sid­éra­tions dynas­tiques bien au-dessus des con­sid­éra­tions stratégiques ou nationales. Affolées à la pen­sée que le retour de l’empereur vain­cu pour­rait sus­citer dans Paris une révo­lu­tion, elle fit télé­gra­phi­er à Mac-Mahon, par le min­istre de la Guerre, d’exé­cuter un mou­ve­ment tout opposé : se porter sur le nord-est, sur Metz pour déblo­quer Bazaine, prenant entre les deux armées français­es celle de Frédéric-Charles.

Ce plan téméraire eût pu réus­sir, exé­cuté par Napoléon Ier, avec sa vieille armée. Il ne l’é­tait pas avec Napoléon III, Mac-Mahon et leurs troupes battues, grossies de recrues sans con­sis­tance, encom­brées d’im­ped­i­men­ta ridicules, tels que les équipages de l’empereur.

Pen­dant que, s’ef­forçant d’exé­cuter l’or­dre qui devait le con­duire à Sedan, Mac-Mahon se dérobait à la pour­suite du prince roy­al, les jour­naux fai­saient courir à Paris les bruits les plus invraisem­blables, tels que l’en­gloutisse­ment de 20.000 Prussiens dans les car­rières de Jaumont.

Com­bi­en la réal­ité dif­férait de tous ces racontars !

Alors que l’ar­mée française exé­cu­tait avec lenteur, traî­nant les bagages impéri­aux, cette marche qui eût dû être foudroy­ante, le prince roy­al, opérant con­ver­sion à droite, était déjà sur ses traces, le rejoignant à Beau­mont, sur­prenant et culbu­tant le corps de Fail­ly. L’homme aux chas­se­pots de Men­tana ne fai­sait pas mer­veille cette fois ! Et les troupes de Mac-Mahon, à présent dimin­uée de 30.000 hommes, n’é­taient plus qu’un trou­peau poussé par la des­tinée vers l’ef­fon­drement final.

Bazaine, qui s’é­tait lais­sé encer­cler dans Metz par Frédéric-Charles, après les batailles de Grav­elotte et de Saint-Pri­vat, ne bougeait pas. Dévoré de cette ambi­tion qui lui avait fait jouer au Mex­ique un rôle déloy­al, il ne lui déplai­sait pas de voir s’en­fer­rer les autres maréchaux, ses con­cur­rents plus que ses col­lègues, et de se réserv­er une force intacte pour être plus tard le sauveur — ou le restau­ra­teur de l’Empire.

Le désas­tre du corps de Fail­ly, sur­pris au moment de la soupe — comme la divi­sion Douay, à Wis­sem­bourg — avait eu lieu le 30 août. Le 1er sep­tem­bre, ce fut l’ef­fon­drement final de l’Em­pire à Sedan. Rejeté dans la cuvette que forme cette petite ville, Napoléon III, dés­espérant de rompre le cer­cle de fer et de feu qui l’en­velop­pait, se ren­dit au roi de Prusse. En même temps que sa piètre per­son­ne, il livrait du coup les 90.000 hommes qui lui restaient, plus les 558 pièces d’ar­tillerie. Mac-Mahon avait été blessé très oppor­tuné­ment d’un éclat d’obus, et le com­man­de­ment flot­tait, tirail­lé entre les généraux Ducrot et de Wimpffen.

Cette cat­a­stro­phe, comme toutes celles qui l’avaient précédé, ne fut annon­cée aux Parisiens que deux jours et demi plus tard, alors qu’il était devenu impos­si­ble de la cacher plus longtemps.

« Français, avoua le gou­verne­ment dans une nou­velle procla­ma­tion qui fut sa dernière, un grand mal­heur frappe la patrie. L’empereur a été fait pris­on­nier avec quar­ante mille hommes. »

Si men­songère­ment présen­té que fût le désas­tre, ce n’en était pas moins un coup de foudre. Jamais, dans les sup­po­si­tions les plus hardies, les adver­saires mêmes de l’Em­pire n’eussent envis­agé pareil effondrement.

D’ailleurs, on rec­ti­fi­ait immé­di­ate­ment le chiffre impos­teur. On savait que l’ar­mée française était par­tie de Châlons avec un effec­tif d’en­v­i­ron 120.000 hommes. Com­ment ce chiffre se trou­vait-il soudaine­ment réduit à 40.000, soit au tiers de son contingent ?

Tous, main­tenant, sen­taient que l’Em­pire men­tait jusqu’à la dernière minute de son ago­nie. Les bou­tiquiers et autres petits-bour­geois que je voy­ais se mon­traient con­sternés ou affec­taient l’indig­na­tion pour se faire par­don­ner leur ser­vil­ité à l’é­gard du régime qui s’écroulait. Main­tenant, le faïenci­er Per­rin était légion ! Tous ces braves gens, habitués à se prostern­er devant le plus fort, incli­naient vis­i­ble­ment vers la République, n’at­ten­dant plus que la minute de sa procla­ma­tion pour en arbor­er l’é­ti­quette. Prêts, d’ailleurs, à rede­venir immé­di­ate­ment bona­partistes si, par mir­a­cle, la dynas­tie néfaste réus­sis­sait à revivre.

Mais on était loin de cette éven­tu­al­ité et, mal­gré toutes les vicis­si­tudes de la poli­tique, plus d’un demi-siè­cle s’est aujour­d’hui écoulé sans amen­er cette résurrection.

Dans la nuit, le cri « La déchéance ! » com­mença à se faire entendre.

Le lende­main, 4 sep­tem­bre, Paris se trou­va réveil­lé d’une léthargie de dix-huit ans. C’é­tait un dimanche : toutes les par­ties de la cap­i­tale, des faubourgs en pleine fer­men­ta­tion, des groupes inin­ter­rom­pus dévalaient vers la Cham­bre des députés. Ruis­seaux se mul­ti­pli­ant à l’in­fi­ni, qui allaient se fon­dre en un océan !

Et je me sen­tais un des atom­es humains qui com­po­saient cet océan, me mêlant avec mon père et ma mère à tout un peu­ple qu’un mou­ve­ment irré­sistible empor­tait vers le Corps législatif.

Déjà le 9 août, au lende­main de la triple défaite de Wis­sem­bourg, Reichshauf­fen et For­bach, 20.000 Parisiens étaient venus en houle devant le Palais-Bour­bon, et, peut-être, un sig­nal, qu’ils attendaient des députés de la gauche, les eût-il entraînés à bal­ay­er les mameluks de l’Em­pire. Mais ces élus de la gauche, avant d’être des répub­li­cains, étaient des bour­geois politi­ciens, tou­jours prêts à déclin­er, avant l’ac­tion, la respon­s­abil­ité d’un mou­ve­ment hasardeux, comme aus­si à en accepter les fruits en cas de vic­toire. Et ils s’é­taient dérobés, alors que la révo­lu­tion, avancée d’un mois, eût peut-être tout sauvé.

Le 4 sep­tem­bre, le fruit était plus que mûr. Il y avait sur la place de la Con­corde non plus 20.000 hommes, mais quelque chose comme 100.000, si tant est qu’on puisse éval­uer une foule les jours de révolution.

La cham­bre était en séance, les souteneurs de l’Em­pire, pâles, effarés, sen­tant la débâ­cle, et prêts à se volatilis­er. Le prési­dent, Schnei­der, grand favori des Tui­leries, retenu là par ses fonc­tions, eût bien voulu être ailleurs. Les députés de la gauche n’é­taient guère moins émus, bal­lot­tés entre la crainte et l’espérance.

Une troupe d’in­fan­terie de ligne occu­pait le pont. Elle aus­si était hési­tante. Huit jours aupar­a­vant, ses chefs lui eussent ordon­né de tir­er sur la foule, elle eût obéi ; main­tenant, chefs et sol­dats se sen­taient troublés.

Il exis­tait à ce moment-là, dans Paris, un embry­on de garde nationale, com­posé de quelques mil­liers de volon­taires pos­sé­dant leur fusil. Cette mil­ice, exclu­sive­ment bour­geoise, n’é­tait pas d’e­sprit pro­lé­tarien : prête à défendre la pro­priété, elle ne l’é­tait point à mourir, ni même à tuer pour défendre la famille Bona­parte. Elle comp­tait même quelques républicains.

Des élé­ments de cette garde nationale, accou­rus en armes, se trou­vaient là, ain­si que des mobiles échap­pés au camp de Châlons, mêlés au peuple.

À la vue des uni­formes, les lig­nards s’é­cartèrent. Der­rière les gardes nationaux, la foule se pré­cipi­ta, entraînée par les blan­quistes : la poussée fut irré­sistible. La Cham­bre se trou­va envahie.

À ce moment, les députés dis­cu­taient, sans rien résoudre, sur la nom­i­na­tion d’un gou­verne­ment de défense, insi­dieuse­ment pro­posé par Palikao, porte-parole de l’im­péra­trice, tan­dis que Gam­bet­ta, écho du sen­ti­ment pop­u­laire, récla­mait la déchéance.

L’en­vahisse­ment de la Cham­bre ame­na la con­clu­sion : la déchéance fut proclamée, sans vota­tion, au milieu de la tem­pête, par le peu­ple qui, cette fois, avait repris la parole après dix-huit ans de mutisme. Dans sa voix for­mi­da­ble se per­dait, en s’y joignant, celle des députés de l’op­po­si­tion, dev­enue, à ce moment, de minorité majorité. Une à une, les créa­tures des Tui­leries dis­parais­saient. L’Em­pire, qui avait com­mencé en empris­on­nant les députés de la nation, voy­ait, à son tour, son Par­lement à lui bal­ayé par le peuple.

Au cri de : « La déchéance ! » se mêlait main­tenant celui de : « Vive la République ! »

Ce cri dom­i­nait tout, se répé­tant en écho du Palais-Bour­bon sur la place de la Con­corde, le long des Champs-Élysées, des jardins des Tui­leries, de la rue de Riv­o­li, planant, immense, sur tout Paris. Comme un grand fleuve, la foule, main­tenant, roulait ses vagues humaines vers l’Hô­tel de Ville.

Mon père, dont la joie débor­dait, éclatait, rugis­sait, retrou­vait ses ent­hou­si­asmes de vingt ans. Il bondis­sait en m’en­traî­nant par la main, ton­nant : « Vive la République ! »

L’im­péra­trice, lâche­ment aban­don­née par ceux qui avaient été ses plus serviles cour­tisans, s’é­tait esquiv­ée et, déjà, des inscrip­tions injurieuses s’é­ta­laient sur les murs des Tui­leries. J’en déchiffrais, éton­né, quelques-une : « Mai­son à louer. » « Mai­son à ven­dre pour cause de fuite hon­teuse. » « Ancien bor­del. » Ce dernier mot, dont j’ig­no­rais encore la sig­ni­fi­ca­tion, m’intriguait.

Peu d’in­ci­dents. Qui eut pu arrêter sem­blable mou­ve­ment ? Les bona­partistes avaient dis­paru. Entre le Lou­vre et l’église Saint-ger­main-l’Aux­er­rois, un ser­gent de ville, dont j’ai par­lé plus haut, ten­tait inutile­ment de défendre son épée.

La place de l’Hô­tel de Ville, lorsque nous y débouchâmes, était noire de monde. Chaque pouce de ter­rain était occupé. À une fenêtre de la Mai­son com­mune, un homme à la voix toni­tru­ante — Gam­bet­ta — jetait des mots à la foule. Ceux que je pus saisir, ter­mi­nant la procla­ma­tion de la République et la liste des nou­veaux dirigeants, furent : Kéra­try, préfet de police ; Ara­go, maire de Paris.

L’en­t­hou­si­asme était général. Puis­sance du verbe ! On s’imag­i­nait que ce mot « République » com­por­tait en lui une ver­tu mag­ique sus­cep­ti­ble de tout sauver : refouler l’in­va­sion et établir le règne de la jus­tice par­mi les hommes libres et égaux. Tous les peu­ples, les Alle­mands eux-mêmes, se réveil­lant à leur tour, allaient sans doute imiter la France. Les plus ratio­nal­istes, grisés par cette mys­tique exal­ta­tion du sen­ti­ment, qui ne tient compte ni du déter­min­isme ni des con­tin­gences, avaient la foi.

« La foi trans­porte les mon­tagnes », a dit l’Écri­t­ure. Il est indé­ni­able que l’en­t­hou­si­asme, con­fi­nant sou­vent au fanatisme, est, comme celui-ci, une force immense. Si on enlève cette force au peu­ple qui ne pos­sède point le savoir, que lui reste-t-il ?

Seule­ment, il importe que cet ent­hou­si­asme s’ex­erce non pour de sanglantes inanités, élu­cubrées par des théolo­giens forgeurs de chaînes, mais pour des idées claires, en même temps qu’élevées. Quelle dif­férence entre les fanatismes croisés, égorgeurs de musul­manes, et les ent­hou­si­astes volon­taires de l’an II, allant porter au peu­ple, à la pointe de leurs baïon­nettes, la procla­ma­tion des Droits de l’Homme !

Comme, ayant quit­té la place de l’Hô­tel-de-Ville, nous nous achem­i­n­ions vers la rue Dauben­ton où, dans une pen­sion bour­geoise, vivait ma grand’mère, nous aperçûmes une masse con­fuse qui s’éloignait dans la rue Mon­ge. Cette masse entourait une voiture dont les chevaux dételés étaient rem­placés par des hommes.

Celui qu’on entraî­nait ain­si en tri­om­phe vers l’Hô­tel de Ville, où il devait pren­dre place dans le nou­veau gou­verne­ment, était Hen­ri Rochefort. Com­bi­en de fois ma mère et moi, pas­sant devant Sainte-Pélagie, nous avions, en lev­ant les yeux, aperçus, der­rière les bar­reaux de sa fenêtre, le vis­age du pam­phlé­taire pris­on­nier ! Dès la pre­mière nou­velle de la chute de l’Em­pire, ses amis, ren­for­cés d’élé­ments pop­u­laires, avaient cou­ru le libér­er, ain­si que les autres détenus politiques.

De même pour Eudes et Brideau qui, con­damnés à mort pour la ten­ta­tive de la Vil­lette, et détenus au Cherche-Midi, attendaient le pelo­ton d’exécution.

O roue des révo­lu­tions qui, alter­na­tive­ment, élève et abaisse les hommes !