La Presse Anarchiste

Mémoires d’un libertaire — Chapitre X

X
De la capitulation (28 janvier) à la révolte (18 mars).

La capit­u­la­tion avait eu pour pré­texte, en out­re du manque de vivres, la néces­sité d’élire une Assem­blée Nationale qui déciderait sur la con­clu­sion de la paix ou sur la pro­lon­ga­tion de la guerre.

Ces élec­tions, for­cé­ment hâtives, se firent dans une par­tie de la France, sous les baïon­nettes alle­man­des et, dans l’autre par­tie, sous les influ­ences con­ser­va­tri­ces. Elles don­nèrent un résul­tat exécrable.

Certes, Paris avait voté pour des hommes d’avant-garde : Vic­tor Hugo, Louis Blanc, Edgar Quinet, Garibal­di, Gam­bet­ta, Rochefort, Delescluze, Pyat, Gam­bon, Mil­lière, Schœlch­er, Ranc, tolain, Dori­an, Lock­roy, Clemenceau, Mal­on, etc. Les autres grandes villes avaient aus­si, pour la plu­part, élu des démoc­rates bon teint. Et les bona­partistes, répudiés comme respon­s­ables de la guerre par les mêmes paysans qui, la veille, leur avaient don­né sept mil­lions de voix, étaient écrasés, sauf dans leurs fiefs de Corse et de Gironde.

Mais une foule de fan­tômes du moyen âge, hommes du droit divin et du dra­peau fleur­delysé, les rem­plaçaient. Les Bel­cas­tel, les Lorg­er­il, les Cumont (on dis­ait, irrévéren­cieuse­ment de celui-ci qu’il met­taient la char­rue avant les bœufs), tous pourvus de la par­tic­ule, arrivaient en foule, élus par les mass­es rurales dégoûtées de l’Empire, puisqu’il avait été vain­cu, mais épou­van­tées par la République.

Leur pre­mier geste fut de con­spuer Garibal­di qui, à leurs yeux, incar­nait la Révo­lu­tion et la libre pen­sée. C’était pour­tant le seul des généraux qui n’eût pas été vain­cu. S’il n’avait pas ten­té de dégager l’armée de l’Est, con­duite par l’incapable Bour­ba­ki, comme le lui ont reproché des cri­tiques fielleux – ses forces étaient insuff­isantes pour cela et c’eût été un dou­ble écrase­ment – il avait du moins réoc­cupé et tenu Dijon, pro­tégeant con­tre l’invasion les étab­lisse­ments du Creusot, Lyon et la val­lée du Rhône.

Je revois la phy­s­ionomie de Paris à cette époque où la guerre était virtuelle­ment ter­minée. Sur la place du Pan­théon, autour du mon­u­ment qui proclame la recon­nais­sance posthume de la patrie pour les grands hommes, des mil­liers de chas­se­pots s’amoncelaient. Dans les mairies des autres arrondisse­ments et dans les casernes se for­maient de sem­blables dépôts. C’étaient les armes de la troupe régulière qui, en ver­tu des claus­es de la capit­u­la­tion, allaient être livrées à l’armée allemande.

Aux vit­rines des librairies, nom­bre de dessins satiriques, quelques-uns spir­ituels, d’autres idiots. Par­mi ces derniers, je me rap­pelle un Bis­mar­ck rece­vant, l’oreille basse, les reproches de son maître :

— Com­ment ! mes sol­dats sont encore battus ?
— Sire, j’avais pour­tant mis en ligne dix Prussiens con­tre un Français…
— Ah ! seule­ment dix ! Alors, je comprends !

À la fin d’une guerre désas­treuse, où les chefs français avaient presque tous fait preuve de l’incapacité la plus notoire, et d’un siège où un demi-mil­lion d’hommes avaient capit­ulé devant cent cinquante mille, sem­blable mélange d’ignare légèreté et de grotesque van­tardise soule­vait le cœur.

Les mêmes vit­rines expo­saient des chan­sons patri­o­tiques ou révo­lu­tion­naires d’un sen­ti­ment naïf. La généra­tion actuelle ne chante plus guère ; celle de « l’année ter­ri­ble », au con­traire, avait retrou­vé les effu­sions human­i­taires de 48, les aspi­ra­tions à la fois généreuses et vagues. L’une de ces chan­sons affir­mait dans un refrain :

Jésus-Christ, fils de Dieu, était républicain.

L’existence – si con­tro­ver­sable – du Christ parais­sait alors une vérité démon­trée, même aux libres penseurs qui refu­saient de croire à sa divinité.

On vendait et chan­tait une nou­velle Car­mag­nole :

Mon­sieur Trochu avait promis (bis)
Avec son plan d’sauver Paris (bis)

Sur l’air de Mon­sieur Dumol­let, on con­tin­u­ait de chanter cet adieu ironique, com­posé au lende­main du 4 septembre :

Bon voy­age, mon cher Badinguet !
Le roi Guil­laume t’emmèn’ dans son royaume,
Qu’il te garde si ça lui plaît.
Tu l’as voulu, c’est bien fait, Badinguet.

Mais la chan­son qui déte­nait encore le record, c’était le Sire de Fis­che-ton-khan, créée pen­dant le siège de Paris et dédié au com­man­dant Brunel. Chant de marche des batail­lons qui par­taient mon­ter la garde aux bastions :

C’est le sir’ de Fische-ton-khan
Qui s’en va-t-en guerre.
En deux temps et trois mouv’ments
Sens devant derrière

(…)

L’pèr, la mère’ Badinguet,
À deux sous tout l’paquet !
L’pèr’, la mèr’ Badinguet
Et l’petit Badinguet !

J’avais jusque-là con­tin­ué de suiv­re les événe­ments, dévo­rant les jour­naux qui s’amoncelaient sur le bureau de mon père, et tout enfiévré de vivre une époque extra­or­di­naire. Mais, quoique cette nour­ri­t­ure intel­lectuelle fût pour moi bien autrement appétis­sante que la nour­ri­t­ure illu­soire du siège, je dus m’arrêter : la typhoïde, cou­vée pen­dant les deux derniers mois, venait de me frapper.

Mon jeune organ­isme qui avait sup­porté le sur­me­nage cérébral infligé par mon docte aïeul, réag­it encore et sor­tit vic­to­rieux de la lutte au bout de trois semaines. Lorsque je pus me lever, ce fut pour appren­dre que les Alle­mands allaient faire leur entrée dans Paris.

L’empereur Guil­laume avait voulu à la fois grandir son pres­tige et don­ner sat­is­fac­tion à ses troupes.

L’entrée d’une par­tie de l’armée assiégeante – trente mille hommes – dans les 16e et 7e arrondisse­ments, c’est-à-dire dans un secteur lim­ité par la Seine, les Ternes et le faubourg Saint-Hon­oré, n’amena point d’incident grave. Ah ! si cette entrée se fût fait par Belleville !

Pour­tant, l’avant-veille, la nou­velle avait causé une pro­fonde émo­tion. Les gardes nationaux, qui s’étaient tout récem­ment fédérés, ne recon­nais­saient plus d’autre autorité que celle de leur comité cen­tral : alertés par le toc­sin et le rap­pel, ils s’étaient réu­nis à quelque quar­ante mille et portés dans le haut des Champs-Élysées. Là, toute la nuit, ils avaient atten­du les Prussiens. Le même jour, Brunel, l’énergique com­man­dant du 107e, avait été délivré par les fédérés de la prison de Sainte-Pélagie.

En s’en retour­nant, les batail­lons de Mont­martre ramenèrent des canons qui restaient par­qués à Passy et place Wagram. Ces pièces, fon­dues avec l’argent des souscrip­tions pop­u­laires, étaient la pro­priété des Parisiens qui devaient les con­serv­er en ver­tu même des claus­es de la capit­u­la­tion. Il con­ve­nait de ne pas les laiss­er sous la main rapace du vain­queur : on les instal­la au parc Mon­ceau, sur la place des Vos­ges et devant la mairie de Montmartre.

Ces canons étaient une défense à la fois con­tre les sol­dats de Guil­laume et con­tre un coup de force monar­chiste. Si l’Empire ne trô­nait plus aux Tui­leries, ses généraux, élevés à l’école du Deux Décem­bre, restaient, comme Vinoy, à la tête de l’armée ; ils brûlaient de pren­dre con­tre les Parisiens, leurs com­pa­tri­otes exécrés, une revanche des défaites que leur avaient infligées les Prussiens.

Sat­is­faits d’avoir sauve­g­ardé leurs canons, les gardes nationaux ne revin­rent point le 1er mars pour engager avec les Alle­mands une lutte impossible.

Sur le pas­sage des vain­queurs, la pop­u­la­tion des quartiers occupés avait fait le vide. Le plus grand nom­bre des mag­a­sins étaient clos, d’aucuns arbo­rant courageuse­ment cette inscrip­tion : « Fer­mé pour cause de deuil nation­al. » Au débouché de la rue de Riv­o­li et du quai des Tuil­leries, sur la place de la Con­corde, un cor­don de lig­nards et de gardes nationaux for­maient bar­rage : d’un côté les Parisiens, de l’autre les Allemands.

C’était comme le sym­bole de la sépa­ra­tion entre deux humanités.

Ce fut ma pre­mière grande sor­tie de con­va­les­cence. Je la fis avec mes par­ents, qui me quit­taient moins que jamais.

Les habi­tants des arrondisse­ments restés indemnes de l’occupation venaient dévis­ager ces enne­mis d’outre-Rhin qui, pen­dant près de cinq mois, les avaient assiégés, affamés et bom­bardés. On jetait un coup d’œil sur les cav­a­liers aux cas­quettes plates, sur les fan­tassins coif­fés du célèbre casque à pointe, four­mil­lant sur l’immense place, au pied des stat­ues impas­si­bles des grandes villes de France.

Puis on s’en retour­nait, la curiosité sat­is­faite. L’irritation du vain­cu non domp­té sub­sis­tait, certes ; mais l’indignation allait bien plus aux fan­toches de l’Hôtel de Ville qu’aux sol­dats alle­mands qui avaient rem­pli leur rôle de machine à tuer.

Cette exhi­bi­tion dura deux jours, les 1er et 2 mars. Des lazz­is de Gavroche la ponc­tuèrent, mais sans amen­er de tragédie. Inci­dent plus pénible : quelques femmes dont les allures avaient paru équiv­o­ques furent mal­menées par la pop­u­la­tion et même fou­et­tées. Étaient-elles réelle­ment des trafi­quantes d’amour cher­chant à ven­dre leurs caress­es aux bom­bardeurs de Paris ? Il serait impos­si­ble de le dire : la foule est tout impul­sive – lâche et cru­elle plus sou­vent qu’héroïque et généreuse. Sa jus­tice n’est pas plus infail­li­ble que celle des magistrats.

L’esprit révo­lu­tion­naire gran­dis­sait dans Paris. Révo­lu­tion­nar­isme bien incon­scient, certes. Toutes les souf­frances, toutes les rancœurs du siège mon­taient en bouil­lon­nant à la sur­face. On maud­is­sait les inca­pables, les ven­dus, l’« infâme » Bona­parte, le « traître » Bazaine ; épithètes milles fois méritées pour la plu­part et dont nul ne souriait.

Les jours précé­dant l’entrée des Alle­mands dans Paris avaient vu d’imposantes man­i­fes­ta­tions se dérouler sur la place de la Bastille. Le 24 févri­er, anniver­saire de cette révo­lu­tion de 48 d’où était sor­tie la Deux­ième République, les batail­lons de la garde nationale s’étaient fédérés, nom­mant au Tivoli-Vaux-hall un comité cen­tral. Puis, à l’issue de la réu­nion, ils avaient défilé dra­peaux et tam­bours en tête, autour de la colonne de Juil­let, acclamés, grossis par une foule immense. Un man­i­fes­tant, le com­man­dant Mey­er, se hissant hardi­ment au faîte du mon­u­ment, jusqu’à la stat­ue qui le sur­monte, y avait fait flot­ter le dra­peau rouge en fix­ant la hampe dans la main du génie de la Liberté.

Geste sym­bol­ique ! C’était l’étendard pop­u­laire, tein­té du sang des mar­tyrs, qui se déploy­ait main­tenant comme un appel d’affranchissement adressé à tous les pro­lé­taires du monde, rem­plaçant le dra­peau tri­col­ore de Valmy, déshon­oré par les crimes des dirigeants et les défail­lances de la démoc­ra­tie bourgeoise.

La révo­lu­tion cou­vait : le gou­verne­ment lui-même allait la faire éclater.


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