La Presse Anarchiste

Mémoires d’un libertaire — Chapitre XI

XI
La révolution du 18 mars.
Thiers avait été élu par l’Assemblée nationale chef du pou­voir exé­cu­tif. Il recueil­lait le fruit de son atti­tude d’opposition à la veille de la déc­la­ra­tion de guerre et de ses démarch­es, pour­tant infructueuses, pour amen­er une inter­ven­tion des grandes puissances.C’était le type même du bour­geois de 1840, l’homme de la rue Transnon­ain, fer­mé à tout élan généreux, à toute aspi­ra­tion pop­u­laire. Pour lui, la ques­tion sociale n’existait pas. Tout au moins, me dis­ait plus tard Alfred Naquet qui l’avait approché suff­isam­ment pour le bien juger, elle se résolvait pour lui le plus sim­ple­ment du monde. Exem­ple : le bon ouvri­er fait des économies sur son salaire (à cette époque de cinq à sept francs par jour au max­i­mum) ; à force de pri­va­tions, il amasse un pécule et épouse tout naturelle­ment la fille de son patron dont il devient l’associé. Tout se règle ain­si pour le mieux dans le meilleur des mon­des ! Con­cept de prud­homme acéphale, bien digne de l’homme qui, dans Le Con­sulat et l’Empire, n’avait vu que les batailles ! Chez lui, le soci­o­logue et le psy­cho­logue valaient l’historien !

Sous le titre de chef du pou­voir exé­cu­tif, Thiers se trou­vait donc prési­dent de la République, lui qui n’était pas répub­li­cain. On dis­ait de lui : « Il est orléaniste. » Peut-être l’eût-il été s’il n’eût été thiériste. « La République est le gou­verne­ment qui nous divise le moins », déclara-t-il aux ruraux de l’Assemblée nationale. Elle lui parais­sait accept­able du moment où il en était le roi et à con­di­tion que ce fût « la République sans républicain ».

Mais il y avait des répub­li­cains, sinon au gou­verne­ment où se main­te­naient, min­istres dépop­u­lar­isés, les hommes de la défense nationale, du moins dans la cap­i­tale et les autres grandes villes : le choc était inévitable.

L’Assemblée nationale ayant voté la paix qui aban­don­nait au vain­queur l’Alsace, une par­tie de la Lor­raine, et cinq mil­liards, trans­féra son siège de Bor­deaux à Ver­sailles. Paris lui eût fait peur avec le bouil­lon­nement de ses faubourgs. Au con­traire, à Ver­sailles, demeuré d’âme monar­chique, elle se sen­tait chez elle. La ville du grand roi, ville de caserne et de domes­tic­ité, où sem­blaient encore errer, comme des ombres, des fig­ures de cour­tisans, allait se dress­er con­tre la ville de la Révolution.

L’âme de Paris, sa force vir­ile, c’était la garde nationale. Et elle ne se sou­ci­ait pas d’obéir aux ordres d’un pou­voir dis­crédité. L’impopulaire Clé­ment Thomas avait dû se retir­er, Vinoy assumant lui-même l’intérim du com­man­de­ment qu’on allait offrir au bona­partiste d’Aurelles de Pal­a­dine. La seule autorité effec­tive était le Comité central.

Quelque temps avant le 18 mars, je pas­sais rue Mon­ge avec ma mère. Un tam­bour bat­tait le rap­pel ; les pas­sants s’interrogeaient. J’entendis un garde nation­al déclar­er : « Si c’est le Comité cen­tral qui nous appelle, j’y vais ; si c’est la place, je ne bouge pas. »

Ces paroles me frap­pèrent : elles expri­maient bien l’état d’âme de la plus grande par­tie de la garde nationale. Mieux que les arti­cles de jour­naux que je lisais après avoir ter­miné mes devoirs, elles soulig­naient le con­flit entre deux puis­sances rivales.

La garde mobile et les troupes régulières, sauf une divi­sion, avaient été licen­ciées. Nous eûmes à loger deux lig­nards et, de leurs con­ver­sa­tions avec mon père, j’eus l’impression qu’ils ne nour­ris­saient aucune hos­til­ité con­tre la pop­u­la­tion parisi­enne. Tout dif­férem­ment ces mobiles bre­tons du pieux Trochu ! Ces paysans du Fin­istère, qui ne con­nais­saient que leur curé et quelques vieilles familles nobles, ne com­pre­naient même pas le français. Aus­si avaient-ils la défi­ance de Paris. Et Paris, qui leur reti­ra ses sym­pa­thies après la fusil­lade du 22 jan­vi­er, les rail­lait en chan­tant des paroles ironiques sur le vieil air armoricain :

An hini gous
E va odus…

Un beau jour, un bour­don­nement emplit notre quarti­er. Le bruit se répandait que quelque chose comme une révo­lu­tion venait d’éclater. Le mou­ve­ment avait com­mencé à Mont­martre, se com­mu­ni­quant aux faubourgs de la rive droite et, main­tenant, le gou­verne­ment était en fuite.

Rumeurs d’une ruche sec­ouée par un vent d’orage !

— Thiers voulait ramen­er le roi, annonçaient des ren­seignés. L’armée a refusé de marcher et mis la crosse en l’air !
— Vinoy avait ordon­né de pren­dre nos canons et de désarmer la garde nationale ! ajoutaient d’autres. Mais il a trou­vé à qui par­ler. Il a été tué en menant ses troupes à l’assaut d’une bar­ri­cade et ses sol­dats ont frater­nisé avec le peuple !
— C’est bien fait ! approu­vaient les femmes.

Et le bou­tiquier Per­rin, digne fils de M. Prud­homme, pre­nait des airs enten­dus, mur­mu­rait quelques mots sen­ten­cieux, prêt à opin­er en faveur du plus fort.

Il était inex­act que le gou­verneur de Paris eût été tué, mais il avait fail­li l’être. Après avoir chargé les généraux de brigade Lecomte et Sus­bielle d’enlever, dans la nuit du 17 au 18, les canons par­qués au som­met de la butte Mont­martre, dom­i­nant la place Saint-Pierre et tout Paris, Vinoy était venu sur­veiller l’exécution de ses ordres.

Arrivés avant l’aube sur le plateau, les lig­nards du 88e, abat­tant le garde nation­al de fac­tion, Turpin, s’étaient tout d’abord emparés des canons. Mais la même incurie qui s’était man­i­festée tant de fois chez les généraux français, annu­la ce pre­mier suc­cès des troupes : on avait oublié de leur don­ner des atte­lages pour emmen­er les canons !

Et, pen­dant ce temps, des heures s’écoulaient. Turpin, en tombant, avait don­né l’alarme ; le toc­sin son­nait, Mont­martre était en rumeur et sa pop­u­la­tion mar­chait à la recon­quête des canons, les femmes en tête.

Le général Lecomte, qui avait dirigé l’opération, se vit per­du s’il se lais­sait débor­der. Mil­i­taire de méti­er, peu ten­dre aux Parisiens, il com­man­da : « feu ! »

Ses sol­dats ne lui obéirent point.

Frémis­sant, il réitéra l’ordre de mort.

Mais ces lig­nards du 88e étaient d’une tout autre men­tal­ité que les mobiles bre­tons. En con­tact depuis des mois avec la pop­u­la­tion civile, partageant ses rancœurs, ils se refu­saient à la mas­sacr­er : sous les adju­ra­tions émou­vantes des femmes, les cross­es se lev­aient en l’air. Avant que Lecomte eût eu le temps d’ordonner : « Feu ! » pour la troisième fois, il était saisi par ses pro­pres sol­dats, par la foule et poussé devant un comité siégeant au Château-Rouge.

Ces mêmes révo­lu­tion­naires, qu’on trait­era plus tard d’assassins, font l’impossible pour sous­traire leur pris­on­nier à l’exaspération pop­u­laire : ils adjurent, par­lementent et s’efforcent de gag­n­er du temps. Lecomte est emmené rue des Rosiers, gardé dans un local. Mais voici que, poussé par la foule, un autre vient l’y rejoin­dre : Clé­ment Thomas, l’homme de juin 1848. Recon­nu comme, sous des vête­ments civils, il rôdait près des buttes, il avait été immé­di­ate­ment arrêté. Toutes les inter­ven­tions pour sauver les deux pris­on­niers échouèrent devant la fureur de la foule, ter­ri­ble comme un élé­ment déchaîné lorsqu’elle sort de sa pas­siv­ité. Le cyclone humain les emporte : poussés dans un enc­los de la rue des Rosiers, ils tombent foudroyés.

Mont­martre était au pou­voir de la révolution !

Vinoy, venu en obser­va­tion rue Lep­ic, n’eût que le temps de détaler au grand galop de son cheval, salué par les balles des fédérés.

Comme pen­dant les qua­tre mois de siège, ces mou­ve­ments de masse s’étaient effec­tués, une fois la tragédie de Mont­martre accom­plie, sans trou­bler la vie publique. Jamais, mal­gré l’effervescence des esprits, la sécu­rité n’avait été plus grande dans notre 5e arrondissement.

À l’institution Boy­er, je remar­quai que mes condis­ci­ples se mon­traient réservés dans leurs appré­ci­a­tions des événe­ments. Ils apparte­naient à la petite bour­geoisie qui, rap­prochée mal­gré elle du pro­lé­tari­at, s’offusque de ses allures et red­oute son envahissement.

Peu de temps après eurent lieu des élec­tions d’officiers de la garde nationale. L’ancien « marc­hand d’hommes » Passe­bon s’était éclip­sé : mon père fut élu cap­i­taine à sa place. Avec son passé dans la révo­lu­tion ital­i­enne et au 2 Décem­bre, il lui eût été cer­taine­ment dif­fi­cile de pré­ten­dre à un grade moins mod­este dans ce mou­ve­ment répon­dant à ses idées, qui voy­ait d’anciens sous-officiers, comme Berg­eret, se trans­former en généraux. Mais s’il était révo­lu­tion­naire tout d’action, il n’avait pas l’amour du galon.

Le Comité cen­tral, maître de la sit­u­a­tion, se hâta de con­vo­quer les Parisiens pour élire la Commune.

— Les braves gens ! entendais-je dire autour de moi. Ils se sont emparés du pou­voir et ne cherchent pas à le garder.

Cepen­dant, mon jeune esprit s’étonnait vague­ment de ce scrupule. Les élé­ments de l’armée régulière qui n’avaient point frater­nisé avec le peu­ple s’étaient repliés sur Ver­sailles, flan­qués des gen­darmes et des policiers. Il appa­rais­sait évi­dent que per­dre du temps à scru­ti­n­er c’était per­me­t­tre à Thiers de for­mer une armée des­tinée à étouf­fer la révo­lu­tion dans Paris.

Cela ne man­qua pas.

Le 26 fut solen­nelle­ment instau­rée la Com­mune. Les élec­tions avaient don­né une énorme majorité aux révo­lu­tion­naires : beau­coup de blan­quistes, comme Eudes, Vail­lant, Fer­ré, Tri­don ; de social­istes adhérant à l’Internationale : Var­lin, Mal­on, Assi, Ran­vi­er ; nom­bre d’écrivains d’avant-garde : Delescluze, Pyat, Rogeard, Val­lès, Ver­morel. Quelques répub­li­cains bour­geois, plus ou moins rad­i­caux, y fig­u­raient, un peu gênés, et qui ne tardèrent pas à se défil­er. Notre 5e arrondisse­ment avait élu Régère.

Deux cent mille gardes nationaux défilèrent, ce jour-là, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, devant les mem­bres du nou­veau gou­verne­ment, ceints de l’écharpe rouge frangée d’or. Une force invin­ci­ble sem­blait envelop­per la Com­mune de Paris.

De ces 200.000, unanimes dans l’acclamation au jeune pou­voir vic­to­rieux, com­bi­en allaient se retrou­ver pour le défendre au jour du suprême péril ? Guère plus de 15.000 !

Pour l’instant, dans la cap­i­tale, tout était à l’enthousiasme.

Je vis ceux qui étaient autour de moi accueil­lir avec sat­is­fac­tion les pre­miers décrets de la Com­mune : abo­li­tion de la con­scrip­tion, sup­pres­sion de l’armée per­ma­nente, sépa­ra­tion de l’Église et de l’État. C’était le pro­gramme for­mulé aux élec­tions de 1869 par les répub­li­cains, même bour­geois, qui com­mençait à se réalis­er. Mon père approu­vait avec con­vic­tion cette appli­ca­tion des principes démoc­ra­tiques. Ma mère se réjouis­sait à la pen­sée que je ne serais pas sol­dat. Et moi, je tradui­sais, non sans quelque fierté, le De viris Illus­tribus Urbis Romaœ

Dans sept années, j’aurais vingt ans, libre de toute oblig­a­tion mil­i­taire, sans avoir eu à acheter un rem­plaçant des­tiné, moyen­nant 2.000 francs, à se faire tuer à ma place en temps de guerre ou à s’abrutir à la caserne en temps de paix ; je prendrais mes inscrip­tions et, après avoir caressé l’ambition d’être une célébrité de la pein­ture, je deviendrais une lumière de l’art médical.

Mais d’ici là ? L’avenir rat­i­fierait-il les décrets de la Commune ?

D’autres mesures, d’un car­ac­tère économique plus terre à terre, mais d’une impor­tance immé­di­ate, appré­cia­ble, allaient suiv­re : pro­ro­ga­tion de l’échéance des effets com­mer­ci­aux ; remise des ter­mes de loy­er d’octobre, jan­vi­er et avril, que les Parisiens, ruinés par la guerre, étaient hors d’état de pay­er ; sus­pen­sion de la vente des objets apportés au Mont-de-Piété et resti­tu­tion de ceux engagés pour une somme inférieure à 20 francs.

Certes, ce n’était pas l’instauration d’un régime social­iste, encore peu entre­vu de la masse, mais des solu­tions pro­vi­soires des­tinées à enray­er la mis­ère et les souf­frances. Tout le com­merce, sauf celui de l’alimentation, demeu­rait paralysé. L’allocation de 1 fr. 50 par jour aux gardes nationaux, allo­ca­tion que le gou­verne­ment de Thiers avait voulu sup­primer, per­me­t­tait seule aux Parisiens, jointe à celles servies par les femmes – légitimes ou non – et pour les enfants, de ne pas mourir de faim.


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