XI
La révolution du 18 mars.
Sous le titre de chef du pouvoir exécutif, Thiers se trouvait donc président de la République, lui qui n’était pas républicain. On disait de lui : « Il est orléaniste. » Peut-être l’eût-il été s’il n’eût été thiériste. « La République est le gouvernement qui nous divise le moins », déclara-t-il aux ruraux de l’Assemblée nationale. Elle lui paraissait acceptable du moment où il en était le roi et à condition que ce fût « la République sans républicain ».
Mais il y avait des républicains, sinon au gouvernement où se maintenaient, ministres dépopularisés, les hommes de la défense nationale, du moins dans la capitale et les autres grandes villes : le choc était inévitable.
L’Assemblée nationale ayant voté la paix qui abandonnait au vainqueur l’Alsace, une partie de la Lorraine, et cinq milliards, transféra son siège de Bordeaux à Versailles. Paris lui eût fait peur avec le bouillonnement de ses faubourgs. Au contraire, à Versailles, demeuré d’âme monarchique, elle se sentait chez elle. La ville du grand roi, ville de caserne et de domesticité, où semblaient encore errer, comme des ombres, des figures de courtisans, allait se dresser contre la ville de la Révolution.
L’âme de Paris, sa force virile, c’était la garde nationale. Et elle ne se souciait pas d’obéir aux ordres d’un pouvoir discrédité. L’impopulaire Clément Thomas avait dû se retirer, Vinoy assumant lui-même l’intérim du commandement qu’on allait offrir au bonapartiste d’Aurelles de Paladine. La seule autorité effective était le Comité central.
Quelque temps avant le 18 mars, je passais rue Monge avec ma mère. Un tambour battait le rappel ; les passants s’interrogeaient. J’entendis un garde national déclarer : « Si c’est le Comité central qui nous appelle, j’y vais ; si c’est la place, je ne bouge pas. »
Ces paroles me frappèrent : elles exprimaient bien l’état d’âme de la plus grande partie de la garde nationale. Mieux que les articles de journaux que je lisais après avoir terminé mes devoirs, elles soulignaient le conflit entre deux puissances rivales.
La garde mobile et les troupes régulières, sauf une division, avaient été licenciées. Nous eûmes à loger deux lignards et, de leurs conversations avec mon père, j’eus l’impression qu’ils ne nourrissaient aucune hostilité contre la population parisienne. Tout différemment ces mobiles bretons du pieux Trochu ! Ces paysans du Finistère, qui ne connaissaient que leur curé et quelques vieilles familles nobles, ne comprenaient même pas le français. Aussi avaient-ils la défiance de Paris. Et Paris, qui leur retira ses sympathies après la fusillade du 22 janvier, les raillait en chantant des paroles ironiques sur le vieil air armoricain :
An hini gous
E va odus…
Un beau jour, un bourdonnement emplit notre quartier. Le bruit se répandait que quelque chose comme une révolution venait d’éclater. Le mouvement avait commencé à Montmartre, se communiquant aux faubourgs de la rive droite et, maintenant, le gouvernement était en fuite.
Rumeurs d’une ruche secouée par un vent d’orage !
— Thiers voulait ramener le roi, annonçaient des renseignés. L’armée a refusé de marcher et mis la crosse en l’air !
— Vinoy avait ordonné de prendre nos canons et de désarmer la garde nationale ! ajoutaient d’autres. Mais il a trouvé à qui parler. Il a été tué en menant ses troupes à l’assaut d’une barricade et ses soldats ont fraternisé avec le peuple !
— C’est bien fait ! approuvaient les femmes.
Et le boutiquier Perrin, digne fils de M. Prudhomme, prenait des airs entendus, murmurait quelques mots sentencieux, prêt à opiner en faveur du plus fort.
Il était inexact que le gouverneur de Paris eût été tué, mais il avait failli l’être. Après avoir chargé les généraux de brigade Lecomte et Susbielle d’enlever, dans la nuit du 17 au 18, les canons parqués au sommet de la butte Montmartre, dominant la place Saint-Pierre et tout Paris, Vinoy était venu surveiller l’exécution de ses ordres.
Arrivés avant l’aube sur le plateau, les lignards du 88e, abattant le garde national de faction, Turpin, s’étaient tout d’abord emparés des canons. Mais la même incurie qui s’était manifestée tant de fois chez les généraux français, annula ce premier succès des troupes : on avait oublié de leur donner des attelages pour emmener les canons !
Et, pendant ce temps, des heures s’écoulaient. Turpin, en tombant, avait donné l’alarme ; le tocsin sonnait, Montmartre était en rumeur et sa population marchait à la reconquête des canons, les femmes en tête.
Le général Lecomte, qui avait dirigé l’opération, se vit perdu s’il se laissait déborder. Militaire de métier, peu tendre aux Parisiens, il commanda : « feu ! »
Ses soldats ne lui obéirent point.
Frémissant, il réitéra l’ordre de mort.
Mais ces lignards du 88e étaient d’une tout autre mentalité que les mobiles bretons. En contact depuis des mois avec la population civile, partageant ses rancœurs, ils se refusaient à la massacrer : sous les adjurations émouvantes des femmes, les crosses se levaient en l’air. Avant que Lecomte eût eu le temps d’ordonner : « Feu ! » pour la troisième fois, il était saisi par ses propres soldats, par la foule et poussé devant un comité siégeant au Château-Rouge.
Ces mêmes révolutionnaires, qu’on traitera plus tard d’assassins, font l’impossible pour soustraire leur prisonnier à l’exaspération populaire : ils adjurent, parlementent et s’efforcent de gagner du temps. Lecomte est emmené rue des Rosiers, gardé dans un local. Mais voici que, poussé par la foule, un autre vient l’y rejoindre : Clément Thomas, l’homme de juin 1848. Reconnu comme, sous des vêtements civils, il rôdait près des buttes, il avait été immédiatement arrêté. Toutes les interventions pour sauver les deux prisonniers échouèrent devant la fureur de la foule, terrible comme un élément déchaîné lorsqu’elle sort de sa passivité. Le cyclone humain les emporte : poussés dans un enclos de la rue des Rosiers, ils tombent foudroyés.
Montmartre était au pouvoir de la révolution !
Vinoy, venu en observation rue Lepic, n’eût que le temps de détaler au grand galop de son cheval, salué par les balles des fédérés.
Comme pendant les quatre mois de siège, ces mouvements de masse s’étaient effectués, une fois la tragédie de Montmartre accomplie, sans troubler la vie publique. Jamais, malgré l’effervescence des esprits, la sécurité n’avait été plus grande dans notre 5e arrondissement.
À l’institution Boyer, je remarquai que mes condisciples se montraient réservés dans leurs appréciations des événements. Ils appartenaient à la petite bourgeoisie qui, rapprochée malgré elle du prolétariat, s’offusque de ses allures et redoute son envahissement.
Peu de temps après eurent lieu des élections d’officiers de la garde nationale. L’ancien « marchand d’hommes » Passebon s’était éclipsé : mon père fut élu capitaine à sa place. Avec son passé dans la révolution italienne et au 2 Décembre, il lui eût été certainement difficile de prétendre à un grade moins modeste dans ce mouvement répondant à ses idées, qui voyait d’anciens sous-officiers, comme Bergeret, se transformer en généraux. Mais s’il était révolutionnaire tout d’action, il n’avait pas l’amour du galon.
Le Comité central, maître de la situation, se hâta de convoquer les Parisiens pour élire la Commune.
— Les braves gens ! entendais-je dire autour de moi. Ils se sont emparés du pouvoir et ne cherchent pas à le garder.
Cependant, mon jeune esprit s’étonnait vaguement de ce scrupule. Les éléments de l’armée régulière qui n’avaient point fraternisé avec le peuple s’étaient repliés sur Versailles, flanqués des gendarmes et des policiers. Il apparaissait évident que perdre du temps à scrutiner c’était permettre à Thiers de former une armée destinée à étouffer la révolution dans Paris.
Cela ne manqua pas.
Le 26 fut solennellement instaurée la Commune. Les élections avaient donné une énorme majorité aux révolutionnaires : beaucoup de blanquistes, comme Eudes, Vaillant, Ferré, Tridon ; de socialistes adhérant à l’Internationale : Varlin, Malon, Assi, Ranvier ; nombre d’écrivains d’avant-garde : Delescluze, Pyat, Rogeard, Vallès, Vermorel. Quelques républicains bourgeois, plus ou moins radicaux, y figuraient, un peu gênés, et qui ne tardèrent pas à se défiler. Notre 5e arrondissement avait élu Régère.
Deux cent mille gardes nationaux défilèrent, ce jour-là, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, devant les membres du nouveau gouvernement, ceints de l’écharpe rouge frangée d’or. Une force invincible semblait envelopper la Commune de Paris.
De ces 200.000, unanimes dans l’acclamation au jeune pouvoir victorieux, combien allaient se retrouver pour le défendre au jour du suprême péril ? Guère plus de 15.000 !
Pour l’instant, dans la capitale, tout était à l’enthousiasme.
Je vis ceux qui étaient autour de moi accueillir avec satisfaction les premiers décrets de la Commune : abolition de la conscription, suppression de l’armée permanente, séparation de l’Église et de l’État. C’était le programme formulé aux élections de 1869 par les républicains, même bourgeois, qui commençait à se réaliser. Mon père approuvait avec conviction cette application des principes démocratiques. Ma mère se réjouissait à la pensée que je ne serais pas soldat. Et moi, je traduisais, non sans quelque fierté, le De viris Illustribus Urbis Romaœ
Dans sept années, j’aurais vingt ans, libre de toute obligation militaire, sans avoir eu à acheter un remplaçant destiné, moyennant 2.000 francs, à se faire tuer à ma place en temps de guerre ou à s’abrutir à la caserne en temps de paix ; je prendrais mes inscriptions et, après avoir caressé l’ambition d’être une célébrité de la peinture, je deviendrais une lumière de l’art médical.
Mais d’ici là ? L’avenir ratifierait-il les décrets de la Commune ?
D’autres mesures, d’un caractère économique plus terre à terre, mais d’une importance immédiate, appréciable, allaient suivre : prorogation de l’échéance des effets commerciaux ; remise des termes de loyer d’octobre, janvier et avril, que les Parisiens, ruinés par la guerre, étaient hors d’état de payer ; suspension de la vente des objets apportés au Mont-de-Piété et restitution de ceux engagés pour une somme inférieure à 20 francs.
Certes, ce n’était pas l’instauration d’un régime socialiste, encore peu entrevu de la masse, mais des solutions provisoires destinées à enrayer la misère et les souffrances. Tout le commerce, sauf celui de l’alimentation, demeurait paralysé. L’allocation de 1 fr. 50 par jour aux gardes nationaux, allocation que le gouvernement de Thiers avait voulu supprimer, permettait seule aux Parisiens, jointe à celles servies par les femmes – légitimes ou non – et pour les enfants, de ne pas mourir de faim.