La Presse Anarchiste

Mémoires d’un libertaire — Chapitre IX

IX
Bombardement, famine et capitulation.

Les Prussiens avaient la facétie lourde. Pour cadeau de nou­velle année ils offrirent aux Parisiens le bom­barde­ment, qui com­mença exacte­ment le 5 jan­vi­er, s’acharnant surtout sur les quartiers de la rive gauche.

Notre 5e arrondisse­ment fut un des mieux visés : le dôme du Pan­théon ser­vait de point de mire aux bat­ter­ies du plateau de Châtil­lon. Sur les flancs de la Mon­tagne Sainte-Geneviève, les pro­jec­tiles pleu­vaient. Le pre­mier obus était tombé rue Daguerre, tuant un petit chien ; un autre, rue de la Par­chem­iner­ie, hacha une fil­lette de six ans dont les restes – de vraies miettes – furent recueil­lis dans une servi­ette. Les rues Descartes, Lacépède, Mon­ge, Gay-Lus­sac, Cajas, des Carmes, étaient aus­si éprou­vées que la nôtre.

Eh bien ! je l’avoue, si je déplo­rais cet arrosage pour les vic­times qu’il fai­sait, car, après tout, je n’étais pas un mon­stre, il ne m’était pas fon­cière­ment désagréable.

Les pièces des apparte­ments ayant vue sur la rue pas­sant pour les plus exposées, et celles don­nant sur la cour l’étant presque autant, mes par­ents me logeaient, aux heures de bom­barde­ment, dans un cab­i­net de débar­ras meublé d’une pail­lasse. Abri tiède et demi-som­bre où ma petite voi­sine Hélène venait me tenir com­pag­nie. Ses par­ents, comme les miens, ne s’imaginaient pas que deux enfants de notre âge pussent ébauch­er une idylle. Et, pour­tant, ce fut une idylle très con­fuse et à peu près pla­tonique. Nous pre­nions pré­texte des déto­na­tions pour nous ser­rer un peu plus l’un con­tre l’autre, mais au fond, ce que nous nous moquions des canons prussiens ! Nous leur avions presque de la reconnaissance.

C’était tout juste si, lorsqu’ils fai­saient relâche, nous ne récri­m­in­ions point :

– Eh bien ! qu’est-ce qu’ils font donc, les paresseux ?

Comme quoi le mal­heur des uns fait tou­jours le bon­heur des autres.

Ce bom­barde­ment, qui s’attaquait non plus à des ouvrages mil­i­taires, mais à un foy­er de civil­i­sa­tion sécu­laire et mon­di­al, provo­qua partout de pathé­tiques protes­ta­tions. Soudard piétiste, Guil­laume Ier affir­ma, sans rire, son human­i­tarisme : c’était non pour détru­ire leurs vies, mais pour ébran­ler leur moral et les con­train­dre à une capit­u­la­tion qui eût mis fin à la guerre !

Dès cette époque s’annonçait dans l’état-major alle­mand la doc­trine que, plus tard, devaient for­muler dog­ma­tique­ment Tre­itschke et Bern­har­di, celle qu’il ne faut pas chercher à tem­pér­er les hor­reurs de la guerre. Plus celle-ci est atroce, plus vite la résis­tance serait brisée et la paix – quelle paix ! – rétablie.

Si telle avait été réelle­ment la pen­sée de Guil­laume Ier et de ses deux con­seillers, Bis­mar­ck et de Moltke, le trio s’était grande­ment trompé.

En enten­dant, au lieu du gron­de­ment loin­tain des forts et des bat­ter­ies prussi­ennes croisant leurs feux, un ton­nerre con­tinu, accom­pa­g­né du sif­fle­ment et de l’éclatement des obus, les Parisiens avaient ressen­ti non de l’effroi, mais une sorte de sur­prise amusée et, déjà les gamins, salu­ant de leurs cris joyeux le pas­sage des pro­jec­tiles, se pré­cip­i­taient à peine ceux-ci explosés pour en ramass­er les éclats.

À par­tir de ce moment, ma mère qui se rendait rue Dauben­ton tous les deux ou trois jours, y alla quotidiennement.

Les vieilles dames de la pen­sion Comoléra sup­por­t­aient sans grande émo­tion le bom­barde­ment. Quelques-unes, demeurées con­fi­antes dans le génie de Trochu, inspiré par sainte Geneviève, répé­taient sen­ten­cieuse­ment le cliché lancé dans la cir­cu­la­tion depuis bien­tôt qua­tre mois :

– Patience, il a un plan !

Mais, en dépit de quelques respecta­bles momies des deux sex­es, mûres pour le sar­cophage, la croy­ance au plan Trochu ne sub­sis­tait plus guère dans la population !

Et, même dans cette anticham­bre de cimetière qu’était la pen­sions Comoléra, j’ai enten­du une bonne sep­tu­agé­naire exprimer avec véhé­mence son irre­spect du gouvernement :

– Mais qu’attendent-ils donc pour vider les lieux tous ces Jules ? (la moitié de ces dirigeants, et les plus impop­u­laires, se prénom­maient Jules). Ce n’est pas Gam­bet­ta et Trochu qu’il faut les appel­er, mais Grand Bêta et Torche-Cul !

Car sur Gam­bet­ta lui-même, quoique éloigné, rejail­lis­sait l’impopularité de ses collègues.

La dame qui excla­mait son indig­na­tion avec cette verdeur gauloise avait pour­tant reçu une excel­lente édu­ca­tion à l’époque où vivait le général Cam­bronne. Elle avait appris, comme il était de rigueur alors dans les familles qual­i­fiées de « bonnes », à pian­ot­er, tapiss­er et danser aux bals offi­ciels, où l’on ne présen­tait pas encore la valse chaloupée et le charleston. Mais elle était patriote !

En 1814 ou 1815, sa famille avait été désignée par­mi les plus nota­bles de sa ville lor­raine, qu’occupait Alle­mands, Autrichiens et Russ­es, pour héberg­er un cer­tain nom­bre d’officiers alliés ; la dame, alors jeune fille d’une quin­zaine d’années, avait demandé à l’un de ces guerriers :

– Et vous, mon­sieur, à quelle nation appartenez-vous ?
– À celle qui déteste le plus les Français, avait répon­du haineuse­ment le malotru.

Il était Prussien !

V’lan ! Une gifle lancée à toute volée l’aveugle.

Il y eut un beau tapage. Les Alle­mands ne par­laient de rien moins que de brûler la mai­son. L’affaire finit toute­fois par s’arranger.

Cette per­son­ne à la main leste était ma grand’mère, pour­tant si bonne !

J’ai gardé le sou­venir d’une prom­e­nade aux Halles avec mes par­ents, un peu avant ou un peu après le Nou­v­el an. Quelques volatiles fraîche­ment occis et d’apparence moyenne s’étalaient sur la table d’une marchande, pour la bourse des nababs, lesquels ne dédaig­naient pas de venir faire eux-mêmes leurs emplettes.

Mon père en désigna un :

– Com­bi­en ce poulet ?
– Soix­ante francs.

Nous lais­sâmes l’animal emplumé et pour­suiv­îmes notre route. Le pavil­lon des légumes était d’un vide dés­espérant ; pour­tant nous finîmes par décou­vrir une demi-douzaine de navets glacés et raide comme la jus­tice, ten­ant tête à deux bois­seaux de pommes de terre bour­sou­flées de germes.

La plu­part des marchan­des instal­lées devant leurs tables dégar­nies sem­blaient venues là par habi­tude, pour regarder la mine anx­ieuse des clients et bavarder entre elles.

– Com­bi­en la livre de beurre ?
– Cinquante francs.
– Et ce poireau solitaire ?
– Un franc.

Toutes ces répons­es sont faites d’un ton péremp­toire. C’est à pren­dre ou à laisser.

Nom­bre de bour­geois­es, aisées avant la guerre et qui ont main­tenant con­gédié leur bonne, vien­nent faire leurs emplettes elles-mêmes. Il faut voir l’ironique hos­til­ité avec laque­lle le regard des femmes en cheveux pour­suit les femmes en chapeau.

C’est surtout aux queues pour le pain ou la viande, sta­tion­nement de plus de deux heures sous la pluie, la neige et les bombes, que cette hos­til­ité éclate.

– Eh là-bas ! la grande au cha­peau ! En a‑t-elle un air de marquise !
– Mar­quise de la dèche !
– À la queue ! À la queue !… Tu passeras à ton tour !

Haine de classe qui cou­vait peut-être et que les souf­frances ont fait éclater en l’exaspérant. Revanche légitime, sans doute, dans sa cause pre­mière, cru­elle et injuste le plus sou­vent dans ses manifestations.

Ma mère fait la queue comme presque toutes les Parisi­ennes. Aus­si loin que remon­tent mes sou­venirs d’enfance, je ne me rap­pelle pas avoir con­nu à mes par­ents de domes­tiques mâles ou femelles. Une femme de ménage, le plus sou­vent la concierge, ou, pour les gros travaux, un homme de peine, c’est tout. Ma mère, mal­gré son édu­ca­tion soignée, n’a jamais voulu avoir d’esclave à son foy­er et la vie révo­lu­tion­naire de mon père l’a habitué à se servir lui-même ; il adore d’ailleurs cuisin­er et, à l’instar de Rossi­ni et d’Alexandre Dumas père, y déploie une vir­tu­osité de gourmet. Con­scient de sa valeur dans cette branche de l’activité humaine, jamais il n’a con­sen­ti à aban­don­ner à des mains vul­gaires la con­fec­tion du macaroni.

Pourquoi avoir auprès de soi, à demeure, des domes­tiques qui, vivant com­primés, dans votre ombre, for­cé­ment vous détes­tent, vous épi­ent et se moquent de vous si vous les traitez sans hauteur.

Ain­si pensent mes par­ents et c’est aus­si mon sen­ti­ment. J’ai tou­jours eu hor­reur de me faire servir et de regarder comme mes inférieurs d’autres êtres humains.

C’est aus­si ce sen­ti­ment-là qui m’a tou­jours fait préfér­er dans la con­ver­sa­tion l’usage du français à celui de l’italien. Cette dernière langue, avec toute sa beauté musi­cale, m’agace à la longue par des for­mules céré­monieuses rap­pelant le servil­isme et la flat­terie des anci­ennes cours de la pénin­sule. J’ai hor­reur du lei, cette troisième per­son­ne fémin­isée, même lorsqu’elle s’adresse à un homme, qui sous-entend « Sa Seigneurie » et rem­place le voi dans les rap­ports d’inférieur à supérieur ou entre messieurs du beau monde, tan­dis que ceux-ci vou­voient dédaigneuse­ment les gens d’un cran au-dessous d’eux et souf­flet­tent du tu leurs domes­tiques. Le ust­ed espag­nol, qui répond à « Votre Grâce », ne me choque point parce qu’il présente plus de réciproc­ité. De même le you anglais, qui élim­ine le tutoiement sauf en langue mys­tique, et le gy fla­mand qui s’emploie seul pour tu et pour vous .

Quant à l’allemand, il reflète dans sa gram­maire l’esprit hiérar­chique de la société d’outre-Rhin.

Avant d’arriver à la fin lam­en­ta­ble du siège de Paris, je cit­erai un fait divers que rela­ta le Rap­pel :

Un pas­sant aperçoit, en tra­ver­sant le pont des Saints-Pères, une femme qui tenait un petit chien chaude­ment abrité sous son man­teau, tout en traî­nant par la main un enfant en larmes qui gémis­sait : « Maman, j’ai froid ! » La mère, impas­si­ble, s’arrêtait de temps à autre pour gifler le petit mal­heureux. Sans doute his­toire de le réchauffer.

Indigné, le pas­sant s’approche, arrache le chien à sa maîtresse, le jette à la Seine et met à sa place, sous le man­teau pro­tecteur, le petit grelot­teux en dis­ant à la mau­vaise mère : « Marchez droit ! Je vous accom­pa­gne jusque chez vous !»

De faim, de froid et de mal­adie, il périt 40.000 enfants pen­dant le siège de Paris.

Sur ces cadavres grandit la gloire de Guil­laume Ier. Le 15 jan­vi­er 1871, le vieux roi de Prusse fut proclamé empereur d’Allemagne par les princes sou­verains réu­nis au château de Ver­sailles dans la galerie des glaces.

Pour­tant, l’esprit de résis­tance de la pop­u­la­tion parisi­enne demeu­rait inébran­lable. Les rares recon­nais­sances au cours desquelles le gou­verne­ment mil­i­taire s’était décidé à employ­er la garde nationale avaient mon­tré celle-ci pleine d’élan. On lui avait pour­tant don­né comme généralis­sime un homme indif­férent aux uns, exécré des autres pour son rôle de réac­teur en juin 1848.

C’était Clé­ment Thomas. Celui-ci, com­man­dant la cav­a­lerie au cours des journées trag­iques, avait, désig­nant de son sabre les héroïques meurt-de-faim des faubourgs, ceux mêmes qui avaient fondé la République en févri­er, lancé cet ordre furieux :

– Sabrez-moi cette canaille !

La canaille, vingt-trois ans plus tard, devait avoir sa revanche.

Mal­gré Trochu et ses acolytes, ceux qui iden­ti­fi­aient France et République per­sis­taient à tenir bon. Les « guerre-à-out­rance » devaient les surnom­mer plus tard en ricanant, les mil­i­taires pro­fes­sion­nels, dont le rôle s’avérait si piteux !

– La garde nationale veut une saignée : don­nons-la-lui ! déclara à ses col­lègues le piètre cheva­lier de sainte Geneviève.

Ce fut la sor­tie de Buzen­val (19 janvier).

Comme celle de Champigny, elle fut mar­quée par le même élan des troupes et la même impéri­tie du com­man­de­ment. La red­oute, la vil­la et la ter­rasse de Mon­tretout furent enlevées avec brio puis on tâton­na dans le brouil­lard, lais­sant à l’ennemi le temps d’envoyer des ren­forts et de con­solid­er sa résis­tance à Buzen­val. Finale­ment, les batail­lons décimés furent ramenés sur Paris.

Dès lors, les plus obstiné­ment cré­d­ules devaient voir le proche et inex­orable dénoue­ment. À quelle issue lam­en­ta­ble allaient aboutir tant de souffrances !

Deux jours après c’était une autre tragédie : à Paris, cette fois. Une fusil­lade de mobiles bre­tons, embusqués aux fenêtres de l’Hôtel de Ville, foudroie une paci­fique man­i­fes­ta­tion venue deman­der la con­tin­u­a­tion de la résis­tance. Les gens de la « Défense nationale » ne savent rem­porter de vic­toires que sur leurs compatriotes !

Flourens et les autres détenus poli­tiques enfer­més à Mazas avaient été délivrés dans la nuit.

Dans une procla­ma­tion, en date du 6 jan­vi­er, le pieux Trochu avait déclaré solennellement :

– Rien ne fera tomber les armes de nos mains. Courage, con­fi­ance, patri­o­tisme. Le gou­verneur de Paris ne capit­ulera pas !

Alors que même lancer le mot de « capit­u­la­tion » c’était déjà trahir !

Au lende­main de Buzen­val, le tartufe démis­sionne comme gou­verneur de Paris, sup­prime ce poste, passe le com­man­de­ment de l’armée à son com­père Vinoy, et c’est celui-ci qui signe la capitulation !

Esco­bar n’était pas mort.

Quel coup de mas­sue pour la pop­u­la­tion lorsque, le 28 jan­vi­er au matin, on lut sur les murs et dans ceux des jour­naux que le gou­verne­ment n’avait pas sup­primés, la con­ster­nante nouvelle !

Paris avait été livré nuita­m­ment, traîtreuse­ment par les inca­pables qui s’étaient chargés de le défendre. Les forts, sauf le Mont-Valérien, allaient être occupés par les Alle­mands ; les armes et canons de l’armée régulière devaient être ren­dus. Seule une divi­sion, jugée néces­saire pour main­tenir « l’ordre », et la garde nationale, qu’ont n’eût osé défi­er, ne seraient point désarmées.

Cette red­di­tion igno­minieuse s’accomplit comme un mau­vais coup dans les ténèbres. Le dernier coup de canon fut tiré le 27 jan­vi­er, à minu­it, et, au jour, les Parisiens se trou­vèrent devant le fait accompli.

La ville restait morne, comme écrasée. Ain­si, tant de souf­frances stoïque­ment sup­port­ées pour en arriv­er là !

Un batail­lon de garde nationale vint crier devant l’Hôtel de Ville : « À bas les traîtres ! » Le soir, 400 officiers de la mil­ice citoyenne, en laque­lle s’incarnait l’âme de Paris, signèrent un pacte de résis­tance et élirent pour chef Brunel, com­man­dant du 107e. C’était un homme énergique, ancien offici­er de car­rière, que ses opin­ions répub­li­caines avaient fait exclure de l’armée sous l’Empire.

Dans notre quarti­er nous perce­vions l’écho, par­fois con­fus, des mou­ve­ments qui se pro­dui­saient sur la rive droite. Le 29, à notre réveil, nous apprîmes que Brunel, sec­ondé par un autre répub­li­cain, Piaz­za, comme lui offici­er de la garde nationale, avait fait bat­tre le rap­pel et son­ner le toc­sin dans quelques arrondisse­ments. Leur but était de se saisir des forts avant qu’ils fussent occupés par les Prussiens et réor­gan­is­er la défense. Mais la nuit était glaciale et leur appel dans les 10e, 13e et 20e arrondisse­ment ne fut guère enten­du : seule­ment deux ou trois batail­lons se réu­nirent. C’était trop peu et il était trop tard : la ten­ta­tive, dernière con­vul­sion de la défense, avait échoué.

Deux jours plus tard, Brunel fut arrêté.

Les forts avaient été évac­ués le 28, à 3 heures de l’après-midi. Les marins, qui avaient tenus pen­dant qua­tre mois sous les canons alle­mands, se replièrent sur la cap­i­tale, où la pop­u­la­tion leur fit cortège, et, dans l’air, s’éleva le refrain d’un chant devenu populaire :

Les marins de la République
Mon­taient le vais­seau Le Vengeur

Le sym­bol­ique vais­seau de la Ville de Paris s’était bien iden­ti­fié avec le célèbre navire som­bré dans le com­bat du 13 prair­i­al an II, au cri de : « Vive la République ! » Mais, plus heureux que Le Vengeur, et comme le voulait sa devise, quoique vain­cu, ou plutôt livré, il con­tin­u­ait de flotter !

La capit­u­la­tion fut suiv­ie aus­sitôt du rav­i­taille­ment : les Anglais furent les pre­miers à nous envoy­er des vivres.

Quel ravisse­ment lorsqu’on revit le pain blanc au lieu de l’ignoble mix­ture de son et d’avoine ! Au milieu de la mis­ère générale quelques priv­ilégiés avaient pu se fournir clan­des­tine­ment de pain mange­able, qui eût dû stricte­ment être réservé pour les hôpi­taux. Un jour même mon père, avec quelques gardes de sa com­pag­nie, ayant sur­pris un céna­cle où se dis­tribuait en cachette du pain de luxe, était revenu à la mai­son avec une grosse miche de pain blanc. Quelle bom­bance ce fut !

Et, main­tenant, des den­rées mag­nifiques appa­rais­saient : des harengs saurs, des boîtes de sar­dines, et du vrai saucis­son, non plus ce saucis­son impos­teur, empli de crot­tin que des mis­érables osaient par­fois livr­er à la consommation !

La vue des pre­mières côtelettes nous causa une impres­sion pro­fonde : on avait presque oublié le goût du mou­ton ! Et ce fut un moment auguste celui où mon père déposa sur notre table, fumant dans un arôme com­biné de beurre, de parme­san et de jus de viande, relevé de noix de mus­cade – la tomate seule y man­quait – un vrai mac­a­roni qu’il avait solen­nelle­ment confectionné.

Les mer­can­tis se hâtaient alors de sor­tir de leurs caves les den­rées qu’ils avaient lais­sé pour­rir, dans l’attente fiévreuse du moment où ils pour­raient les ven­dre leur poids d’or à la pop­u­la­tion affamée. Com­bi­en ces français, hommes d’ordre, étaient plus haïss­ables que les soudards allemands !

Hélas ! aucun de ces hon­nêtes com­merçants ne fut accroché à un réver­bère. On n’était plus en 1793 !