La Presse Anarchiste

Mémoires d’un libertaire — Chapitre VII

VII
Le lendemain du 4 septembre.
Lis­sagaray, dans sa superbe His­toire de la com­mune, a très exacte­ment retracé, en même temps que la marche des événe­ments, l’é­tat d’e­sprit durant la trag­ique épopée de 1870–1871.Paris avait accom­pli la moins sanglante des révo­lu­tions. Les souteneurs du régime écroulé étaient en fuite pour la plu­part ; nulles repré­sailles ne furent exer­cées con­tre ceux qui restaient. Human­i­tarisme qui, sans doute, fut un tort ! Dix-huit années de despo­tisme orgiaque, le règne du casse-tête polici­er, du sabre et du goupil­lon, le Mex­ique, Men­tana, appelaient des sanc­tions. Les tyran­neaux de la veille se fai­saient petits ; n’é­tant point inquiétés, ils purent, tout en changeant d’é­ti­quette, pour se dire « hommes d’or­dre », répub­li­cains hon­nêtes et mod­érés, com­plot­er l’é­tran­gle­ment de la révolution.

Les gens de l’Hô­tel de Ville, à l’ex­cep­tion d’une infime minorité, cher­chaient déjà leur appui dans la bour­geoisie, se défi­ant du même peu­ple qui les avait envoyés au Par­lement, d’où ils venaient de se juch­er au pou­voir. Ernest Picard, dont le jour­nal l’Électeur libre, avait coquété avec l’Em­pire ; Jules Favre, Jules Fer­ry, politi­ciens aspi­rant au rôle d’hommes d’É­tat, qui ne con­nais­saient le peu­ple qu’aux jours d’élec­tion ; Jules Simon, dont le bagage soci­ologique se bor­nait à un livre lit­téraire, L’Ou­vrière, et qui avait poussé une recon­nais­sance rapi­de sur l’In­ter­na­tionale, pour se repli­er aus­sitôt dans le camp de la démoc­ra­tie bour­geoise, n’avaient rien de com­mun avec ces grands pas­sion­nés qui épousent la cause de la masse mis­éreuse et lui sac­ri­fient leur exis­tence. Leurs col­lègues Gar­nier-Pagès et Glais-Bizoin, assez indépen­dants, man­quaient de sève et de pres­tige. Eugène Pel­letan, avec de bonnes inten­tions, demeu­rait effacé. Quant au général Trochu, gou­verneur de Paris et prési­dent du nou­veau gou­verne­ment, orléaniste — ce qui ne l’avait pas empêché de servir l’Em­pire — et, avant tout, cléri­cal, il se pré­parait à plac­er Paris sous la pro­tec­tion de sainte Geneviève, piètre moyen de défense con­tre les krup­ps prussiens !

Rochefort et Gam­bet­ta, par con­tre, inspi­raient con­fi­ance. Mais ce dernier par­tit en bal­lon le 8 octo­bre, pour rejoin­dre à Tours Glais-Bizooin, Crémieux et l’ami­ral Fouri­chon, chargés d’or­gan­is­er la défense en province. Départ qui fut salué comme un envoi vers l’e­spérance et la vic­toire ! Dès lors, le pam­phlé­taire se trou­va majorisé par ses col­lègues qui s’empressèrent de l’an­ni­hiler dans les fonc­tions dérisoires de directeur des bar­ri­cades. Des bar­ri­cades ! À quoi eussent-elles servi con­tre un enne­mi devenu maître des forts et de la pre­mière enceinte ?

Il serait injuste de ranger dans cette majorité d’im­puis­sants, plus effrayés de la pos­si­bil­ité d’une République sociale que du tri­om­phe de la Prusse, faisant la loi à l’Eu­rope, Dori­an, min­istre des Travaux publics. Lui, prit son rôle au sérieux, se sur­me­na pour organ­is­er des fonderies de can­nons et, finale­ment mou­rut à la tâche.

Ces canons, c’é­tait le peu­ple de Paris qui les payait de ses gros sous. Dans les jour­naux et partout des souscrip­tions s’ouvraient.

L’élan pour la défense était unanime. Dans les jour­naux les plus avancés, dans ceux qui exis­taient déjà comme Le Rap­pel et Le Réveil, dans ceux qui avaient sur­gi, comme Le Com­bat de Félix Pyat, et La Patrie en dan­ger, de Blan­qui, on prêchait l’u­nion sous le dra­peau de la République française.

Et, pour­tant, les vétérans de la démoc­ra­tie sociale et révo­lu­tion­naire, ceux qui avaient vu Juin 48 et le 2 Décem­bre, ne pou­vaient guère se faire d’il­lu­sions sur les hommes de l’Hô­tel de Ville. Les pro­scrits de l’Em­pire, Ledru-Rollin, Louis Blanc, Edgard Quinet, Schœlch­er, Vic­tor Hugo, étaient ren­trés, auréolés de pres­tige, certes, mais vieil­lis, ayant épuisé toute leur sève. Vic­tor Hugo qui, main­tenant, rehaus­sait sa gloire lit­téraire en arbo­rant le képi de garde nation­al, demeu­rait Olym­pio, le poète superbe des Châ­ti­ments et de la Légende des Siè­cles ; mais ce n’é­taient pas avec des stro­phes, si enflam­mées fussent-elles, qu’on eut pu domin­er la situation.

Je fai­sais ma nour­ri­t­ure spir­ituelle des jour­naux qu’a­chetait mon père. Chaque jour je dégus­tais suc­ces­sive­ment Vac­querie, Félix Pyat, Delescluze et Blan­qui. Mal­gré mon imag­i­na­tion très sicili­enne, portée aux choses peu ordi­naires, mes treize ans ne lais­saient pas de s’é­ton­ner lorsque je voy­ais Le Com­bat ouvrir une souscrip­tion pour le don d’un fusil d’hon­neur à celui qui tuerait le roi de Prusse. Comme si les monar­ques de nos jours expo­saient leur pré­cieuse peau sur les champs de bataille ?

Cepen­dant, si Félix Pyat cise­lait avec un soin d’artiste les phras­es grandil­o­quentes et sonores, se mon­trant roman­tique en poli­tique comme en lit­téra­ture, son jour­nal, durant le pre­mier siège, don­na tou­jours la bonne note. Celle que don­naient en lan­gage clair, vigoureux et pathé­tique, Le Réveil et La Patrie en dan­ger. Dans ce dernier jour­nal, Blan­qui mon­trait avec une remar­quable sci­ence mil­i­taire, bien supérieure à celle des officiers de salon du Sec­ond Empire et du sac­ristain Trochu, les moyens de défense que pos­sé­dait Paris.

Ces moyens étaient immenses. Out­re la gar­ni­son de la cap­i­tale, à laque­lle étaient venus s’ad­join­dre les 35.000 hommes du corps Vinoy, non englobés dans le désas­tre de Sedan, 16.000 marins répar­tis dans les forts cou­vrant Paris, 50.000 gardes mobiles de la Seine, plus de 100.000 mobiles des autres départe­ments et la garde nationale.

La garde nationale, c’é­tait tout le peu­ple de Paris et non plus une petite pha­lange de boutiquiers.

Dès la procla­ma­tion de la République, mon père, retrou­vant ses ardeurs de jeunesse révo­lu­tion­naire — l’avaient-elles jamais quit­té ? — s’é­tait enrôlé dans cette mil­ice citoyenne : sim­ple garde au 160e batail­lon. De même, les autres étrangers habi­tant Paris se fai­saient un devoir de con­courir à la défense.

Force pop­u­laire qui dans ses deux caté­gories : les batail­lons de marche et les séden­taires, pou­vait, au bas mot, chiffr­er 300.000 hommes1Exacte­ment, d’après les sta­tis­tiques, 313.000..

À qui ferait-on croire que, sur plus de 300.000 hommes vivant dans l’at­mo­sphère élec­trisée de Paris, on n’en eût pas pu trou­ver au moins 100.000 capa­bles de s’a­jouter effi­cace­ment en ligne de bataille à la garde mobile et aux réguliers ? Soit env­i­ron 400.000 bons com­bat­tants à oppos­er aux Alle­mands qui, devant Paris, ne furent le plus sou­vent que 120.000 et jamais plus de 180.000.

Les Alle­mands, eux, s’approchaient. Dès le lende­main du 4 sep­tem­bre, alors que la pop­u­la­tion frémis­sante d’enthousiasme et sûre que la Troisième République allait renou­vel­er les mir­a­cles de la pre­mière, se pré­parait stoïque­ment à la lutte, des trains bondés empor­taient loin de la cap­i­tale des trou­peaux affolés de fuyards. Rich­es priv­ilégiés, oisifs, indo­lentes poupées, noceurs et noceuses pour lesquels les dix-huit ans de régime impér­i­al n’avaient été qu’une fête inin­ter­rompue, s’envolaient de ce Paris prêt à se trans­former de ville de plaisir en camp retranché.

Je devais revoir le même exode quar­ante-qua­tre ans plus tard !

Tan­dis que la bour­geoisie dorée s’enfuyait, le peu­ple restait : il ne pos­sé­dait que sa vie et ne craig­nait pas de la perdre.

En hâte, le gou­verne­ment fai­sait ren­tr­er dans Paris des trou­peaux, des appro­vi­sion­nements. Il n’y avait pas de temps à gaspiller. Chaque jour, devant l’avance prussi­enne, les com­mu­ni­ca­tions de la cap­i­tale avec la province dimin­u­aient : le cer­cle se resserrait.

Le 11 sep­tem­bre, les Alle­mands entraient à Meaux.

Per­son­ne, dans la pop­u­la­tion, ne sup­po­sait que le siège de Paris pût être de longue durée. Mes par­ents s’étaient appro­vi­sion­nés pour un mois : cet appro­vi­sion­nement ne devait être qu’un déje­uner de soleil, si l’on peut dire. Au pre­mier étage de notre mai­son nous avions pour voisins une famille très sym­pa­thique et que le mal­heur des temps rendait peu for­tunée. Nous partageâmes frater­nelle­ment avec elle ces den­rées ali­men­taires, qui con­sis­taient surtout en pâtes, farine et légumes secs (les con­serves étaient encore choses insoupçon­nées). Aus­si les­dites den­rées ne furent-elles bien­tôt qu’un souvenir.

Cette famille Chamois comp­tait qua­tre per­son­nes : un mari, jeune encore, lieu­tenant dans l’armée de Paris, d’esprit indépen­dant et social­iste, sa femme, sa mère et une char­mante fil­lette, moins âgée que moi de quelques années. Nos bal­cons se touchaient, séparés seule­ment par des bar­reaux à tra­vers lesquels les mains pou­vaient s’unir. Je n’avais pas lu Roméo et Juli­ette, mais je sen­tais con­fusé­ment s’ébaucher une idylle pré­coce au milieu de la tragédie des événements.

Petite Hélène, qu’êtes vous dev­enue depuis plus d’un demi-siè­cle ? Dans la suc­ces­sion des soucis ou des drames de la vie, vous êtes-vous rap­pelé quelque­fois votre voisin de l’Année ter­ri­ble ? Êtes-vous encore de ce monde ?

Le pre­mier com­bat livré devant Paris eut lieu le 19 sep­tem­bre. L’armée prussi­enne se dirigeant au sud-ouest, sur Ver­sailles, pour en faire sa base d’opérations, déboucha brusque­ment sur le plateau de Châtil­lon occupé par des lig­nards et des zouaves. Ceux-ci, jeunes recrues qui n’avaient rien de com­mun avec les « cha­cals » d’Afrique, prirent peur et se débandèrent. La red­oute ébauchée du plateau qui domine la cap­i­tale se trou­va, sans coup férir, au pou­voir des Alle­mands, qui ne perdirent point de temps pour y établir des bat­ter­ies. Ce furent ces krup­ps qui, après s’être acharnés sur les forts du sud, bom­bardèrent Paris, faisant pleu­voir leurs obus de préférence sur notre 5e arrondisse­ment : le dôme du Pan­théon était pour eux un admirable point de mire.

La déban­dade des zouaves indigna et exas­péra. Ces fuyards déshon­o­raient un corps à la répu­ta­tion légendaire ! Un grand nom­bre d’entre eux furent arrêtés aux portes de Paris par les gardes nationaux, qui eurent à les pro­téger con­tre la colère de la pop­u­la­tion. Je me rap­pelle avoir vu, place de la Con­corde, quelques lig­nards qui avaient cédé à la panique et qu’on emme­nait pris­on­niers à la place, le képi et la tunique retournés, un écriteau infamant plac­ardé sur la poitrine. Pau­vres gens ! Ont-ils été fusil­lés pour avoir cédé à un irré­sistible instinct de conservation ?

Je n’ai pas, ici, à décrire les opéra­tions mil­i­taires du siège de Paris. Hélas ! elles furent, du côté des chefs de la défense nationale (qui ne surent rien défendre), si dérisoires que même un garçon­net de treize ans était for­cé d’en apercevoir l’insuffisance et le décousu.

On peut dire que toute la pop­u­la­tion parisi­enne, femmes, enfants, vieil­lards, comme adultes, n’avait qu’une âme pour résis­ter. Un jour­nal pub­lia, une fois, un arti­cle signé Hen­ri Bauer, qui m’enthousiasma. L’écrivain, tout jeune alors, auquel l’avenir pré­parait des vicis­si­tudes poli­tiques et une notoriété lit­téraire ; pré­con­i­sait la for­ma­tion d’un corps de volon­taires de douze à quinze ans. J’en avais treize, tout récem­ment son­nés : je voulus aus­sitôt m’enrôler par­mi ces guer­ri­ers imberbes.

Le corps en ques­tion ne vit pas le jour. Mon père cal­ma mes regrets en m’annonçant que Garibal­di, qui venait met­tre son épée à la dis­po­si­tion de la République française, ferait appel à des volon­taires, sans trop se mon­tr­er exigeant sur l’âge. Avec le héros de Marsala pour chef, mes visées épiques seraient évidem­ment comblées.

Par mal­heur pour moi, Garibal­di, débar­qué à Mar­seille, ne vint pas à Paris. Gam­bet­ta l’envoya dans l’Est où, avec ses deux fils, Menot­ti et Ric­ciot­ti, son gen­dre Canzio et un noy­au de « chemis­es rouges », ren­for­cés de quelques corps francs, le général pop­u­laire, haï des généraux de sac­ristie, créa la petite armée des Vos­ges, qui cou­vrit la Bourgogne.

Je n’avais pas eu besoin de respir­er l’atmosphère sur­chauf­fée d’une cap­i­tale assiégée pour sen­tir s’éveiller en moi des effer­ves­cences épiques. Dès l’enfance, mon imag­i­na­tion sicili­enne s’enflamma pour les héros antiques et les pal­adins. Le pieux Énée (je n’avais encore lu Vir­gile que traduit en vers français par Delille) me fai­sait bâiller, certes, mais Diomède et Renaud de Mon­tauban demeu­raient mes grands favoris. Aimant pas­sion­né­ment la lec­ture, je dévo­rais dans leurs tra­duc­tions l’Iliade, l’Odyssée, Roland furieux, la Jérusalem délivrée. Quant au Par­adis per­du, je lui préférais net­te­ment les romans de Paul de Kock. Toute ma vie, d’ailleurs, j’ai ressen­ti le besoin d’une diver­sité d’impression et, plus tard, je n’ai pu écrire une œuvre sérieuse sans être poussé aus­sitôt à en écrire une autre de car­ac­tère humoris­tique. Ten­sion et détente !

Cet amour de l’épopée et des aven­tures con­trastait chez moi bizarrement avec une timid­ité excessive.

Comme don Qui­chotte, mon illus­tre prédécesseur, je fusse par­ti, les yeux bandés, pour un monde incon­nu en tra­ver­sant des zones enflam­mées, mais dans une société de grandes per­son­nes je demeu­rais immo­bile, sans oser ouvrir la bouche, et l’obligation d’adresser la parole à une dame m’eût fait défail­lir. Cette timid­ité, fruit d’une édu­ca­tion en serre chaude, m’a pour­suivi jusqu’à la vieil­lesse et m’a été sou­vent bien préjudiciable.

C’est que mes par­ents, antérieure­ment à ma nais­sance, avaient per­du deux enfants en bas âge, tués par le croup, mal­adie alors réputée inguériss­able. Seul reje­ton , je vis con­cen­tr­er sur moi toutes les sol­lic­i­tudes : on ne me lais­sait pas tra­vers­er seul la rue de peur qu’il ne m’arrivât quelque acci­dent, alors que je rêvais voy­ager autour du monde, explo­rations auda­cieuses dans des con­trées inac­ces­si­bles, peu­plées de cannibales.

Dès cette époque, le cap­i­taine Mayne-Reid, avec les innom­brables romans de sa série Aven­tures de Terre et de Mer, était mon auteur habituel. Je le préférais à Jules Verne, qui allait devenir l’idole des ado­les­cents, mais dont l’intéressante vul­gar­i­sa­tion sci­en­tifique n’est pas sou­vent accom­pa­g­née de la chaleur et du sen­ti­ment qu’on ren­con­tre dans La piste de guerre ou dans Les Chas­seurs de chevelures. Le cap­i­taine Meyne-Reid, de son vrai nom Thomas Meyne, avait rompu avec sa famille, qui voulait faire de lui un homme d’église et était par­ti dans le Nou­veau-Monde men­er la vie d’aventures qui m’eût tenté.

J’avais aus­si com­mencé à lire les ouvrages d’Erckmamm-Chatrian, dont la série allait se pour­suiv­re avec un suc­cès grandissant.

Tout le monde, à ce moment, croy­ait, comme moi, que ce dou­ble nom était celui d’un seul auteur. Grand fut l’étonnement lorsqu’on apprit, quelque vingt ans plus tard, que les écrivains qui avaient si bien mêlé leur per­son­nal­ité étaient deux et qu’un con­flit d’intérêts venait de les dissocier !

Ma mémoire était extra­or­di­naire et elle est restée plus que grande jusqu’à la vieil­lesse, bien que la fièvre typhoïde, con­trac­tée au sor­tir du siège, l’ait un peu atténuée. J’adorais la lec­ture et y con­sacrais non seule­ment tous mes loisirs diurnes, mais encore une par­tie de la nuit, ne me couchant pas sans avoir sous mon oreiller deux ou trois livres que, mal­gré les défens­es pater­nelles, je m’efforçais de lire une fois les lumières éteintes. Com­ment n’ai-je pas per­du la vue !

Mémoire, imag­i­na­tion, amour de l’aventure, tels étaient, avec mon insur­montable timid­ité, les prin­ci­paux traits de mon car­ac­tère. J’avais treize ans, l’âge où la per­son­nal­ité se forme, et mes par­ents étaient aux aguets pour tâch­er de décou­vrir en moi une voca­tion qu’ils n’eussent pas voulu contrarier.

Une voca­tion ! Tout d’abord, je m’étais cru des­tiné à faire un pein­tre ! Mânes de Raphaël et du Titien, excusez cette pré­ten­tion ! Com­bi­en de rames de papi­er n’ai-je pas cou­vertes de mes aquarelles mul­ti­col­ores ! Mon père me don­na un pro­fesseur de dessin qui, d’abord, admi­ra ma facil­ité et, ensuite, se mon­tra scan­dal­isé de l’audace avec laque­lle je me per­me­t­tais de chercher à ani­mer les mod­èles majestueux et froids qu’il me don­nait à copi­er. Le digne homme ne com­pre­nait que l’art classique !

Si j’eusse per­sévéré dans cette voie, sans doute eussé-je fait un pein­tre quel­conque, dont nul Charles-Quint ne fût venu ramass­er le pinceau, ou, don­nant libre cours à mon orig­i­nal­ité, un remar­quable car­i­ca­tur­iste. Mais ma des­tinée n’était pas là : l’homme pro­pose, les événe­ments disposent !

Plus tard, je me crus appelé à devenir médecin, comme ceux de mes ascen­dants mater­nels qui n’étaient point entrés dans la car­rière professorale.

Sans doute aurais-je été capa­ble de tuer mes malades tout aus­si pro­pre­ment qu’un autre mor­ti­cole, mais en oubliant de réclamer des hon­o­raires, car j’étais dis­trait et non avide. Très heureuse­ment pour eux et pour moi cette éven­tu­al­ité non plus ne devait pas se réaliser.

D’ailleurs, ce n’était pas pré­cisé­ment le désir de guérir des catarrhes ou des hémor­roïdes qui m’attirait vers la médecine. À cette époque où la psy­chophys­i­olo­gie était encore une sci­ence embry­on­naire, à peine entre­vue d’un petit nom­bre de chercheurs, j’eusse voulu étudi­er aus­si à fond que pos­si­ble les phénomènes trou­blants, par­faite­ment naturels, certes, mais aux caus­es incon­nues, qui sor­taient de l’ordinaire et qui, niés de par­ti pris par d’aucuns, étaient trop sou­vent défor­més par des sim­ples ou exploités par des char­la­tans. N’y avait-il pas là tout un monde incon­nu à explorer ?

Cette explo­ration, com­bi­en j’eusse voulu l’entreprendre ! Pré­ten­tion bien grande pour un garçon de treize ans !

Et je dévo­rais des traités de phrénolo­gie, de phys­iog­no­monie, de chi­ro­man­cie même – on ne par­lait pas encore de grapholo­gie. Gall, Lavater, Spurzheim, Combes, Fos­sati, Des­barolles, d’Arpentigny m’étaient déjà con­nus. Je m’indignais de l’autoritarisme rou­tinier de l’Académie de Médecine, repous­sant le rap­port de Jussieu et niant dog­ma­tique­ment l’existence de tous les phénomènes mag­né­tiques dont d’aucuns, par la suite, étudiés expéri­men­tale­ment, de façon méthodique, sont aujourd’hui admis par tous sous les noms d’hypnotisme et de suggestion.

Une télé­gra­phie sans fil vis­i­bles s’exerçant entre deux cerveaux, soupçon­nais-je con­fusé­ment. L’un doit jouer le rôle de pile, l’autre celui de récepteur.

Plus tard, devenu télé­graphiste, je me suis con­fir­mé dans cette idée et lorsque, une ving­taine d’années après, on com­mença à dis­cuter les expéri­ences de Mar­coni, je fus un des pre­miers croy­ants de la T.S.F. « Tout dans l’univers, me dis­ais-je, doit être vibrations. »

Cette pas­sion d’explorer un monde incon­nu peut être périlleuse lorsqu’elle n’est pas équili­brée par un esprit rigoureuse­ment ana­ly­tique, et mon imag­i­na­tion eût pu me con­duire au précipice. Très heureuse­ment, j’avais pour me servir de garde-fou l’exemple d’un grand oncle mater­nel, Vic­tor Hen­nequin, qui avait été détraqué par le spiritisme. Avo­cat de tal­ent, répub­li­cain sincère et fouriériste, il avait siégé à l’assemblée lég­isla­tive de 1849. Il fut de ceux qui protestèrent con­tre le coup d’État, mais les tables tour­nantes qu’il con­sul­tait firent chavir­er ses con­vic­tions. Dans un livre : sauvons le genre humain ! qu’il s’imagina dic­té à lui par l’Âme de la terre, il procla­ma l’homme de 2 décem­bre une sorte de messie au rôle providentiel.

Pau­vre illu­miné, sincère comme Proud­hon qui, sans l’intervention des esprit, écriv­it la révo­lu­tion sociale démon­trée par le coup d’État !

Vic­tor Hen­nequin, tou­jours abusé par cette mys­ti­fi­ca­trice « Âme de la terre », s’imagina que son édi­teur allait lui compter pour ses élu­cubra­tions une somme de cent mille francs, fab­uleuse pour l’époque. Dans cette douce illu­sion, il s’empressa de dis­tribuer tout ce qu’il pos­sé­dait à ses amis et il s’en trou­va en grand nom­bre. Il mou­rut ruiné, douche s’ajoutant à celles qui lui furent admin­istrées par pre­scrip­tion médicale.

La généra­tion de 1848, qui achevait de s’éteindre en 1870, était en même temps que généreuse, ter­ri­ble­ment mys­tique. On ne pour­rait certes pas adress­er la même cri­tique à celle d’aujourd’hui.