La Presse Anarchiste

Chapitre XIII

XIII
La bataille dans Paris

Le lun­di 22 mai, dans la mat­inée, nous reçûmes un choc : l’armée ver­sail­laise venait d’entrer dans Paris.

Sans doute, pour mon père, la nou­velle n’était-elle pas tout à fait inat­ten­due. Il avait pu voir, depuis la mal­heureuse sor­tie du 3 avril, le cer­cle d’investissement se resser­rer pro­gres­sive­ment et les rem­parts, après les forts, crouler sous le feu ver­sail­lais. Néan­moins, il ne nous avait jamais fait part d’impressions fâcheuses : il avait pour principe d’éviter toute parole décourageante et aurait plutôt exagéré une atti­tude optimiste.

Cette irrup­tion des troupes régulières s’était pro­duite la veille, vers qua­tre heures de l’après-midi, alors qu’un con­cert se don­nait aux Tui­leries au béné­fice des familles des fédérés tombés pour la Com­mune. Un piqueur des ponts et chaussées, nom­mé Ducas­tel, trou­vant les rem­parts de chaque côté de la porte de Saint-Cloud entière­ment vides de défenseurs, était mon­té sur le talus et, nouant son mou­choir au bout de sa canne, avait fait signe aux lig­nards, cam­pés à cent mètres plus loin, d’entrer dans Paris.

La péné­tra­tion fut lente : les Ver­sail­lais red­outaient une sur­prise et s’étonnaient de ne point ren­con­tr­er devant eux d’importantes forces fédérées. Un bond har­di eût pu les porter jusqu’à l’Hôtel de Ville : dans ce cas, toute résis­tance se fût effon­drée. Lorsque le maréchal de Mac-Mahon se vit cer­tain de la vic­toire finale, il con­tin­ua de ne point se press­er. Le vain­cu de Reichshof­fen et de Sedan voulut tri­om­pher majestueuse­ment en éblouis­sant les Prussiens, spec­ta­teurs du drame, du pro­fond de ses com­bi­naisons stratégiques.

Cette pro­lon­ga­tion de la lutte per­me­t­trait aux vain­queurs une répres­sion sans pareille. Quiconque a vu Paris durant la grande tragédie de mai 71, alors que la cap­i­tale se trans­for­mait en four­naise et qu’on fusil­lait par trou­peaux, âges et sex­es mêlés, en a gardé pour la vie le souvenir.

L’Hôtel de Ville n’apprit qu’à sept heures du soir l’entrée des Ver­sail­lais : l’observatoire de l’Arc de Tri­om­phe ne l’avait pas sig­nalée et la nia même une heure plus tard.

Cepen­dant des coups de feu s’échangeaient à ce moment devant le via­duc d’Auteuil, entre la troupe et les volon­taires de la Com­mune. Ceux-ci tenaient bon jusque vers minu­it, se repli­aient ensuite sur la Muette, tirail­lant quelque temps dans le château, puis, près d’être envelop­pés, bat­taient en retraite sur la place de l’Étoile et les Champs-Élysées. Il était près d’une heure du matin lorsque les Ver­sail­lais sur­girent devant le Tro­cadéro, l’enlevant sans coup férir avec une bat­terie, naguère Instal­lée là par Cluseret, et les quelques fédérés qui la gardaient.

En même temps, les Ver­sail­lais, pour élargir leur base, s’avançaient le long des for­ti­fi­ca­tions, d’un côté vers la porte-Mail­lot, de l’autre vers Grenelle, après avoir tra­ver­sé le via­duc du Point-du-Jour.

Les fig­ures que je ren­con­trai dans cette mat­inée du 22 étaient sérieuses ; cepen­dant nul ne pou­vait prévoir l’horreur que cette lutte allait atteindre.

« Se bat­tra-t-on dans notre quarti­er ? » telle était surtout la ques­tion que se posaient les habitants.

Notre voisin Cham… tenait déplié un plan de Paris.

– Les troupes marcheront sur Mont­martre, dis­ait-il. Nous ne nous trou­vons point sur leur passage.

Il s’imaginait qu’une seule bataille allait se livr­er, déci­sive, dans Paris entre les forces con­cen­trées de la Com­mune et celles de Ver­sailles : il ne prévoy­ait pas la guerre des rues.

La journée du 22 s’écoula sans qu’il y eût grande action sur la rive gauche. Le colonel fédéré Razoua, qui com­mandait à l’École mil­i­taire, fit évac­uer au petit jour cette posi­tion dom­inée par le Tro­cadéro, main­tenant aux mains des Ver­sail­lais. Les Invalides furent pareille­ment aban­don­nés, tan­dis que sur la rive droite, les troupes régulières s’étendaient dans les Champs-Élysées et, ayant occupé la place de l’étoile, se pré­paraient à marcher sur Mont­martre par les Ter­mes et les Batignolles.

Déjà com­mençait à se dessin­er le plan de Mac-Mahon ou bien plutôt de Thiers, his­to­rien du Con­sulat et de l’Empire, qui, sans pos­séder de Napoléon autre chose que la petite taille, avait tou­jours rêvé de jouer au stratège : débor­der par les ailes les com­mu­nards, dont l’infériorité numérique était fla­grante, et les encer­cler en les rabat­tant vers le centre.

Deux corps d’année longeaient l’enceinte : celui de Lad­mi­rault vers le nord, celui de Cis­sey vers le sud. Le 114e de ligne, arrivant dans la soirée à la gare Mont­par­nasse, s’en empara­it après la brave résis­tance d’une ving­taine de fédérés. Le chef de ce rég­i­ment était un colonel appelé à jouer un rôle poli­tique quinze ans plus tard : Boulanger.

Dans notre quarti­er, nous igno­ri­ons ces mou­ve­ments de troupes et, n’entendant pas gron­der le canon plus fort que d’habitude, je sup­po­sais la marche des Ver­sail­lais enrayée, sinon refoulée.

D’ailleurs, les jour­naux révo­lu­tion­naires con­tin­u­aient de paraître (presque tous les autres avaient été sup­primés) et tout en annonçant l’entrée des Ver­sail­lais dans Paris, ils expri­maient une con­fi­ance vic­to­rieuse dans l’issue finale. Sauf dans les quartiers envahis, l’éclairage pub­lic fut continué.

Les procla­ma­tions de la Com­mune et du Comité de salut pub­lic se suc­cé­daient, vibrantes. Celle de Delescluze causa une pro­fonde sen­sa­tion de décourage­ment chez les uns, une exal­ta­tion héroïque chez les autres.

Elle dis­ait, cette procla­ma­tion qui a été jugée très diversement :

« Plus de chefs ! » Le haut com­man­de­ment n’ayant don­né que con­fu­sion et impuis­sance, le vieux Jacobin adres­sait à la masse seule son suprême appel :

« Assez de mil­i­tarisme ! cri­ait-il. Plus d’états-majors galon­nés et dorés sur toutes les cou­tures ! Place au peu­ple, aux com­bat­tants aux bras nus ! L’heure de la guerre révo­lu­tion­naire a son­né. Le peu­ple ne con­naît rien aux manœu­vres savantes, mais quand il a un fusil à la main, du pavé sous les pieds, il ne craint pas tous les stratèges de l’école monarchique. »

Certes, le haut com­man­de­ment n’avait guère bril­lé. Cluseret, som­no­lent, et Rossel, d’un autori­tarisme cas­sant, s’étaient usée – le dernier en huit jours – au milieu des rival­ités de bureaux, com­mis­sions et comités.

Beau­coup d’officiers impro­visés, qui prom­e­naient fière­ment leurs galons, plutôt dans les cafés du boule­vard que dans les tranchées, étaient de par­faits inca­pables. Pour­tant, il y avait eu quelques bons chefs : Dom­brows­ki, plein de brio ; Wrob­lews­ki, méthodique ; Brunel, énergique et com­pé­tent, que sa mod­estie ou des jalousies de coter­ies avaient main­tenu sim­ple chef de la légion ; Lis­bonne, acteur, qui se fig­u­rait jouer dans une pièce mil­i­taire, et qui, nom­mé colonel, se mon­trait d’une bravoure superbe.

Le com­man­dant du 160e batail­lon, Bruyère, ne man­quait pas non plus de cran. Mais, avec tout cela, pas de dis­ci­pline, l’enthousiasme main­tenant seul, sous les bons entraîneurs, une cer­taine cohé­sion. Et, mal­gré les efforts dés­espérés de Delescluze, une désor­gan­i­sa­tion grandissante.

Aus­si je com­prends par­faite­ment que le vieux délégué à la guerre, voy­ant som­br­er la défense dans un épou­vantable chaos, ait ten­té de la trans­porter sur un autre ter­rain en faisant appel à l’initiative populaire.

Mais la grande masse avait per­du son élan du 18 mars ; l’armée de la révo­lu­tion était exténuée, saignée par deux mois de lutte, et des deux cent mille hommes qui, le 26 mars, avaient acclamé la Com­mune, il ne s’en trou­va plus qu’une dizaine de mille pour com­bat­tre der­rière les bar­ri­cades de Paris.

Il eût fal­lu, lorsque l’enceinte com­mença à cra­quer, en élever rapi­de­ment une sec­onde, au besoin une troisième, met­tre en état les bat­ter­ies de Mont­martre, lais­sées à l’abandon, utilis­er celles du Tro­cadéro, en élever au som­met de l’Arc de Tri­om­phe et du Pan­théon. Cela n’ayant pas été fait, la défaite finale était, de toute manière, inévitable.

Cepen­dant, dans la mat­inée du 22, tan­dis que son­nait le toc­sin et que bat­tait la générale ; tan­dis que, dans notre quarti­er, on s’abordait, grave, en se dis­ant : « L’armée de Ver­sailles est dans Paris », Belleville et le faubourg Saint-Antoine, ces foy­ers de révo­lu­tion s’éveillaient. Trois ou qua­tre mille com­bat­tants descendaient vers l’Hôtel de Ville et les Tuileries.

Devant la place de la Con­corde, Brunel arrê­tait la marche des Ver­sail­lais avec cent cinquante tirailleurs postés sur la ter­rasse des Tui­leries et six canons. Il s’appuyait, à droite, à deux fortes red­outes dont j’avais admiré l’aspect imposant : une rue Saint-Flo­rentin, l’autre rue Royale.

Pen­dant deux jours ils tin­rent bon. Leur posi­tion était inex­pugnable de front ; ce fut seule­ment lorsque les Ver­sail­lais l’eurent tournée par le faubourg Saint-Hon­oré que les fédérés se replièrent sur l’Hôtel de Ville, dans la nuit du 23 au 24, en incen­di­ant les Tui­leries et le Palais-Roy­al pour cou­vrir leur retraite. Pen­dant ce temps, sur la rive droite, s’embrasaient la Légion d’Honneur, la Cour des Comptes, les rues de Lille et du Bac.

Je ne me rap­pelle plus si ce fut le 22 ou le 23 – plus prob­a­ble­ment cette dernière date – que toute la 5e légion ayant été con­cen­trée sur la place du Pan­théon, nous nous y rendîmes, ma mère et moi, accom­pa­g­nant la com­pag­nie de mon père. Pau­vre com­pag­nie ! com­bi­en elle était réduite !

Cepen­dant, de l’ensemble des batail­lons massés autour du vaste édi­fice dont la coupole domine Paris comme une sen­tinelle, se dégageait une impres­sion assez assuré­ment forte : au som­met de la mon­tée, une bat­terie était rangée, cou­vrant la rue Souf­flot et prête à pren­dre sous son feu les Ver­sail­lais qui déboucheraient du Lux­em­bourg. Y avait-il là un mil­li­er d’hommes ? Je n’oserais l’affirmer.

Dans la rue Souf­flot étaient con­stru­ites, ou en voie de con­struc­tion, trois bar­ri­cades : l’une au som­met de la mon­tée, allant de la mairie du 5e à l’École de droit ; une autre à mi-côte, c’est-à-dire à la hau­teur de la rue Saint-Jacques ; la troisième au débouché sur le boule­vard Saint-Michel.

Je vois encore la belle fig­ure, ouverte et ent­hou­si­aste, d’un com­man­dant fédéré, auquel mon père va ser­rer la main. Il s’appelait Lom­bard, était chef d’un corps franc et, blessé, por­tait le bras gauche en écharpe.

Les Ver­sail­lais étaient encore à bonne dis­tance, retenus devant le faubourg Saint-Ger­main par Eudes et Mégy, avec quelques cen­taines d’hommes, et devant la rue Vavin, qui cou­vrait le Lux­em­bourg, par Lis­bonne avec des forces aus­si restreintes.

L’armée de la Com­mune fondait, fondait, mais les com­bat­tants se mul­ti­plient avec un héroïsme furieux.

Je sup­pose que les fédérés réu­nis sur la place du Pan­théon furent dirigés sur des points stratégiques, Les uns durent aller ren­forcer les défenseurs de la Croix-Rouge, où était Var­lin ; d’autres, ceux de la rue Vavin. Aux deux endroits la lutte était chaude.

Je me suis tou­jours demandé pourquoi la Com­mune où son délégué à la guerre n’avait pas fait d’urgence, et dès le com­mence­ment d’avril, installer des canons sur la toi­ture plate du Pan­théon, ce qui eût été facile, et même dans la coupole, ce qui n’était pas impos­si­ble. Ces pièces eussent défendu effi­cace­ment les forts d’Issy et de Vanves, éteint peut-être le feu des bat­ter­ies de Châtil­lon et de Meudon. En tout cas, la marche des Ver­sail­lais dans Paris se fût trou­vée arrêtée net.

Com­ment cette idée si sim­ple ne venait-elle pas à l’idée des chefs révolutionnaires ?

La Com­mune pos­sé­dait près de deux mille bouch­es à feu : elle n’en util­isa guère que le dixième.

Sur le flanc nord de la vieille mon­tagne, on com­mençait à dépaver quelques voies : une bar­ri­cade fut élevée à hau­teur d’homme au coin de la rue de la Mon­tagne-Sainte Geneviève et de celle des Écoles, à quelque vingt mètres de notre mai­son. Mon père occu­pa ce retranche­ment dérisoire avec sa com­pag­nie réduite à… six hommes.

Car, main­tenant que le moment non plus seule­ment cri­tique mais dés­espéré arrivait, les effec­tifs se volatil­i­saient. Les indi­vidus qui avaient brigué un grade seule­ment par van­ité ou intérêt s’éclipsaient, entraînés par l’instinct de conservation.

On venait d’apprendre la prise de Mont­martre. C’était le coup de grâce pour la Com­mune, et cepen­dant le courage de ceux qui allaient se bat­tre ne faib­lit pas ; la résis­tance devait dur­er encore cinq grands jours !

Rien ne mon­tre mieux le gâchis dans lequel som­brait le gou­verne­ment de la Com­mune, aus­si inca­pable qu’honnête, et l’infiltration des agents de Ver­sailles, que la facil­ité avec laque­lle l’armée s’empara de la Butte Montmartre.

Cette forter­esse devait être inex­pugnable avec cent cinquante canons, mais ces pièces que la Com­mune avait eu deux mois pour met­tre en état, n’étaient, comme celles du Tro­cadéro, ni abritées der­rière des travaux ni même appro­vi­sion­nées de gar­gouss­es de leur cal­i­bre. Et, suprême déri­sion, presque pas d’hommes pour garder cette artillerie ! Attaquée à la fois au nord par Lad­mi­rault et à l’ouest par Clin­chant, la ter­ri­ble mon­tagne où avait com­mencé la révo­lu­tion était prise à midi : à peine y eut-il quelques coups de fusil.

Cette nou­velle nous parvint con­fusé­ment dans la journée.

Sans faire part de ma vel­léité com­bat­ive à ma mère, que je voy­ais soucieuse (on l’eût été à moins), j’allai poli­ment deman­der un fusil aux gardes nationaux de la bar­ri­cade tenue par mon père.

À défaut de chas­se­pot – cette arme était réservée aux com­pag­nies de guerre – un mod­este fusil à tabatière, voire à piston.

– Pas d’armes disponibles ! me répondit-on.

Avaient-ils pitié de mon jeune âge ou esti­maient-ils mon con­cours insuff­isant ? Je n’ai jamais su.

Il me sem­ble qu’un d’eux grom­mela quelque chose comme :

– La « tabatière » manque, mais pas le tabac !

Comme quoi, même dans les moments cri­tiques, l’esprit parisien ne perd pas ses droits.

– Enfin, mur­mu­rai-je, cher­chant à me con­sol­er. Je prendrai l’arme du pre­mier qui sera tué.

Solu­tion acceptable !

On sen­tait bien main­tenant que la lutte se rap­prochait. Dans la soirée, deux ou trois cents fédérés vin­rent occu­per la place du Marché-des-Carmes. Ils y bivouaquèrent.

De temps à autre un sif­fle­ment étrange tra­ver­sait l’air.

– Ce sont, m’apprit-on, des bour­geois réac­tion­naires (le mou­ve­ment de la Com­mune comp­ta nom­bre de bour­geois très fer­me­ment répub­li­cains) qui tirent de chez eux sur les fédérés, avec des fusils à vent.

Peut-être y eut-il un garde nation­al blessé je ne saurais l’affirmer. Ces com­bat­tants, on ne peut plus en cham­bre, tiraient mal.

Chaque coup ame­nait une perqui­si­tion. D’en bas arrivait cet ordre impérieux :

– Ouvrez les per­si­ennes ! Fer­mez les fenêtres !

La rue des Écoles coupe en deux par­ties bien dis­tinctes celle de la Mon­tagne-Sainte-Geneviève. D’un côté, grim­pant vers le Pan­théon, la par­tie pro­lé­tari­enne, étroite et tortueuse, aux vieilles maisons gris­es. De l’autre, descen­dant en pente douce vers la Seine, la par­tie neuve, où nous habi­tions, au no 7. Cette par­tie-là était peu­plée de petits bour­geois con­ser­va­teurs, de bou­tiquiers dans le genre de M. Per­rin. Les coups de fusil à vent qu’ils envoy­aient en sour­dine aux fédérés prou­vaient l’impatience avec laque­lle ils attendaient l’arrivée des Ver­sail­lais pour se faire leurs pourvoyeurs.

Mal­gré leurs perqui­si­tions, les gardes nationaux ne trou­vèrent per­son­ne à arrêter. J’éprouvai un soulage­ment de n’avoir point à assis­ter à une exé­cu­tion. Tuer ou mourir dans le com­bat, oui. Mais l’exécution après ou sans la bataille, c’est autrement pénible.

Les Ver­sail­lais ne s’en sont guère privés. Le matin même, à Mont­martre, con­quis par eux, une fournée de quar­ante-deux hommes, trois femmes et qua­tre enfants, ramassés au hasard, avaient été col­lés au même mur de la rue des Rosiers au pied duquel, le 18 mars, étaient tombés Lecomte et Clé­ment Thomas, et fusil­lés en holo­causte aux mânes des deux généraux.

La nuit vint, la dernière que nous devions pass­er dans notre apparte­ment. Mon père était à la bar­ri­cade avec sa com­pag­nie squelettique.

Le matin du 24 mai se leva menaçant. D’immenses lueurs rouges couraient dans le ciel, à l’ouest.

– C’est le faubourg Saint-Ger­main qui brûle, nous apprit-on. Ses batail­lons réac­tion­naires ont tiré dans le dos des nôtres et ceux-ci ont mis le feu au quartier.

Telle était l’explication suc­cincte que col­por­taient les gens du quartier.

La vérité était que les gardes nationaux du 106e batail­lon – du noble faubourg – qui, dans la soirée du 31 octo­bre, étaient venus, sous les ordres du com­man­dant Ibos et con­duits par Jules Fer­ry, repren­dre l’Hôtel de Ville aux révo­lu­tion­naires, se mon­traient de nou­veau. Ter­rés sous la Com­mune, ils se retrou­vaient main­tenant, for­més par petits groupes et arbo­rant comme signe de ral­liement un bras­sard tri­col­ore qui les dis­tin­guait des fédérés.

Dans la journée du 22, il avait paru dans la VIIe arrondisse­ment une bande de ces bras­sardiers, guidée par deux agi­ta­teurs con­tre-révo­lu­tion­naires : le pub­li­ciste Vrig­nault et Durou­choux. Ce dernier ayant été ren­ver­sé par une balle fédérée, ses com­pagnons l’emportèrent et disparurent.

Mais, sans doute, la journée du lende­main vit-elle se pro­duire dans le VIIe des actes d’hostilité con­tre les défenseurs de la Com­mune. Actes plus accen­tués dans cet arrondisse­ment tout à fait réac­tion­naire que ceux qui, dans notre Ve, mi-pro­lé­taire, mi-bour­geois, menaçaient les défenseurs des barricades.

Les incendies ne purent que retarder, sans l’empêcher, la marche des troupes ver­sail­lais­es. La Croix-Rouge avait suc­com­bé, Saint-Sulpice était occupé, livrant les approches du boule­vard Saint-Michel par l’Odéon et le Luxembourg.

Une ambu­lance avait été instal­lée dans le sémi­naire Saint-Sulpice. Les lig­nards y mas­sacrèrent tous les fédérés blessés et fusil­lèrent le médecin-chef. Celui-ci, le doc­teur Faneau, n’était pour­tant pas sym­pa­thique à la Com­mune, mais homme de cœur, il avait voulu pro­téger les mal­heureux con­fiés à ses soins con­tre les meurtriers !

Le ciel, de plus en plus rouge, sem­blait une four­naise allumée au- dessus de nos têtes ; un voile empour­pré se déroulait à l’infini sur Paris. Cette journée du 24 fut celle d’un enfer dantesque.

Vers dix heures du matin, de notre bal­con, j’aperçus, remon­tant le boule­vard Saint-Ger­main, un petit groupe de fédérés qui emme­naient en les traî­nant deux pièces d’artillerie légère : canons de petit cal­i­bre ou mitrailleuses. Ils se repli­aient du boule­vard Saint-Michel, près d’être for­cé, sur l’Hôtel de Ville où la Com­mune avait tenu sa dernière séance.

Et l’Hôtel de Ville s’embrasa dans la même journée. Attaqué de front par le square Saint-Jacques chaude­ment dis­puté, en flanc par le Marais et les quais, son gou­verneur Pindy incen­di­ait la Mai­son Com­mune pour ne livr­er à l’ennemi que des décombres !

L’attaque du Pan­théon se rapprochait.

Dans la mat­inée, la poudrière du Lux­em­bourg sautait. Des lig­nards péné­traient dans le jardin et voy­aient la pre­mière bar­ri­cade de la rue Souf­flot mal gardée ; d’un élan ils tra­ver­saient le boule­vard Saint-Michel et s’emparaient du retranchement.

Assail­li de flanc par le faubourg Saint-Jacques et la rue Tourne­fort, le Pan­théon fut pris dans l’après-midi. À qua­tre heures, on put apercevoir, de tous les coins de Paris, le dra­peau tri­col­ore flot­tant à sa coupole.

Com­ment notre trio famil­ial pu s’en tirer ?

Lorsque les Ver­sail­lais, débouchant de partout, entrèrent dans la rue de la Mon­tagne-Sainte-Geneviève, un de leurs pre­miers actes fut de fusiller, comme à Mont­martre, une quar­an­taine de per­son­nes pris­es au hasard.

Les cadavres furent jetés dans un égout et le bruit se répan­dit que mes par­ents et moi étions dans le tas.

Ce bruit, qui nous sau­va peut-être la vie, nous l’apprîmes plus tard, par la ren­con­tre d’un habitent du quarti­er stupé­fait de nous revoir vivants.

Nous sûmes aus­si que très peu de temps après notre départ de cette rue dan­gereuse, un obus, entré sans façon par la chem­inée, était venu éclater dans la cham­bre à couch­er de mes par­ente, jetant un cer­tain désor­dre dans la literie.

Nous nous abstîn­mes prudem­ment d’aller recon­naître l’état du restant de notre mobili­er, qui avait pour­tant sa valeur.


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