IV
L’Empire à la dérive. — Du plébiscite à la guerre.
L’Empire sentait si bien le courant de l’opposition grandir et menacer de l’emporter finalement, qu’il chercha son salut dans un changement de façade. D’autoritaire, il se mua en libéral, étiquette fallacieuse qui n’amortissait point le zèle des casse-têtes policiers. À la présidence du Conseil, un démocrate repenti, Émile Ollivier, vint remplacer l’impopulaire Rouher ; la loi sur la presse avait été remaniée Enfin, le peuple français fut appelé à se prononcer par oui ou par non sur le maintien des pouvoirs « conférés » par lui à l’auteur du coup d’État.
Conduites au scrutin par leurs maires et leurs curés, les masses rurales assurèrent au gouvernement une majorité de 5.775.731 voix (7 millions 336.434 oui contre 1.560.703 non).
Dans le corps social comme dans le corps humain, la masse, inerte par elle-même, l’emporte toujours en volume sur la partie pensante.
Le gouvernement impérial claironna cette victoire numérique. Au fond, il n’était que médiocrement rassuré : Paris et le département de la Seine s’étaient prononcés pour l’opposition. Leur non était autrement sérieux que le oui des communes corses ou bas-bretonnes.
Indifférents à la noble passion des idées, réfractaires à l’enthousiasme, aux sentiments généreux, la plupart des paysans n’ont encore d’amour que pour cette terre qu’ils fécondent de leurs sueurs. La conquérir reste leur idéal suprême : conquête purent individuelle ; le communisme leur apparaît un épouvantail et ils ne sont point portés vers l’association. En 1852, par horreur des « partageux », ils avaient acclamé l’Empire ; dix-huit ans plus tard, par un nouveau plébiscite, ils consacraient son règne.
Mais Napoléon III demeurait inquiet. Ce n’était pas à lui de s’illusionner sur la valeur des scrutins : devenu maître par un coup de force, il se disait que la force pouvait se retourner un beau jour contre lui et l’abattre.
Peut-être une diversion aurait-elle la puissance de dévier de sa voie le courant de l’opposition ?
Une guerre ? Avec un peuple gobeur, cocardier, tressaillant d’enthousiasme aux roulements de tambours, une guerre pouvait être un dérivatif.
Mais quelle guerre ? On ne pouvait continuellement massacrer des tribus arabes. La conquête de l’Algérie était terminée depuis quarante ans ; quoique entretenue pour satisfaire les ambitions des officiers, elle n’avait plus grand prestige.
La guerre de Crimée, onéreuse, n’avait eu d’autre résultat que de s’aliéner la Russie. La guerre d’Italie, malgré les victoires militaires, avait fini par une reculade devant la Prusse, menaçant d’intervenir en faveur de l’Autriche vaincue. Et elle avait créé en Italie plus d’irritation que de reconnaissance, le programme de la libération promise « jusqu’à l’Adriatique » n’ayant pas été accompli, quoique payé par la cession de Nice et de la Savoie.
La guerre de Chine n’avait rapporté qu’au général Cousin de Montauban, chef des pilleurs du Palais d’Été, devenu, grâce à ses cadeaux à l’impératrice Eugénie, comte de Palikao.
Et la guerre du Mexique ?… Oh ! celle-là, ç’avait été, en même temps que le châtiment mérité pour l’usurpateur Maximilien, lâché au moment critique par son protecteur Napoléon III, le commencement de la débâcle morale pour le Second Empire.
Pendant ce temps, un nouvel astre s’était levé dans le ciel européen, brillant d’un rouge éclat menaçant : la Prusse, qui avait écrasé l’Autriche à Sadowa, prenant sa place à la tête de la Confédération germanique.
Déjà, après Solférino, Napoléon III vainqueur avait dû s’arrêter devant l’attitude résolue de cette Prusse, où revivaient l’esprit militaire et les ambitions de Frédéric II. Après Sadowa, les clairvoyants comprirent que le choc catastrophique viendrait peut-être de ce côté-là.
Les événements d’Espagne devaient le provoquer.
La reine, Isabelle II, nature éminemment inflammable, dont les frasques notoires – on eût pu la nommer Fraquista ! – avaient ruiné le prestige auprès de ses sujets, s’était trouvée détrônée par la révolution militaire et populaire de septembre 1868. Je me rappelle avoir vu, dans ses promenades au Luxembourg, cette souveraine : une grosse dondon à l’allure dandinante de gallinacé. « Comme quoi une grue, couronnée ou non, peut avoir la démarche d’une dinde ! » eussent pu railler des ornithologistes irrespectueux du principe monarchiste.
Un gouvernement provisoire s’était constitué, formé de trois régents, dont le plus en vue était le général Prim, ambitieux, énergique et capable. Les deux autres étaient l’amiral Topete, marin qui n’avait pas découvert l’Amérique, et le maréchal Serrano, ancien favori de la reine, qui l’avait créé duc de la Torre. Quand elle n’eut plus rien à lui accorder, il la détrôna. Telle est la moralité des politiciens.
Les régents n’étaient pas hommes à proclamer la République. Ils s’en furent, à l’instar des grenouilles de la fable, à la recherche d’un roi. Pendant que la reine, goûtant peu ce genre de concours nouveau pour elle, allait demander une hospitalité très somptueuse à sa compatriote Eugénie de Montijo, naguère sa sujette et devenue, par la suite, impératrice des Français, le triumvirat madrilène présentait sur un plat, aux princes européens, la couronne de toutes les Espagnes.
Ils se dirigèrent tout d’abord vers cette Allemagne, pépinière de princes et de princesses à caser. Un Léopold de Hohenzollern, parent du roi Guillaume, ne trouva pas l’offre désagréable ; il l’avait acceptée lorsque Napoléon III fronça les sourcils. L’accroissement de puissance de la monarchie prussienne lui portait ombrage. Empêtré dans l’expédition du Mexique, il n’avait osé intervenir en 1866, dans la guerre austro-prussienne, bercé d’ailleurs, de l’espoir d’un agrandissement territorial aux dépens de la Belgique. Espoir fallacieux que lui faisait miroiter Bismarck pour prix de sa neutralité. Après Sadowa, changement d’attitude : le méphistophélique tentateur montra les dents et envoya promener l’empereur des Français.
Les splendeurs de l’Exposition universelle de Paris, où s’étaient rencontrés les souverains étrangers, n’avaient pu rasséréner l’âme inquiète de Napoléon III. Vieilli par la noce, et déjà malade, il songeait que pour regagner du prestige et laisser à son fils un trône consolidé, une guerre victorieuse était le plus sûr moyen.
D’ailleurs, son entourage l’incitait, à commencer par l’impératrice Eugénie de Montijo qui, avec toute la coterie ultramontaine, avait poussé à l’instauration d’un empire clérical au Mexique, ne professait aucune sympathie pour l’Allemagne, en majorité luthérienne. Voir celle-ci étendre son influence sur le pays de Torquemada et de sainte Thérèse, quelle abomination !
Ce n’était donc pas celle que Rochefort chansonna sous le nom de Badinguette qui eût détourné son impérial époux d’un conflit avec la Prusse, devenue la tête de la Confédération germanique. D’ailleurs, juste assez intelligente pour régner sur la mode, elle s’imaginait que les officiers de salon qui paradaient, dans les fêtes des Tuileries et de Compiègne allaient conduire la lutte aussi facilement qu’un cotillon. On lui prêta même ce mot atroce : « C’est ma guerre ! » Je dois dire que, dans une conversation privée qui me fut contée, elle a, plus tard, affirmé ne l’avoir jamais prononcé, confessant, par contre, sa pleine responsabilité dans l’aventure du Mexique.
C’est possible ! Quoi qu’il en soit, l’influence de l’impératrice s’est toujours exercée dans le sens le plus réactionnaire. Sous l’impulsion de son entourage, Napoléon III prit une attitude comminatoire. Velléitaire, qui devenait irrésolu au moment de l’action, il s’abandonnait à sa destinée. Bismarck, et plus encore de Moltke, se frottèrent les mains. Cette guerre, dont le gouvernement français assumait aveuglement la responsabilité, ils l’avaient, eux, prévue et préparée de longue main.
Le vieux roi Guillaume, fils de cette reine Louise, dont Napoléon, vainqueur à Iéna, avait repoussé les supplications, n’aimait certainement ni la France, ni la famille Bonaparte. Cependant, si soudard et piétiste qu’il fût, il eut un instant d’hésitation devant la perspective d’une guerre.
Sans doute, moins par scrupule d’humanité que par crainte de n’être point le plus fort, il accepta le retrait de la candidature Hohenzollern.
C’était une victoire diplomatique pour Napoléon III et celui-ci eût pu s’en contenter. Mais son aveuglement et la destinée le poussaient. L’ambassadeur français à Berlin, M. de Benedetti, reçut l’ordre d’exiger qu’en aucun cas ne serait présentée la candidature d’un prince prussien au trône d’Espagne vacant.
Bismarck regardait son adversaire s’enferrer. Cette guerre, que l’Empire français cherchait pour se consolider, le chancelier allemand la désirait pour compléter l’unité germanique sous le sceptre des Hohenzollern.
À Ems, où villégiaturait alors Guillaume Ier, le sort de deux grands États et, par contre-coup, de toute la politique européenne, allait se jouer.
Lorsque le porte-parole de Napoléon III eut notifié au roi la nouvelle prétention de son maître, Bismarck saisit l’instant psychologique.
Guillaume avait simplement déclaré à l’ambassadeur français qu’il n’avait rien à ajouter à ses déclarations précédentes. Fin de non-recevoir polie, en somme, qu’il fallait de la bonne volonté pour considérer comme un casus belli. Toute la presse de Berlin et celle de Paris étaient à l’affût des nouvelles. Bismarck lança alors dans la Gazette de l’Allemagne du Nord une information qui, sans contenir de faux matériel, était destinée, par la rudesse calculée de sa forme, à mettre le feu aux poudres. Le roi de Prusse, annonçait-elle, avait refusé de recevoir l’ambassadeur français. Elle ne rappelait pas qu’il avait donné satisfaction au sujet du retrait de la candidature Hohenzollern et que son refus de prolonger la discussion sur une question close n’avait rien d’insultant.
À Paris, toute la presse officieuse souffla aussitôt la guerre, grossissant et dénaturant l’incident. Le représentant de la France, assurait-on, avait été gravement insulté par le roi de Prusse. De quelle manière ? On ne précisait pas et, à Paris, on agitait fiévreusement toutes les conjectures : éconduit, assuraient les plus calmes ; souffleté, avançaient d’aucuns. Souffleté ; toute la France devait avoir la joue brûlante de cette gifle, et, pour venger l’affront, il ne fallait évidemment rien moins que l’entrée victorieuse de l’armée française à Berlin, dussent deux cent mille hommes rester sur le carreau !
Nous demeurions, à cette époque, dans la partie neuve de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, faisant face au marché des Carmes, en bordure de ce quartier Latin où, depuis un demi-siècle, avaient régné le savoir, la fantaisie et l’esprit frondeur allant jusqu’à la révolte.
Que de figures curieuses on y rencontrait ! Beaucoup s’attardaient à plagier bruyamment les héros célèbres de La Vie de Bohème ; Marcel et Rodolphe y promenaient toujours des Musettes et des Mimis, tandis que Colline signalait son activité dans le double champ de la politique et de la philosophie. Disons ici que ce dernier personnage, dont la physionomie originale a été présentée avec tant d’humour par Henry Mürger dans les Scènes de la vie de Bohème et dans une amusante nouvelle1Son Excellence Gustave Colline par Henry Mürger., n’était pas un être fictif. Il s’appelait de son vrai nom Jean Wallon, et a été quelquefois confondu avec cet autre Wallon (Henry), homme politique qui, sans enthousiasme fonda la troisième République française, en faisant voter une Constitution monarchiste, celle de 1875.
Il y avait alors dans ce quartier des Écoles nombre d’étudiante romantiques, rêvant de devenir des conventionnels. D’autres, plus sérieux dans leur révolutionnarisme, étudiaient les questions sociales. À ce moment-là, Gambetta, mis en lumière par sa fulminante attaque de l’Empire au procès du Réveil (manifestation sur la tombe de Baudin), avait, depuis un an, quitté les réunions du café Procope pour la Chambre des députés.
Bigote et futile, l’impératrice n’était pas populaire au Quartier. Un soir qu’elle était venue honorer de sa présence une représentation à l’Odéon, trois cents étudiants se levèrent d’un même mouvement à son apparition dans sa loge et entonnèrent en chœur ce couplet du Sire de Framboisy :
Corbleu madame
Que f…-vous ici ?
Corbleu madame,
Que f…-vous ici ?
Ce fut un scandale énorme. Irruption de la police dans la salle, bagarres, arrestations, radiations des cours. Quantité de fils de famille furent privés de l’honneur de défendre la veuve et l’orphelin ou de guérir leurs congénères.
Rumeurs d’orage, dont l’écho m’arrivait tant à la maison paternelle qu’à l’institution Boyer, pendant que j’abordais, non sans fierté, la traduction du De Viris illustribus Romæ.
La classe moyenne se montrait moins agressive ; cependant, ce serait une erreur de croire qu’elle ne fût point contaminée par le courant grandissant. De graves bourgeois s’enhardissaient à critiquer l’Empire depuis qu’il oscillait sous les attaques de l’opposition ; mais ils ne se déclaraient pas pour la République, dont le nom évoquait, pour leur esprit timoré, 1793, la Terreur et le communisme. Visions combien terrifiantes pour des ruminants, soucieux avant tout de digérer en paix ! Leurs préférences allaient à l’orléanisme, gouvernement « sage et modéré », de « juste milieu » entre les « excès de la démagogie » et les « brutalités du sabre », pour parler comme Prudhomme.
Ce type immortel de M. Prudhomme se trouve tiré à un nombre infini d’exemplaires, surtout chez les boutiquiers. Ceux-ci n’ont, en général, qu’un idéal : « l’ordre », entendu à la façon bourgeoise, qui permet de faire des affaires en rançonnant sans merci le consommateur.
Je me rappelle, entre autres échantillons du genre, un marchand de faïence, établi près de notre demeure. Il s’appelait Perrin ; son nom, du reste, importe peu à l’histoire. Solennel et sentencieux, il approuvait invariablement le gouvernement et trouvait des arguments pour innocenter l’assassin Pierre Bonaparte, tout en flétrissant les « excès de la démagogie ». Il fut résolument bonapartiste jusqu’au 4 septembre après quoi, il se rallia patriotiquement à la République, qui avait triomphé, disant de l’empereur déchu : « Il nous avait bien trompés ! »
Cette même phrase, je l’ai entendue sortir de la bouche de tous ceux qui, fervents napoléoniens durant les dix-huit ans de régime impérial, se trouvèrent soudainement métamorphosée en républicains après la chute du maître.
- 1Son Excellence Gustave Colline par Henry Mürger.