La Presse Anarchiste

Mémoires d’un libertaire — Chapitre III

III
L’assassinat de Victor Noir.

Il y a de cela près de trois quarts de siècle et ma mémoire se rap­pelle la com­mo­tion que sus­ci­ta dans Paris, écla­tant comme un coup de foudre, la nou­velle de l’as­sas­si­nat de Vic­tor noir par le prince Pierre Bonaparte.

Ce per­son­nage, cou­sin de l’empereur, vivait à Auteuil, à l’écart de l’é­lé­gante cour des Tui­le­ries qui, au fond, le mépri­sait pour son humeur farouche et bru­tale. Dépu­té de la Corse à l’Assemblée consti­tuante de 1848, il avait affec­té au début, à l’instar de tous les aven­tu­riers poli­tiques, des opi­nions ultra-démo­cra­tiques et même une oppo­si­tion à la poli­tique du prince-pré­sident. Ce qui ne l’avait pas empê­ché de se ral­lier au régime né du 2 décembre et d’émarger pour une somme res­pec­table à la liste civile que le peuple fran­çais avait l’honneur de ser­vir à la famille Bonaparte.

L’entretenu vou­lut gagner sa pro­vende en mena­çant, dans un écrit furi­bond publié par L’Avenir de la Corse, les adver­saires du régime napo­léo­nien. Il ne s’a­gis­sait de rien de moins que de leur mettre « le sten­tine per le por­rette » (« les tripes aux champs »).

Cette lit­té­ra­ture de maquis visait spé­cia­le­ment les répu­bli­cains clair­se­més en Corse et aus­si les rédac­teurs de la Mar­seillaise, quo­ti­dien que Roche­fort, élu dépu­té de Paris, venait de fon­der en rem­pla­ce­ment de La Lan­terne, heb­do­ma­daire. Le prin­ci­pal rédac­teur de ce nou­veau jour­nal était, après Roche­fort, Paschal Grous­set, Corse de nais­sance et répu­bli­cain d’avant-garde ; Gus­tave Flou­rens, fils du célèbre phy­sio­lo­giste et lui-même jeune savant à l’âme héroïque de pala­din, y col­la­bo­rait, ain­si que Mil­lière, Val­lès, Arthur Arnould, Ulric de Fon­vielle, Vic­tor Noir. Presque tous ces noms se retrou­ve­ront dans l’épopée de la Commune.

En même temps que parais­sait son article com­mi­na­toire, Pierre Bona­parte adres­sait une lettre vio­lente à Roche­fort, le défiant de venir le trou­ver chez lui. En pré­vi­sion de cette visite espé­rée, le prince s’était armé.

Guet-apens fla­grant et qui lui eût été payé bien cher en cas de réussite !

Au reçu de cette lettre, Roche­fort déci­da de char­ger Mil­lière et Arthur Arnould d’aller trou­ver le pro­vo­ca­teur pour arrê­ter les condi­tions d’un com­bat. Mais il ne put com­mu­ni­quer tout de suite avec le second : le télé­graphe n’était pas encore inven­té ! Et, pen­dant ce temps, Paschal Grous­set, rele­vant la menace adres­sée à ses com­pa­triotes répu­bli­cains, avait envoyé au tranche-mon­tagne deux témoins : Vic­tor noir et Fonvielle.

Voi­ci publié par ce der­nier dans La Mar­seillaise, le récit du drame :

« Le 10 jan­vier 1870, à 1 heure, nous nous sommes ren­dus, Vic­tor Noir et moi, chez le prince Pierre Bona­parte, rue d’Auteuil, 59 ; nous étions envoyés par M. Paschal Grous­set pour deman­der au prince Pierre Bona­parte rai­son d’articles inju­rieux contre M. Paschal Grous­set, publiés dans L’Avenir de la Corse.

« Nous remîmes nos cartes à deux domes­tiques qui se trou­vaient sur la porte ; on nous fit entrer dans un petit par­loir au rez-de-chaus­sée, à droite. Puis, au bout de quelques minutes, on nous fit mon­ter au pre­mier étage, tra­ver­ser une salle d’armes et, enfin, péné­trer dans un salon.

« Une porte s’ou­vrit et M. Pierre Bona­parte entra.

« Nous nous avan­çâmes vers lui et les paroles sui­vantes furent échan­gées entre nous :

« – Mon­sieur, nous venons de la part de M. Paschal Grous­set vous remettre une lettre.

« – Vous ne venez donc pas de la part de M. Roche­fort, et vous n’êtes pas de ses manœuvres ?

« – Mon­sieur, nous venons pour une autre affaire, et je vous pris de prendre connais­sance de cette lettre.

« Je lui ten­dis la lettre ; il s’ap­pro­cha d’une fenêtre pour la lire. Il la lut, et après l’avoir frois­sé dans ses mains il revint vers nous.

« – J’ai pro­vo­qué M. Roche­fort, dit-il, parce qu’il est le porte-dra­peau de la cra­pule. Quant à M. Paschal Grous­set, je n’ai rien à lui répondre. Est-ce que vous êtes soli­daires de ces charognes ?

« – Mon­sieur, lui répon­dis-je, nous venons chez vous loya­le­ment et cour­toi­se­ment, rem­plir le man­dat que nous a confié notre ami.

« – Êtes-vous soi­daires de ces misérables ?

« Vic­tor Noir répondit :

« – Nous sommes soli­daires de nos amis.

« Alors s’avançant subi­te­ment d’un pas et sans pro­vo­ca­tion de notre part, le prince Bona­parte don­na, de la main gauche, un souf­flet à Vic­tor Noir, et en même temps il tira un revol­ver à dix coups qu’il tenait caché et tout armé dans sa poche, et fit feu à bout por­tant sur Noir.

« Noir bon­dit sous le coup, appuya ses deux mains sur sa poi­trine et s’en­fon­ça dans la porte par où nous étions entrés.

« Le lâche assas­sin se pré­ci­pi­ta alors sur moi et me tira un coup de feu à bout portant.

« Je sai­sis alors un pis­to­let que j’a­vais dans ma poche et, pen­dant que je cher­chais à le sor­tir de son étui, le misé­rable se rua sur moi ; mais lorsqu’il me vit armé, il se mit devant la porte et me visa.

« Ce fut alors que, com­pre­nant le guet-apens dans lequel nous étions tom­bés, et me ren­dant compte que si je tirais un coup de feu on ne man­que­rait pas de dire que nous avions été les agres­seurs, j’ouvris une porte qui se trou­vait der­rière moi et je me pré­ci­pi­tai en criant : « À l’assassin ! »

« Au moment où je sor­tais, un second coup de feu par­tit et tra­ver­sa de nou­veau mon paletot.

« Dans la rue, je trou­vai Noir, qui avait eu la force de des­cendre l’escalier et qui expirait…

« Voi­là les faits tels qu’ils se sont pas­sés, et j’attends de ce crime une jus­tice prompte et exemplaire. »

Noir n’avait pas encore vingt-deux ans et il allait se marier dans huit jours.

La nou­velle de cet assas­si­nat com­mis déli­bé­ré­ment, sans la moindre excuse d’une pro­vo­ca­tion, écla­ta comme un coup de tonnerre.

La Mar­seillaise parut le len­de­main [[C’était ce même numé­ro, anti­da­té du 12 jan­vier 1870, qui conte­nait le compte-ren­du du crime écrit par Ulric de Fon­vielle.]] conte­nant, enca­dré de noir, cet émou­vant appel, signé de Rochefort :

« J’ai eu la fai­blesse de croire qu’un Bona­parte pou­vait être autre chose qu’un assassin.

« J’ai osé m’imaginer qu’un duel loyal était pos­sible dans cette famille où le meurtre et le guet-apens sont de tra­di­tion et d’usage.

« Notre col­la­bo­ra­teur Paschal Grous­set a par­ta­gé cette erreur et, aujourd’hui, nous pleu­rons notre pauvre et cher ami Vic­tor Noir, assas­si­né par le ban­dit Pierre-Napo­léon Bonaparte.

« Voi­là dix-huit ans que la France est entre les mains san­glantes de ces coupe-jar­rets qui, non contents de mitrailler les répu­bli­cains dans les rues les attirent dans des pièges immondes pour les égor­ger à domicile.

« Peuple fran­çais ! Est-ce que, déci­dé­ment, tu ne trouves pas qu’en voi­là assez ? »

C’était un cri venu de l’âme. Un cri de guerre au gou­ver­ne­ment impé­rial. Il eut un écho pro­fond dans la popu­la­tion pari­sienne. Les exem­plaires du jour­nal furent sai­sis par la police, mais on ne pou­vait les sai­sir tous.

Ceux qui avaient échap­pé à la raz­zia se ven­daient 20 francs. Des gens se regar­daient, s’interrogeaient : « L’avez-vous lu ? » Beau­coup pen­saient que cette jour­née pour­rait voir la chute du régime ins­tau­ré dans le sang du 2 décembre. Sous la pluie bat­tante, une foule qu’on a éva­luée à deux cent mille Pari­siens, s’était por­tée à Neuilly, où dans la petite mai­son de la famille Noir repo­sait le corps de l’as­sas­si­né. Cette mal­heu­reuse vic­time, tota­le­ment incon­nue la veille et fau­chée dans la fleur de la jeu­nesse, ins­pi­rait, certes, une grande pitié mêlée d’indignation et de fureur contre le meur­trier, mais sa per­sonne même dis­pa­rais­sait dans le fré­mis­se­ment uni­ver­sel. Elle était deve­nue le dra­peau de cette foule gron­dante, prête à la révolte.

Ce qui se pas­sa à Neuilly, l’his­toire l’a dit : les répu­bli­cains révo­lu­tion­naires, et par­mi eux, au pre­mier rang, Gus­tave Flou­rens, récla­mant le trans­port du corps à Paris pour sou­le­ver le peuple des fau­bourgs contre l’Empire abhor­ré ; les sup­pli­ca­tions de Louis Noir, épou­van­té du rôle jus­ti­cier qu’eût joué le cadavre de son frère, se levant comme le spectre de Ban­co pour pro­non­cer la condam­na­tion du régime infâme. Vingt-trois siècles aupa­ra­vant, la mort d’une femme outra­gée avait sou­le­vé Rome contre la tyran­nie monar­chique. Le cadavre de Vic­tor Noir allait-il, comme celui de Lucrèce faire sur­gir, ven­ge­resse, la République ?

Les fidèles de Blan­qui étaient là, prêts à l’action. Même le gou­ver­ne­ment avait pris ses mesures et n’eût sans doute, pas plus qu’au 2 décembre, hési­té devant un mas­sacre. Une for­mi­dable cava­le­rie occu­pait les Champs-Ély­sées, prête à se ruer. Roche­fort, auquel on a repro­ché un manque de déci­sion en l’occurrence, eut la vision d’un car­nage pro­bable et décon­seilla la marche sur Paris. À deux reprises, il se trou­va mal : très brave dans un duel, il n’était pas, avec sa ner­vo­si­té presque mala­dive, l’homme d’un mou­ve­ment des masses.

Roche­fort, à qui les plus ardents deman­daient impé­rieu­se­ment de don­ner, comme repré­sen­tant du peuple, le signal de la lutte, ne s’était pas cru auto­ri­sé à le faire. « une foule bien déci­dée – a‑t-il dit peu après pour se jus­ti­fier – n’a pas besoin du signal d’un individu. »

En cette cir­cons­tance, Deles­cluze, pré­sent à la mani­fes­ta­tion, appuya net­te­ment Roche­fort. On ne pou­vait taxer de pusil­la­ni­mi­té l’austère répu­bli­cain qui, après toute une vie consa­crée au triomphe de son idéal, devait, seize mois plus tard, se faire tuer sur une barricade.

Seuls, ceux qui ont vécu dans la foule savent par expé­rience com­bien elle est ter­rible dans ses ruées et folle dans ses paniques. La masse des mani­fes­tants eut-elle, comme une ava­lanche, balayée sous son poids les forces de police et de cava­le­rie ? Se fut-elle, au contraire, dis­per­sée sous les charges, per­met­tant à l’Empire de se recons­ti­tuer par un triomphe du sabre ? Il est impos­sible de se pro­non­cer. Ce qu’il y a de cer­tain, c’est que la troupe était ter­ri­ble­ment mas­sée au rond-point des Champs-Ély­sées et que, à la hau­teur du palais de l’In­dus­trie, des régi­ments de chas­seurs à che­val se tenaient prêts à sabrer.

Il y eut quelques bagarres de courte durée. Roche­fort, après avoir inuti­le­ment par­le­men­té afin d’obtenir le libre pas­sage pour cette foule ren­trant dans Paris, cou­rut à la Chambre des dépu­tés dépo­ser une pro­tes­ta­tion émue.

Le crime de Pierre Bona­parte avait pro­duit dans la par­tie de la masse capable de pen­ser une com­mo­tion gal­va­nique. Celui per­pé­tré par Tropp­mann, l’assassinat ayant le vol pour mobile, d’une famille de sept per­sonnes, ser­vait depuis plu­sieurs mois de pâture à cette autre masse qui ne pense pas et qui borne son acti­vi­té intel­lec­tuelle à la lec­ture des faits divers ou des romans-feuilletons.

Le 20 sep­tembre 1869 avaient été décou­verts, dans un ter­rain vague de Pan­tin, les cadavres de la famille Kinck. Ils étaient là depuis la veille, enfouis très super­fi­ciel­le­ment, encore chaud. La piste de l’assassin fut bien­tôt trou­vée et la chasse à l’homme com­men­ça. Tropp­mann, tra­qué, fut arrê­té au Havre, trois jours après, par un gen­darme, comme, sous le nom de Fisch, il allait s’embarquer pour l’Amérique.

Pen­dant ce temps, des badauds de Paris chan­taient sur l’air de Fual­dès cette complainte :

Écou­tez, frui­tiers sensible,
Séna­teurs et mar­chands d’vins,
Le récit le plus horrible :
C’est l’as­sas­si­nat d’Pantin !

Pierre Bona­parte, jugé par la haute Cour, fut acquit­té. Tropp­mann, jugé par la cour d’assises fut condam­né à mort et exé­cu­té. Pour­quoi n’était-il pas prince et cou­sin du chef d’État ?

La naï­ve­té popu­laire est incom­men­su­rable : il se trouve une foule d’in­di­vi­dus pour révo­quer en doute l’exis­tence de Tropp­mann et voir dans cette affaire tra­gique, demeu­rée célèbre, une inven­tion du gou­ver­ne­ment des­ti­née à occu­per l’at­ten­tion publique. Un demi-siècle plus tard, il devait se trou­ver pareille­ment des gens pour révo­quer en doute l’exis­tence de Lan­dru, le tueur de femmes.

« Manœuvre poli­tique ! » disaient-ils.

Peu leur impor­tait que les restes des vic­times eussent été vues, qu’un grand nombre de per­sonnes eussent assis­té au pro­cès et à la déca­pi­ta­tion du meur­trier : la foi de ces aveugles demeu­rait entière. Ils ne se disaient pas que le com­parse eut dû y mettre une sin­gu­lière bonne volonté !

Tout ce qu’on peut consta­ter, c’est que les jour­naux offi­cieux, gavant leurs lec­teurs de récits rocam­bo­lesques de crimes, de scan­dales et de gra­ve­lures, s’efforçaient de les détour­ner des ques­tions sérieuses pour le plus grand pro­fit du gou­ver­ne­ment. L’exécution de Tropp­mann, qui eut lieu le 19 jan­vier – sept jours après l’enterrement de Vic­tor Noir et au moment où le gou­ver­ne­ment deman­dait des pour­suites contre Roche­fort – fut cer­tai­ne­ment un évé­ne­ment de haute impor­tance pour le public du Petit Jour­nal, mais ne put faire diver­sion au mou­ve­ment des idées.


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