La Presse Anarchiste

Mémoires d’un libertaire — Chapitre VIII

VIII
Le 31 octobre. — Grisailles.
À l’enthousiasme con­fi­ant du 4 sep­tem­bre avait, au bout d’un mois et demi, suc­cédé dans la pop­u­la­tion parisi­enne une impres­sion d’agacement qui allait s’irritant insen­si­ble­ment. On s’était atten­du à ce que le gou­verne­ment, s’inspirant de l’exemple de la Con­ven­tion et du Comité de Salut pub­lic, adop­tât les mesures les plus révo­lu­tion­naires et jetât sur les Alle­mands des mass­es élec­trisées. Les troupes assiégeantes étaient trois fois moins nom­breuses que celles assiégées (non com­pris la garde nationale séden­taire), il leur eût été bien dif­fi­cile, en dépit de leur organ­i­sa­tion et de leur valeur mil­i­taire, de résis­ter à plusieurs sor­ties simul­tanées. Sur un point, tout au moins, le faible rideau d’investissement eût pu être crevé et Paris déblo­qué, rav­i­tail­lé, relié à la province.Mais les gou­ver­nants de l’Hôtel de ville – des avo­cats et un général de sac­ristie – avaient hor­reur de tout ce qui était effer­ves­cence et pas­sion pop­u­laire, bien plus que haine de l’envahisseur. La « Sociale » appa­rais­sait à ces bour­geois, d’étiquette mais non d’âme démoc­ra­tique, plus effrayante et haïss­able que la vic­toire de l’Allemagne monar­chique. Et sans être ven­dus au sens vénal du mot, ils n’eurent bien­tôt qu’une idée der­rière la tête : traiter avec l’ennemi après un sim­u­lacre de défense des­tiné à sat­is­faire l’opinion publique.

Et pour­tant, au lende­main d’une entre­vue de Jules Favre, investi du porte­feuille des affaires étrangères, avec Bis­mar­ck, l’inexorable chance­li­er de fer, le gou­verne­ment du 4 sep­tem­bre avait, dans une fière procla­ma­tion, for­mulé cet engage­ment solen­nel : « Pas un pouce de notre ter­ri­toire ! Pas une pierre de nos forteresse ! »

Des corps de par­ti­sans s’étaient for­més. L’un d’eux, les Francs-tireurs de la Presse, dans une recon­nais­sance hardie, le 28 octo­bre, enl­e­va le vil­lage du Bour­get aux Alle­mands qui l’occupaient. Deux jours plus tard, l’autorité mil­i­taire ayant nég­ligé de for­ti­fi­er la posi­tion, elle fut reprise par l’ennemi qui fit qua­tre ou cinq cent pris­on­niers après un com­bat sanglant. On déclara alors que celle-ci n’avait aucune importance.

Sur ces entre­faites, le gou­verne­ment apprit la capit­u­la­tion de Metz, livré par Bazaine avec 173.000 hommes. Il gar­da pour lui la ter­ri­ble nou­velle, mais Rochefort la con­fia secrète­ment à Flourens et celui-ci, esti­mant qu’elle ne devait point demeur­er cachée, s’empressa de la com­mu­ni­quer à Félix Pyat. Le lende­main, Le Com­bat pub­lia ces lignes que je cite de mémoire1La col­lec­tion du jour­nal Le Com­bat, pub­lié pen­dant le siège de Paris, ne se trou­ve pas à la Bib­lio­thèque nationale. – Note du site « La Presse Anar­chiste » : cette col­lec­tion sem­ble main­tenant acces­si­ble… Avis aux curieux. :

« Fait sûr et cer­tain que le gou­verne­ment détient comme un secret d’État : le maréchal Bazaine a envoyé un aide de camp au quarti­er général prussien pour traiter de la red­di­tion de Metz. »

Le gou­verne­ment affolé nia, lais­sant croire à une manœu­vre alle­mande. D’aveugles « patri­otes » cou­rurent bris­er les press­es du jour­nal révo­lu­tion­naire et chercher son directeur dans des inten­tions peu bénignes, mais Félix Pyat se gar­dait prudem­ment ; ils ne le trou­vèrent point.

Deux jours plus tard, les gens de l’Hôtel de Ville étaient con­traints de proclamer la vérité qu’ils avaient ten­té de cacher !

Cet aveu for­mi­da­ble, suc­cé­dant brusque­ment à une déné­ga­tion formelle, la perte du Bour­get et aus­si la nou­velle de l’arrivée de Thiers pour mendi­er à Bis­mar­ck un armistice provo­quèrent l’explosion du 31 octobre.

Pour les détails de cette journée his­torique, dans laque­lle mon jeune âge m’empêcha de jouer le moin­dre rôle, je ren­voie le lecteur aux divers­es his­toires de la guerre de 1870–1871 et prin­ci­pale­ment à l’His­toire de la Com­mune, de Lis­sagaray. Je relat­erai seule­ment l’impression pro­duite dans notre quarti­er, qui n’en ressen­tit que les con­tre­coups moraux, se trou­vant séparé par les deux bras de la Seine de l’Hôtel de Ville où se déroula toute l’action.

D’abord le bruit cir­cu­lant, vague au pre­mier moment, ensuite plus affir­matif : le gou­verne­ment trahis­sait. En temps de guerre ou de crise vio­lente, l’accusation de trahi­son est celle qui se propage le plus facile­ment dans les foules. Le gou­verne­ment dit de « la Défense Nationale » s’était-il lié par un pacte igno­minieux à l’ennemi tout en feignant de le com­bat­tre ? On ne peut le dire, mais il n’en est pas moins cer­tain que ses défail­lances et son refus de céder la place à des élé­ments plus énergiques équiv­alaient à une véri­ta­ble trahison.

Puis cette autre nou­velle : la Com­mune est proclamée ! On ne dis­ait pas encore les noms de ceux qui rem­plaçaient les tièdes intro­n­isés du 4 sep­tem­bre, mais ces noms on croy­ait les devin­er : Blan­qui, Delescluze, Pyat, des directeurs des trois jour­naux qui n’avaient cessé d’ouvrir l’œil sur les hommes de l’Hôtel de Ville. D’aucuns ajoutaient Dori­an – resté sym­pa­thique au milieu de ses col­lègues en défaveur – Vic­tor Hugo, Flourens.

Ce dernier, âme de pal­adin et cerveau de savant, avait joué un rôle d’entraîneur dans l’envahissement de la mai­son com­mune. Son nom épou­van­tait les petits bour­geois de l’espèce du bou­tiquier Per­rin. Par con­tre, ils eussent accep­té Vic­tor Hugo, mais le grand poète demeu­ra en dehors des événe­ments du 31 octo­bre. Félix Pyat, venu en obser­va­teur, n’y joua pas grand rôle. Bril­lant cise­leur de phras­es, révo­lu­tion­naire roman­tique, intè­gre sans être un apôtre, il n’était point attiré par la gris­erie de la bataille. Cela n’empêcha pas son arresta­tion peu après, en même temps que celle de Mil­lière, Tibal­di, Razoua, Ver­morel, Lefrançais et quelques autres.

Blan­qui et Delescluze, tous deux jacobins et qui ne sym­pa­thi­saient guère, se trou­vèrent, ce jour-là, au poste de com­bat, à l’Hôtel de Ville. Le pre­mier sig­nant des décrets au milieu de la con­fu­sion qui rég­nait chez les vain­queurs ; le sec­ond s’efforçant de sauver quelques épaves du grand mou­ve­ment naufragé lorsque Jules Fer­ry, s’étant échap­pé d’entre ses col­lègues pris­on­niers, fut revenu avec un batail­lon de garde nationale – le réac­tion­naire 106e – « rétablir l’ordre ».

Car telle fut la nou­velle qui nous parvint à la fin de la journée : l’ordre était rétabli. Du coup tous les hon­nêtes bou­tiquiers respirèrent et M. Per­rin, qui se fût résigné avec douleur à la néces­sité d’acclamer Flourens et Blan­qui, put se dégon­fler tout son saoul en flétris­sant les révolutionnaires.

Mon père qui, peu amoureux des galons, n’avait voulu être que sim­ple garde, attendait avide­ment que se con­fir­mât la nou­velle de la vic­toire de la Com­mune. Trompé par les pre­miers bruits, il avait cru cette vic­toire défini­tive et s’en réjouis­sait, Delescluze et Blan­qui lui sem­blant, bien plus que le pieux Trochu, les hommes de la sit­u­a­tion. Quelques gardes de sa com­pag­nie partageaient son état d’âme, mais le cap­i­taine, un nom­mé Passe­bon, ancien « marc­hand d’hommes » (nom sous lequel, au temps du ser­vice mil­i­taire non oblig­a­toire, on désig­nait les recru­teurs de rem­plaçants) était naturelle­ment pour le pou­voir « régulier ».

Quand se répan­dit la nou­velle que le mou­ve­ment avait avorté, bien des phy­s­ionomies changèrent, les unes s’éclaircissant, les autres se rem­brunis­sant. Quelle étude pour un pein­tre dou­blé d’un psychologue !

Le gou­verne­ment, sauvé plutôt que franche­ment vain­queur2Fer­ry ren­trant à l’Hôtel de Ville avec un batail­lon réac­tion­naire, mais ses col­lègues demeu­rant à ce moment pris­on­niers des révo­lu­tion­naires, cette chaude journée avait fini par une trans­ac­tion., s’était engagé à n’exercer aucunes repré­sailles et à don­ner la parole au peu­ple. Il se tira d’affaire avec l’escobarderie d’un plébiscite : la pop­u­la­tion entendait-elle le con­firmer en bloc dans les fonc­tions qu’il s’était octroyées lui-même ?

Appréhen­dant un saut dans l’inconnu, trois cent vingt et un mille Parisiens, con­tre cinquante-trois mille, votèrent le main­tien au pou­voir de l’incapable coterie du 4 sep­tem­bre. Rochefort, dont la sit­u­a­tion à l’Hôtel de Ville était inten­able, don­na sa démission.

Dans l’armée, il y eut deux cent trente-six mille oui con­tre neuf mille non.

Le gou­verne­ment, ayant reçu ce blanc-seing, ne se gêna pas. Il fit arrêter Félix Pyat, Mil­lière, Lefrançais, Tibal­di, Vésinier, Ver­morel, Mot­tu, Razoua, Ran­vi­er, Jaclard et autres répub­li­cains social­istes. Pas un bona­partiste n’avait été même inquiété depuis le 4 sep­tem­bre. Rouher, l’ancien min­istre auto­cra­tique de l’Empire, avait pu quit­ter en paix Paris pour aller con­spir­er à Lon­dres con­tre la République française !

Le mois de sep­tem­bre avait été tout d’enthousiasme frémis­sant ; octo­bre avait vu les pre­mières désil­lu­sions et l’énervement grandir jusqu’à crev­er en orage ; l’hiver com­mençait pré­maturé­ment. Le gaz allait man­quer ; la nuit emplis­sait les rues comme les âmes ; le com­bustible se fai­sait rare. Et pour­tant aucun décourage­ment dans la masse pro­fonde. La même réso­lu­tion stoïque de vain­cre ou mourir rég­nait chez tous : hommes, femmes, enfants.

Et, chose remar­quable, dans Paris, qui n’avait pas de police ni presque de lumière, pas de crimes, pas d’attentats à la vie ou à la bourse des habitants.

Quelques nou­velles de la province arrivaient par pigeons voyageurs. Les mes­sages, pho­tographiés en car­ac­tères micro­scopiques sur une mince pel­licule, étaient insérés dans un léger tube attaché sous l’aile du volatile. On apprit ain­si qu’une armée française s’était for­mée sur la Loire et, com­mandée par d’Aurelles de Pal­adines, avait, après une vic­toire à Coul­miers, réoc­cupé Orléans (9 novem­bre). Ce fut une éclair­cie : on put espér­er qu’une marche de cette armée sur Paris, com­binée avec la sor­tie en masse que tous récla­maient, viendrait, prenant les assiégeants entre deux feux, déblo­quer la cap­i­tale. La vic­toire finale était plus que possible.

Mais, pour cela, il eût fal­lu d’autres hommes que les fan­toches de l’Hôtel de Ville. On cher­chait Hoche ou Kléber : on n’avait que Trochu.

Cepen­dant, d’incurables con­fi­ants lui fai­saient encore crédit. Je les vois encore répé­tant d’un air enten­du : « Patience ! Il ne faut rien brusquer. Trochu a son plan. » Plan qui devait aboutir à la capit­u­la­tion du 28 janvier.

À la fin, devant l’inébranlable réso­lu­tion des Parisiens de tenir jusqu’au bout, le gou­verne­ment pro­vi­soire dut, après avoir per­du un temps pré­cieux, se résoudre à un sim­u­lacre de sor­tie. Le général Ducrot fut chargé de la diriger. Le 28 novem­bre, il pas­sa la Marne devant Vil­liers après avoir annon­cé dans une grandil­o­quente procla­ma­tion qu’il ne ren­tr­erait dans Paris que « mort ou vic­to­rieux ». Le pre­mier élan de ses troupes les avait menées jusqu’à Champigny. L’incapable stratège n’en prof­i­ta point et, après trois jours de com­bats inco­hérents, il repas­sa la Marne vain­cu et bien vivant.

Ce fut dans un de ces com­bats, livré à Vil­liers, que tom­ba, mortelle­ment blessé, le com­man­dant de francs-tireurs Franchet­ti, riche ital­ien, jeune encore, qui s’était don­né corps et âme à la défense de Paris.

Décem­bre s’annonça, lugubre, sans que flé­chit la réso­lu­tion des habi­tants. Pour­tant la faim les mor­dait aux entrailles, en dépit de la créa­tion de fourneaux économiques. Depuis longtemps, on s’ingéniait à résoudre le prob­lème de manger avec rien ; on élab­o­rait les com­bi­naisons culi­naires les plus invraisem­blables quelque­fois en les déco­rant de noms pom­peux. Le riz à la moutarde, bap­tisé « riz à la provençale » et le choco­lat à la fécule de pomme de terre, rem­plaçant la crème, qui sem­blait le sou­venir d’un autre âge, étaient des déli­cat­esses très appré­ciées. Le choco­lat ne coû­tait pas plus de 9 sous la tablette, bon marché extra­or­di­naire au milieu du renchérisse­ment général ; le riz n’était pas introu­vable. Mais les légumes, mais la viande, mais le pain !

Sur la place de la Trinité, un étab­lisse­ment por­tait l’enseigne « Boucherie cynique ». Le chien s’y vendait 1 fr. 50 la livre ; le chat, plus appré­cié, 14 francs pièce ; un demi-chat sans la tête, 6 francs ; un rat, 1 franc. Ce dernier arti­cle trou­vait moins d’acheteurs.

Des boucheries sim­i­laires s’intitulaient « canines » et « félines ». Une autre, qui n’était qu’hippophagique, annonçait la vente de « saucis­son chevaleresque ».

La chas­se aux ani­maux domes­tiques était ouverte. Notre concierge avait la répu­ta­tion de s’y adon­ner. Avant la fin du siège, il démé­nagea sub­rep­tice­ment et, ce jour-là, dis­paru notre chien. Pau­vre Misti, qui dut finir dans une casse­role ! C’était un bel épag­neul, plein de grâce et d’intelligence, qu’une mère de province avait don­né à son fils, étu­di­ant à Paris. Mais le jeune homme jetait sa gourme à Bul­li­er et dans les joyeux céna­cles, oubliant chez lui, où il ne ren­trait pas tous les jours, le pau­vre ani­mal triste et affamé. À la fin, Misti, qui bien que quadrupède n’était pas une bête, prit un par­ti héroïque : il déser­ta. Un beau jour, nous vîmes entr­er chez nous, par une porte restée acci­den­telle­ment entr’ouverte, ce déshérité qui, dans son regard humain, nous demandait l’abri et la sub­sis­tance. Nous com­prîmes ce lan­gage muet, plus élo­quent qu’un dis­cours académique et, de ce moment, le nou­veau venu fut notre hôte.

Nous igno­ri­ons tout de lui : son nom, sa nais­sance et ses antécé­dents. Un jour qu’il accom­pa­g­nait ma mère dans la rue, son maître pas­sant par hasard l’aperçut, l’appela et se fit con­naître. Expli­ca­tions cour­tois­es : Misti, ren­du à son pos­sesseur légitime, à l’égard duquel il ne sem­blait pas nour­rir de ran­cune, le suiv­it sans dif­fi­cultés. Mais décidé­ment la vie de bâton de chaise de l’étudiant, qui le soumet­tait à des jeûnes pro­longés, n’était-elle pas de son goût, car, au bout de quelques jours, il nous revint et cette fois définitivement.

J’en fus enchan­té : Misti nous affec­tion­nait sincère­ment. Aux heurs où se ter­mi­nait la classe à l’institution Boy­er, sa robe blanche, tachée, appa­rais­sait soudaine­ment, à la grande joie de mes cama­rades. « Ecce can­is ! s’exclamait un latin­iste. On vient te chercher ». Car je n’étais tou­jours pas autorisé à chem­iner seul dans la rue. La rue, gouf­fre où se per­dent les inno­cents et où se font écras­er les piétons !

Un seul défaut – était-ce bien un défaut ? – gâtait les belles qual­ités de Misti. Il était coureur, préférant l’appel de la rue avec ses périls à la réclu­sion pro­longée dans un apparte­ment. Cela lui occa­sion­na des désagré­ments et, plus d’une fois, nous dûmes aller le réclamer à la four­rière, où nous arrivâmes à temps pour lui éviter l’extinction finale.

Et, après tant de péripéties émou­vants, finir prosaïque­ment dans la panse d’un concierge dépourvu d’entrailles mais non d’estomac !

Avait-il eu le pressen­ti­ment de son sort ? Depuis plusieurs jours, il ne sor­tait plus guère et, comme attristé des mal­heurs de la France, il se blot­tis­sait sous le grand lit de mes par­ents, tac­i­turne, lui jadis si folâtre.

Je demande par­don au lecteur de l’avoir entretenu d’un per­son­nage à qua­tre pattes aus­si longue­ment que d’un bipède de mar­que. Misti n’était ni un député ni un min­istre, mais il valait beau­coup mieux.

D’autres ani­maux égale­ment supérieurs à la race humaine – tout au moins au point de vue moral – la plu­part des chevaux de fiacre, les sagaces éléphants du Jardin des Plantes, leurs voisins les ours bruns, noirs ou blancs et les autres gueules inutiles, insultées du nom de bêtes féro­ces, bien qu’elles n’aient jamais inven­té la moin­dre machine à tuer avaient été abattues. Mais il ne suff­i­saient pas de ces quelques mil­liers de kilo­grammes de viande pour calmer les tiraille­ments de deux mil­lions d’estomacs !

La dérisoire ration de 100 grammes de cheval par per­son­ne (peau, nerfs et os com­pris) devait s’acheter deux heures de queue sous la neige et, lorsque com­mença le bom­barde­ment de Paris, sous les bombes. Mes par­ents et moi célébrâmes le réveil­lon en mor­dant un pied de cheval resté inen­tam­able après deux heures de cuis­son. Cuis­son pour laque­lle il nous avait fal­lu sac­ri­fi­er une par­tie de notre mobili­er. Car le com­bustible était à peu près introu­vable. De temps à autre mon père dis­ait à ma mère : « Tu devrais aller rue Dauben­ton ». C’était là que vivait ma grand’mère, dans une pen­sion bour­geoise de cette vieille voie mélan­col­ique et déserte, dont les maisons bass­es, il y a déjà plus de cinquante ans, évo­quaient un siè­cle mort. Par la porte de la pen­sion, ouverte tous les jours, on aperce­vait un grand jardin s’étendant entre les pavillons.

Mon aïeule, main­tenant sep­tu­agé­naire, y vivait tran­quille­ment ses derniers jours, au milieu de vieilles dames comme elle, pour la plu­part veuves de fonc­tion­naires ou d’officiers retraités. Mme Comoléra, restée veuve elle-même avec une fille de mon âge, dirigeait l’établissement.

Dans cet îlot du vieux Paris con­finé entre la rue Mon­ge, nou­velle­ment per­cée, large, emplie d’un éveil de la vie mod­erne et la grille du Jardin des Plantes, ma mère se rendait deux ou trois fois par semaine. Elle y alla tous les jours pen­dant le dernier mois du siège, lorsque sévit le bom­barde­ment, com­mencé par les Prussiens peu après le jour de l’an.

Les vieilles pen­sion­naires de la rue Dauben­ton ne souf­frirent pas exces­sive­ment du siège. Séden­taires et engour­dies par l’âge, elles n’avaient pas les exi­gences stom­acales des adultes adon­nés à une vie active. Sans doute aus­si, Mme Comoléra avait-elle fait à l’avance d’importantes pro­vi­sions. À l’exception du lait, des légumes frais, des œufs, du pois­son, de la viande et du pain blanc, elles eurent à peu près tout ce qu’il leur fal­lait. Nous étions plus mal partagés qu’elles.

À peine ma mère avait-elle pris le chemin de la rue Dauben­ton, mon père, s’armant d’une hache, com­mençait à mas­sacr­er chais­es, fau­teuils et tables. Nous avions un fort beau mobili­er où des scin­til­lantes incrus­ta­tions mon­traient des oiseaux mul­ti­col­ores et d’éblouissants papil­lons tout pour­pre et azur volant au-dessus de fleurs invraisem­blables. C’était pour ma jeune imag­i­na­tion comme une vision de pays trop­i­caux où le soleil se reflète dans la nature ani­mée. J’appréhendais de voir toute cette splen­deur nacre, laque et palis­san­dre, s’émietter sous les coups de la hache destructrice.

Mais non. La rage pater­nelle sut se con­tenir dans de justes lim­ites. Et, lorsque ma mère ren­trait, après sa pre­mière stu­peur de voir tables et sièges trans­for­més en amas de com­bustible, elle se résig­nait en soupirant :

– Tu as bien fait. Il ne faut pas que Charles ait froid.

Elle s’oubliait elle-même, me cou­vant de sa sol­lic­i­tude. Com­bi­en de fois ne répé­tait-elle point :

– Il est si faible, si délicat !

Ce qui n’était pas sans me vexer.

Le pain du siège de Paris est demeuré légendaire : il com­pre­nait toutes sortes de matières, excep­té de la farine. Les gran­ules pier­reux et la paille hachée entraient par con­tre, avec le son, pour une part impor­tante dans sa com­po­si­tion. D’un ton brun tirant sur le noir, et d’une sen­teur désagréable, il évo­quait, par antithèse, le sou­venir douloureux des pains vien­nois, des crois­sants et des brioches de jadis. Longtemps après les événe­ments de l’Année Ter­ri­ble on vendait encore, sous un cou­ver­cle de verre, des échan­til­lons de ce pain.

Près d’un demi-siè­cle plus tard – revanche de l’inexorable Némé­sis – l’Allemagne devait, à son tour, con­naître le mau­vais pain de guerre.

Mais celui d’outre-Rhin, bien que rail­lé avec une finesse d’hippopotame sous le nom de pain « K. K. »3Krieg Kom­mis Brot (pain de muni­tion de guerre)., ne pou­vait soutenir la com­para­i­son dans l’horrible avec le pain du siège de Paris. La fécule de pomme de terre, dans le pain alle­mand, rem­plaçait avan­tageuse­ment le son, la paille et la pierre.

Un grand régal, mal­heureuse­ment trop rare, c’étaient les bettes blanch­es, sœurs, ou tout au moins cousines, des bet­ter­aves rouges – car le monde végé­tal lui-même présente des dif­férences de couleur dans les familles. Ces chénopodées avaient été jusqu’alors réservées à l’alimentation des bes­ti­aux, demeu­rant ignorées ou dédaignées des humains – tout au moins des citadins. Main­tenant, elles étaient juste­ment appré­ciées, et les intrépi­des qui se glis­saient entre les lignes français­es et alle­man­des pour aller maraud­er dans les champs aban­don­nés étaient salués comme des sauveurs lorsqu’ils rap­por­taient, les ven­dant à bon prix, quelques-unes de ces racines dev­enues une déli­catesse de gourmets.

Lorsque le 160e batail­lon était de garde aux rem­parts, nous allions, ma mère et moi, apporter à mon père une gamelle emplie de ces bettes cuites à l’eau, puis fric­as­sées à la graisse de cheval. Les autres femmes et enfants de gardes nationaux en fai­saient autant et des repas famil­i­aux s’établissaient en plein air, sous la bise glacée, auprès des canons en batterie.

Et, pour­tant, si les vivres fai­saient défaut, ils n’étaient point inex­is­tants. Déjà, vers le 6 novem­bre, alors que cir­cu­laient des bruits d’armistice, créés par la présence de Thiers, on avait vu des légumes, des choux surtout, reparaître à la devan­ture des marchands de qua­tre-saisons. Le beurre, mon­té à 20 francs la livre (il devait par la suite, attein­dre 50 francs), était redescen­du à des prix abordables.

Plus tard, lorsque la capit­u­la­tion de 28 jan­vi­er mit fin au siège, on devait voir, soudaine­ment sur­gis des sous-sols, des amon­celle­ments de pommes de terre s’étaler dans les locaux des marchands en gros.

Ces féro­ces spécu­la­teurs qui, avant le rav­i­taille­ment, se hâtaient de sor­tir leurs den­rées cachées, avaient préféré les laiss­er pour­rir dans l’humidité des caves plutôt que de les livr­er à des prix nor­maux. Ils avaient atten­du, tou­jours sans le trou­ver arrivé, le moment où les Parisiens, suc­com­bant à la fin, eussent payé ces tuber­cules au poids de l’or.

Je me rap­pelle ces pommes de terre gâtées, qui for­maient des mon­tagnes de pour­ri­t­ure dans la rue des Halles. C’était une infec­tion et, pour éviter l’empuantissement, on dut les vider par tombereaux dans la Seine.

Le gou­verne­ment, ne déploy­ant de sévérité que con­tre les répub­li­cains ; avait lais­sé les acca­pareurs se livr­er bien tran­quille­ment à leurs manœu­vres, véri­ta­ble com­plot con­tre la vie des assiégés. Il ne pour­suiv­it même pas ces mis­érables, que le peu­ple, qua­tre-vingts ans aupar­a­vant, eût accrochés sans céré­monie à la lanterne !