Selon que l’on observe sur le plan politique ou sur le plan économique, l’ordre social qui s’est épanoui au cours du XIXe siècle mérite d’être dit bourgeois ou capitaliste. Il est indéniable en effet que cet ordre à fonctionné en faveur d’une classe possédante et dirigeante, la bourgeoisie, et que, d’autre part, ses réussites, ses succès, ses conquêtes dans le domaine des choses matérielles sont à l’actif d’un type d’organisation actionné par le capital, c’est-à-dire par le profit amoncelé et réinvesti dans le système productif, libéralement. D’où le nom de libéralisme donné au système. Nulle pression extérieure ne s’exerce sur le capital, qui fait ce qu’il veut. Nulle direction n’est imposée au capital, qui va où il veut. Nulle entrave, aucun frein n’est apporté de dehors à ses entreprises, qui n’obéissent qu’à sa propre volonté, à son commandement. Les économistes, c’est-à-dire l’espèce de gens qui suivent à la loupe le cheminement du capitalisme, sont en droit d’attribuer à cette liberté, à ce laissez-faire, à ce laissez-passer, l’efficience du système qui est très réelle puisque la société lui devait, avant que s’ouvre l’ère catastrophique, l’abondance et un commencement de généralisation de ce que nous appelons le bien-être, et que les Américains nomment le « confort ».
Il est bien évident que le système libéral, ou capitaliste, est corrélatif au développement du machinisme. C’est à dater de l’époque où les routes du monde ont été ouvertes, où la mécanique a commencé à s’introduire dans les ateliers, c’est-à-dire aux XVe et XVIe siècles, que le libéralisme naissant a fait éclater le cadre encore robuste du système corporatif. L’Angleterre, parce que économiquement en avance d’un demi-siècle sur le continent et, politiquement de deux bons siècles, en raison aussi de sa maîtrise des mers, a vu se produire le phénomène précapitaliste, en premier. La Renaissance qui, venue de Grèce, à la prise de Constantinople par les Turcs (1453), s’implanta en Italie pour gagner la France cinquante ans plus tard, avait conservé en ses pays son allure aristocratique ou plutôt artistocratique. Passée en Angleterre, elle se transposa immédiatement du spirituel au temporel, s’adapta aux choses de la vie pratique, à la production, aux échanges, à la distribution, à la circulation des produits, bref à toutes les activités, industrieuses ou mercantiles. Le libéralisme se trouvait lancé, projeté en avant. Rien ne l’arrêterait. Quatre-vingt-neuf devait consacrer en France la mort légale des Corporations, mais depuis longtemps le système n’était plus qu’une façade. Les Droits de l’Homme n’ajoutèrent rien, ne retranchèrent rien au libéralisme, n’étant que métaphysique pure. Notre bourgeoisie s’était mise à l’école anglaise, par Voltaire, par les beaux esprits du règne de Louis XV, par Montesquieu surtout, homme grave et pondéré, grand admirateur de la constitution britannique, et enfin par les physiocrates. Elle n’en était pas moins restée sur son quant-à-soi et n’adhérait au libéralisme que par opportunité. Au fond du cœur elle était colbertiste, protectionniste et veillait à ce que l’État haussât ou abaissât opportunément les barrières douanières à l’abri desquelles elle pouvait, sans crainte de la concurrence extérieure, réaliser le profit maximum avec le minimum d’effort. Détestable mentalité et combien dangereuse !
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Le vice rédhibitoire du libéralisme était que, appelant en théorie chacun à « courir sa chance », à s’enrichir, en pratique il impliquait une masse de pauvres, un réservoir d’hommes à la disposition des chefs d’entreprises. Chacun de ces hommes était libre juridiquement, en réalité tous étaient esclaves.
Ainsi le système libéral comportait nécessairement deux classes. Celle des maîtres était faite de la bourgeoisie d’ancien régime, de la roture anoblie, des « nouveaux messieurs » de la Révolution et de l’Empire et de la vieille noblesse ralliée. La classe des serviteurs était composée en faible partie des anciens compagnons des Corporations et pour la grande masse de paysans déracinés sortis d’une condition de quasi-servage et devenus des accessoires du machinisme. Il n’était pas question, pour ce « matériel humain », de courir sa chance individuellement. Les recrues ouvrières du capitalisme étaient attachées à l’usine par des liens plus solides que ceux qui unissaient le serf à la glèbe. Elles ne pouvaient s’en déprendre qu’au risque de mourir de faim. Et il était admis d’une façon générale que pour que l’ouvrier travaille il fallait qu’il sentît l’aiguillon de la faim…1La loi anglaise, qui régissait les rapports entre ouvriers et patrons, s’intitulait précisément : Loi Maître et Serviteur. Il fallut près d’un siècle de luttes opiniâtres pour que les ouvriers en obtinssent l’abrogation, en 1875.
Cependant, hors du système industriel, une classe paysanne férocement attachée à la propriété (depuis qu’elle l’avait arrachée à la noblesse), et, dans les villes, une classe dite moyenne prospérant dans les petits métiers et le négoce, occupaient dans l’ordre capitaliste des positions inexpugnables. Ces classes sont les piliers actuels du régime qui participe à la fois du libéralisme et de la planification.
À ne considérer que l’industrie, le libéralisme se traduisait en fin de compte par une sorte de féodalité. Mais tandis que la Féodalité terrienne ― qui fut digérée par la monarchie ― se revendiquait de la force brute, plus tard tempérée par la coutume, les usages, la Féodalité capitaliste en appelait au règne de la Loi. La loi sanctionnait un ordre de choses déclaré immuable, fondé, depuis 89, sur le droit social. Sainte mère Église se devait d’accorder à l’état de fait la sanction divine et lui apporter le concours de sa puissance « spirituelle », qui est considérable.
Socialement, la féodalité industrielle du XIXe siècle ne s’affirma pas moins dévorante que la féodalité terrienne avant les Croisades, avant les Communes. Et de même que les grands fauves du haut moyen âge avaient dû faire face à des révoltes de serfs qui « faisaient commune », de même les grands feudataires de l’industrialisme se virent aux prises, en dépit de la loi, avec des coalitions ouvrières. C’était toujours la même lutte des opprimés contre les oppresseurs, la même guerre des pauvres contre les riches. Mais elle n’obéissait plus uniquement à un réflexe d’instinct vital. Il s’y mêlait une idée encore vague, des sentiments, des aspirations encore assez confus, qui iraient se clarifiant. La lutte prendrait graduellement le caractère d’une lutte de classes comportant des formes d’organisation, une tactique. Des observateurs, des théoriciens, des doctrinaires se mirent à étudier le problème social. De la conjonction idéologique de ces éléments venus de la bourgeoisie. évoluée et des élites prolétariennes devaient naître ces courants socialistes ― dans le prolongement des courants humanistes, rationalistes et populaires du XVIIIe siècle et de la Révolution — dont la première moitié du XIXe siècle nous offre une si magnifique floraison.
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Nous voyons donc que le système capitaliste portait, incrusté à son flanc, le socialisme. Le sang et la chair du capitalisme qui venaient pour une part majeure de l’exploitation du travail humain, de l’anémie et du dépérissement de la classe ouvrière, le socialisme le pompait goutte par goutte, le rongeait morceau par morceau pour le restituer au prolétariat. Nous voulons dire que, par un effort constant, la classe ouvrière améliorait graduellement son standing vital en même temps qu’elle élevait sa condition morale. Le phénomène n’est pas discutable. En se prolongeant, en s’intensifiant, il réaliserait comme une symbiose de deux organismes laissant entrevoir, à un stade évolutif plus avancé, la résorption possible du capitalisme dans le travail collectif, la classe ouvrière ayant alors acquis sa pleine capacité économique et politique.
Il est très remarquable qu’aujourd’hui, le libéralisme étant moribond, dans l’ordre industriel, le socialisme est très malade. L’organisme support se dérobant, le socialisme est déraciné. Il meurt. Ce qui le remplace au sein des trusts, au sein des entreprises planifiées, étatisées, nationalisées, est du communisme. C’est tout autre chose que du socialisme. En un certain sens, c’est même exactement l’opposé.
On ne peut pas dire que le socialisme ait tué le libéralisme. Le processus mortel s’est amorcé dans le dernier quart du XIXe siècle par la constitution des trusts et il est entré dans une phase catastrophique dans les premières années du XXe siècle. L’acuité dramatique des temps présents ne permet pas d’envisager d’un œil serein les aboutissements possibles.
Rhillon
- 1La loi anglaise, qui régissait les rapports entre ouvriers et patrons, s’intitulait précisément : Loi Maître et Serviteur. Il fallut près d’un siècle de luttes opiniâtres pour que les ouvriers en obtinssent l’abrogation, en 1875.