La Presse Anarchiste

Julien Blanc

Julien blanc vient de pub­li­er le troisième tome de Seule, la vie 1Édi­tions du Pré aux Clercs. Trois vol­umes : Con­fu­sion des Peines, Joyeux, fais ton four­bis, Le Temps des Hommes…: Le Temps des Hommes. Les précé­dents ouvrages ont, depuis quelques années, rassem­blé un pub­lic pas­sion­né, autour de celui qui est sans doute le meilleur des écrivains vivants qui se récla­ment de l’a­n­ar­chie. On se sou­vient de Con­fu­sion des Peines, que l’on peut plac­er à côté des réc­its d’en­fance de Jules Renard, de Gor­ki ou de Val­lès. On n’a pas oublié l’a­troce Joyeux, fais ton four­bi Le vol­ume qui paraît actuelle­ment en annonce deux autres : la sec­onde par­tie du Temps des Hommes (FORN), et la fin de l’ou­vrage, Le Sui­cide.Cer­tains auteurs sont absents de leur œuvre, et c’est les trahir que de par­ler d’eux. Julien Blanc est si intime­ment mêlé à la sienne que ce serait le trahir que d’analyser ses livres sans par­ler de lui. Les meilleurs cri­tiques s’y sont trompés, parce qu’ils le con­nais­saient mal. C’est que Julien Blanc, qui ne cesse pour­tant pas de se racon­ter, est des plus malaisés à pénétr­er. Au vrai, il se con­naît peu lui-même, l’avoue et brouille volon­tiers les cartes. Ce qui suit ne peut donc être qu’une approximation.

Blanc relève du genre fréné­tique. Le physique le crie. De taille moyenne, il est mince, presque frêle, mais une accu­mu­la­tion nerveuse excep­tion­nelle fait de lui un être par instants red­outable. Des mus­cles sans graisse tirent sur des os sail­lants. Rien de félin, pour­tant. C’est au loup plutôt qu’il ressem­blerait, s’il y avait en lui des traces suff­isantes de cru­auté. Du loup, il a les mus­cles étirés et secs, la peau, plis­sée, trop grande, l’ab­sence con­géni­tale de réserves, et la face allongée. Le front se dégar­nit, et fronce sa peau, comme dans les masques de Valéry et de Ramuz, des rides expres­sives qui tombent soudain comme des per­si­ennes cata­lanes. Le vis­age est émacié, tri­an­gu­laire. Partout affleure l’oro­gra­phie des os, dans le sail­lant des arcades, des pom­mettes, du men­ton. Une fig­ure dont la jeunesse encore présente s’ac­corde avec quelque chose de décharné. Les yeux enfon­cés étin­cellent d’un bleu trop clair, de faïence ou de métal, avec des reflets dont le froid con­traste avec la peau chauf­fée par le soleil ou jau­nie par la fatigue, suiv­ant la sai­son et les hasards de la san­té, mais qui se nuance tou­jours du cit­ron au bronze clair. Ces yeux pâles brû­lent dans des orbites enténébrées. Le masque est mobile, docile aux vivac­ités de l’âme, docile au rire ful­gu­rant, Julien Blanc con­te une his­toire. C’est un acteur né. Les mains volti­gent. Le corps suit dans une démarche cassée, bondis­sante. Il veut faire rire les copains. Il en dis­tille une bien bonne, la vit, et le voilà qui tra­verse le bar de l’Auto en glapis­sant, à cheval sur un bal­ai imag­i­naire et se tor­dant nerveusement.

Julien Blanc a tâté du jour­nal­isme. Sans trop de goût. Il faut bien trou­ver son bœuf. Mais il y déploy­ait une manière per­son­nelle. Un sujet ? Le voilà qui flambe. Il inter­viewe Mag­da d’An­durain. Il s’en­t­hou­si­asme. Il la défend. Il fait feu des qua­tre fers. Le lende­main, il cor­rige les épreuves, l’oeil éteint et le coeur cafardeux. La paille est brûlée.

Blanc est un pas­sion­né de la bag­nole. (Je ne dis pas de l’au­to.) La vitesse, la puis­sance mécanique, la poésie de la virée l’enivrent. Pourquoi pas ? C’est peut-être par la voiture que l’ar­gent prend un sens pour lui. Il y engouf­fre tout ce qu’il gagne en répa­ra­tions, huile, essence, etc. J’ai vague­ment l’im­pres­sion qu’elle est pour lui la revanche : ce cheval mécanique qu’il n’a pas eu quand il en était encore temps. Mais je devine aus­si qu’elle est la matéri­al­i­sa­tion de ce sens de la fugue qui l’a tou­jours habité. Blanc n’a jamais « un peu d’ar­gent ». Il en a beau­coup (pour peu de temps) ou pas du tout, au point de man­quer du néces­saire. Je l’ai vu prêter de force quelques mil­liers de francs à un copain qui protes­tait parce qu’il n’en avait pas besoin. Mais qua­tre jours plus tard, Blanc était furi­bond parce qu’il n’avait plus de quoi dîn­er. La vie, le temps, le bon­heur, il doit les traiter comme l’argent.

Joyeux, fais ton four­bi a rem­porté le Prix Sainte-Beuve 1947. Fureur du lau­réat. Il aurait voulu le Prix des Cri­tiques. En fait, il méri­tait le Goncourt. Sa vie, c’est un dia­gramme de fièvre. Il a besoin de ces dents de scie. Donc, un fréné­tique. Un gars pas nor­mal. Tout au moins, pas moyen. Naturelle­ment il en reste quelque chose dans le jeu des idées : il lui arrive de s’embrouiller dans les idéolo­gies, de vir­er dans un tournoiement pal­pi­tant vers les fron­tières du com­mu­nisme, de rebondir dans le tol­stoïsme et la non-vio­lence, d’en­vis­ager avec sym­pa­thie le ter­ror­isme et de se retrou­ver au bord d’un chris­tian­isme idéal. Mais ces suc­ces­sions ne le gênent pas. Par con­tre ce qu’il sait, ce qu’il sait bien, c’est qu’il veut l’homme libre. Il déteste les bour­reaux, les pris­ons, les camps, même les formes benoîtes de l’op­pres­sion, et n’ad­met pas qu’on impose le bon­heur à coups de trique.

Cet insta­ble est pour­tant un vrai tra­vailleur. Il a écrit quelques romans dont il ne veut plus enten­dre par­ler, sous aucun pré­texte. Il a adap­té quelques-uns des meilleurs films ital­iens récents. Il s’acharne sur Seule, la vie… Il est assez comique quand il tra­vaille. Il peste, sacre, grogne s’il fait beau, grogne s’il pleut, lutte avec le papi­er et récrit dix fois la page. Quand Jean Paul­han lui annonce qu’il faut encore recom­mencer, eh bien, il recom­mence. Il n’a de suite dans les idées que pour son tra­vail. Pour son tra­vail et l’ami­tié. Il n’est pas un seul de ses amis qu’il n’ait insulté jusqu’à la bride, au hasard de l’humeur, mais il n’en a jamais oublié un. Tel paraît le gail­lard qui a écrit Con­fu­sion des Peines, Joyeux, fais ton four­bi et Le Temps des Hommes. Heureuse­ment pour nous, la ver­tu d’écrire lui est cap­i­tale. Il a besoin de la con­fes­sion publique, comme nous avons besoin de son témoignage. Et c’est très bien ainsi.

S’il raisonne mal, il con­te à la per­fec­tion. On con­naît le sujet de Seule, la vie… Le « je » de l’ou­vrage est un enfant per­du. Le père est mort avant sa nais­sance. La mère, une des plus belles fig­ures de mère que je con­naisse, se tuera à la tâche pour l’élever. Cet orphe­lin sen­ti­men­tal — oh, com­bi­en ! — est recueil­li par une mar­raine qui ne sait pra­ti­quer qu’une reli­gion close. Le gosse devient intraitable. Mai­son d’or­phe­lins. La machine infer­nale est en route. L’ab­sence de ten­dresse le jette dans la révolte des enfants, la révolte l’en­fonce dans des cer­cles infer­naux de plus en plus privés de ten­dresse. Vol. Mai­son de cor­rec­tion. Péni­tenci­er. Prison. Con­fu­sion des Peines se ter­mine sur les batail­lons d’Afrique. Mais, d’aven­ture sor­dide en aven­ture sor­dide, de mis­ère phys­i­ologique en mis­ère morale, l’ado­les­cent grandit quand même. C’est un ange qui le sauve : l’ange de la con­nais­sance. Ce non-récupérable lutte sans trêve. Il s’élève. Il tra­verse le Bat’ d’Af’, lucide, et hurlant sa souf­france. C’est un toubib qui le sauve, un major mil­i­taire. Il y a plusieurs bons toubibs dans l’œu­vre de Julien Blanc. Cela doit vouloir dire quelque chose. Et parce qu’il s’acharne à étudi­er, le « je » est libéré de l’en­fer batail­lon­naire, stupé­fait devant la lib­erté toute neuve. Il ren­tre en France. Nous avons quit­té Joyeux, fais ton four­bi pour entr­er dans le Temps des Hommes. Le démo­bil­isé retrou­ve dans sa mar­raine le même dosage de sol­lic­i­tude matérielle et d’in­com­préhen­sion bour­geoise. Je ne sais si je me trompe, mais je crois qu’ob­scuré­ment, il lui en veut surtout d’être sa mar­raine, d’être vivante alors que sa mère est morte. Comme les garçons détes­tent par­fois le sec­ond mari d’une mère veuve. La lutte entre deux fatal­ités, l’ange de la con­nais­sance et le démon de l’in­soumis­sion, con­tin­ue. Tenace, il veut pass­er son bac. Il fuit encore une fois la fausse mère. Il tra­vaille aux Halles, pré­pare son exa­m­en. Il est presque heureux. Mais il a la poisse. La poisse noire. Deux policiers le rouent de coups et lui rap­pel­lent qu’il est inter­dit de séjour. Il faut par­tir. Il se rend… en Espagne. Nous sommes en 1934. Il devient paresseux, se laisse non sans remords entretenir par la pen­sion que lui fait cette étrange mar­raine qu’un Bernanos eût sans doute pénétrée, alors que Blanc, aveuglé par de légitimes ressen­ti­ments, ne peut pein­dre que de l’ex­térieur. Il fréquente la F.A.I. Il ren­con­tre une fille, Paqui­ta. Et l’in­sur­rec­tion de Fran­co éclate. Décidé­ment, l’en­fer colle à la peau. Le Temps des Hommes, c’est la guerre civile, l’amour de Paqui­ta, l’amour de Francesca, leur bébé, la lutte entre les gou­verne­men­taux et les fran­quistes, d’Al­cazar en Guer­ni­ca, dou­blée par la lutte sourde entre les com­mu­nistes, les mil­i­taires et les anar­chistes. C’est le débat de con­science des hommes qui veu­lent la révo­lu­tion sans être sol­dats et qui sont encore mieux vain­cus par la fatal­ité de la guerre que par les troupes de Fran­co. Le « je » est d’ailleurs infir­mi­er. Pour­tant, il tuera. Il aura du sang sur les mains. Et il le regardera, assom­mé. C’est l’en­fer de l’homme, après l’en­fer de l’en­fant, et l’en­fer de l’ado­les­cent. Cet homme de Seule, la Vie… c’est Julien Blanc, lui-même.

Dans quelle mesure ?

Pour une grande part, je crois. Mais il serait le seul à pou­voir délim­iter le réel de l’imag­i­naire. En fait, il n’a dû que fort peu trans­pos­er car trop de détails cri­ent l’au­then­tic­ité. Et c’est pourquoi ce livre nous attache et nous émeut. Des éclairs de lucid­ité interne zèbrent l’œu­vre : « J’ai déjà craché un peu de ce qui a fait de moi cet être bour­ré de com­plex­es, tour à tour auda­cieux et crain­tif, vio­lent et pleur­nichard.» Des pas­sages d’une grande beauté mon­trent le « je » du livre ten­té par le Christ. Ah ! si la reli­gion était vraie ! Comme on retrou­ve là l’en­fant qui volait une hostie dans un geste d’amour sacré ! Julien Blanc est avant tout un ani­mal pathé­tique. Dans le poste de sec­ours où il place la fin de ce troisième tome, des rêves le vis­i­tent. Il les con­fie au toubib Pas­cal. Celui-ci répond : « J’é­tudierai cela quand Fran­co sera hors de com­bat, si toute­fois nous arrivons à l’y met­tre. Peut-être qu’une bonne psy­ch­analyse…» Sig­ni­fi­catif. Mais ce n’est pas Julien Blanc qui en a telle­ment besoin. L’un des grands intérêts de son œuvre est peut-être de nous fournir les élé­ments, aus­si peu sophis­tiqués que pos­si­ble, d’une psy­ch­analyse de la révolte indi­vidu­elle. Et cela évoque brusque­ment la Croisade sans croix de Kœstler. Quant à Blanc, il s’est délivré par l’art et l’ami­tié, les deux moyens de sub­li­ma­tion don­nés à l’homme.

Dans cette per­spec­tive, on me per­me­t­tra de dire que des trois vol­umes, je préfère le pre­mier. Con­fu­sion des Peines me sem­ble attein­dre de rares som­mets. Beau­coup de lecteurs ne partageront pas cette opin­ion, et c’est tant mieux. C’est avec joie que, dans Le Temps des Hommes, il m’a paru que la par­tie du Poste de Sec­ours retrou­vait l’in­ten­sité du pre­mier ouvrage. En tout cas, une con­clu­sion est assurée : Blanc est un authen­tique écrivain. Il eût été dom­mage que sa fig­ure tour­men­tée n’ait pas été évo­quée dans une revue qui s’est don­né pour des­sein la défense de l’Homme.

Armand Lanoux


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