La Presse Anarchiste

Pourquoi a‑t-on épuré les biologistes russes ?

Vers la fin du mois d’août, l’A­gence Française de Presse annonçait, d’après la radio de Moscou, que le Prae­sid­i­um de l’A­cadémie des sci­ences de l’U.R.S.S. avait con­staté que les recherch­es biologiques en Russie avaient été menées « dans un esprit trop bour­geois et non con­forme aux principes de Lénine et de Staline ».

Ayant ain­si pré­cisé qu’il n’est de sci­ence val­able que dans la dis­ci­pline et selon les méth­odes agréées au Krem­lin, le Prae­sid­i­um déci­da qu’à l’avenir la biolo­gie devrait s’in­spir­er « de la seule idéolo­gie réelle­ment pro­gres­siste bolchevik ».

Il est bien dif­fi­cile de savoir de quoi il retourne quand on vous affirme que des savants ont réduit à néant les théories d’autres savants.

Cepen­dant, cette affaire est d’une sin­gulière sig­ni­fi­ca­tion. Elle rap­pelle un peu trop les « dik­tats » d’une cer­taine sci­ence offi­cielle de la race, de la terre et du sang. Cette fois, c’est la sci­ence « améri­caine » qui est rejetée ou, plus pré­cisé­ment, la biolo­gie « bour­geoise ». À pre­mière vue, cela paraît extrav­a­gant. À mieux regarder, on décou­vre des raisons que la sci­ence ignore mais non la tactique.

Des hérétiques entêtés

En clair, ce qui est con­damné par cette mod­erne con­gré­ga­tion du Saint-Office, ce sont les théories muta­tion­nistes et, davan­tage encore, le malthusianisme.

Remar­quons tout de suite qu’une con­damna­tion aus­si absolue, et quels que soient les argu­ments avancés, est insouten­able au regard du sim­ple bon sens. Les « savants » hitlériens nous ayant naguère oblig­és à con­stater que sci­ence et con­science ne sont pas néces­saire­ment insé­para­bles, nous n’avons aucun motif de croire que la sci­ence de l’a­cadémi­cien Lyssenko, en l’e­spèce accusa­teur pub­lic, soit plus grande que celle de ses col­lègues et qu’elle soit de meilleur aloi. En revanche, nous avons des raisons de penser que si les savants excom­mu­niés — et à qui une cer­taine expéri­ence a bien dû per­me­t­tre de prévoir les con­séquences de leur entête­ment — nous devons penser que si ces savants ne se sont pas inclinés, c’est que la preuve irréfutable de la van­ité du muta­tion­nisme ne leur a pas été apportée.

Aus­si, quand les Let­tres français­es, plus pro­lix­es que le com­mu­niqué de Moscou, nous affir­ment que « Lyssenko a su faire ressor­tir le car­ac­tère réac­tion­naire des doc­trines de ses adver­saires », on demande à lire le rap­port de Lyssenko et surtout les répliques de ses con­tra­dicteurs, si tant est que ceux-ci aient pu répliquer.

Les chromosomes scolastiques

Ce n’est pas l’é­ton­nant arti­cle des Let­tres français­es qui, à cet égard, nous ren­seign­era. De ses trois colonnes, on chercherait vaine­ment à tir­er un indice qui per­mit de se faire une opin­ion. Si les affir­ma­tions les plus stupé­fi­antes y abon­dent, elles sont étayées seule­ment par des injures que l’on est sur­pris de ren­con­tr­er, pour un tel pro­pos, dans un jour­nal qui se pique d’être un ten­ant de l’in­tel­li­gence objec­tive et du matéri­al­isme dialectique.

On y lit que « l’A­cadémie a défini­tive­ment répudié les doc­trines… inspirées des théories anti­dar­wini­ennes et idéal­istes de Mendel et des généti­ciens con­tem­po­rains, Mor­gan, Weiss­man, etc. » Idéal­iste, la théorie des muta­tions ? Anti­dar­wini­enne ? Il ne faut pas moins que ces impu­ta­tions saugrenues pour jus­ti­fi­er la con­damna­tion d’op­posants qui « s’ob­sti­nent à croire que la trans­mis­sion et les mod­i­fi­ca­tions des car­ac­tères hérédi­taires s’ef­fectuent par l’ef­fet d’une sub­stance, ou sens sco­las­tique du mot, ou, si l’on veut, d’une « ver­tu » au sens où le médecin de Molière dis­ait que l’opi­um fait dormir parce qu’il pos­sède une ver­tu dormitive ».

Puisque nous aurons main­tenant une biolo­gie spé­ci­fique­ment bolchevique, comme l’Église est romaine, et, paraît-il, un « dar­win­isme sovié­tique » (sic), les chro­mo­somes peu­vent bien être sco­las­tiques, ce qui aidera M. Jean Cham­p­enois, l’au­teur de ces com­men­taires théologiques, à insin­uer que la théorie chro­mo­somique con­duit au racisme,

L’idéalisme des grenouilles

Des esprits tout sim­ples, qui n’avaient pas con­nais­sance des vues géniales autant qu’au­tori­taires de l’a­cadémi­cien agricul­teur Lyssenko (car il s’ag­it de l’A­cadémie des sci­ences agri­coles) pen­saient que le muta­tion­nisme pou­vait prêter à des doutes quant à cer­taines de ses inter­pré­ta­tions. Des savants ne man­quaient pas à for­muler des cri­tiques, spé­ciale­ment en ce qui touche la non-trans­mis­si­bil­ité des car­ac­tères acquis, point qui sem­ble par­ti­c­ulière­ment visé par les censeurs sovié­tiques. Ces esprits sim­ples con­stataient que, jusqu’à présent, la théorie de la non-trans­mis­si­bil­ité sor­tait des lab­o­ra­toires et que la théorie con­traire n’é­tait que dialectique.

Pour peu qu’ils fussent matéri­al­istes, comme l’é­taient naguère encore les marx­istes, ils se réjouis­saient qu’en appor­tant au dar­win­isme les cor­rec­tions que toute sci­ence appelle, muta­tion­nisme eût redonné au trans­formisme de Lamar­ck une nou­velle jeunesse et l’eût délivré d’un cer­tain nom­bre d’ob­jec­tions graves.

La biolo­gie bolchevique a mis ordre à cela. Elle a tout rejeté en bloc, y com­pris les grenouilles, les cra­pauds, les oursins et les mouch­es du vinai­gre, ani­maux per­ver­tis par l’idéal­isme mendélien et qui, dans les lab­o­ra­toires améri­cains, pros­tituent leurs chro­mo­somes sco­las­tiques aux sup­pôts du capitalisme.

À moins que les ukas­es de l’A­cadémie de Moscou n”aient rien à faire avec la biologie.

Une génétique inopportune

Il y a dans cette con­damna­tion spec­tac­u­laire, peu d’an­ti-améri­can­isme et beau­coup de rus­sophilie. De fait, c’est aux lab­o­ra­toires améri­cains que le muta­tion­nisme est redev­able de ses rapi­des pro­grès. C’est à un biol­o­giste améri­cain, H.-J. Muller, qu’est allé le prix Nobel 1946 dont Jean Ros­tand, grand admi­ra­teur de Dar­win, antiraciste affir­mé et, pour­tant, le plus act­if et le mieux infor­mé des prop­a­ga­teurs de la nou­velle géné­tique, a ren­du compte… dans les Let­tres français­es, pré­cisé­ment.

Il y a autre chose. La géné­tique mendéli­enne ne peut man­quer d’être, tôt ou tard, l’in­stru­ment régu­la­teur de la démo­gra­phie. Déjà des aver­tisse­ments se font jour : si les nations n’or­gan­isent pas la natal­ité, le monde est voué à la guerre de destruc­tion ou à la famine. À l’une et à l’autre sans doute. Voilà pourquoi les pays qui ont adop­té une poli­tique de repop­u­la­tion à out­rance se doivent de décon­sid­ér­er, au moins chez eux, une géné­tique cor­recte­ment sci­en­tifique, comme on y a réprou­vé l’amour libre et rétabli les formes du mariage stricte­ment conformistes.

Glouschtchenko, tou­jours d’après les Let­tres français­es, a déclaré devant l’A­cadémie des sci­ences agri­coles : « Actuelle­ment, nous assis­tons à ce fait que la géné­tique mendelis­to-mor­gani­enne à l’é­tranger est le ser­vante du monde cap­i­tal­iste et un moyen de jus­ti­fi­er les méth­odes d’ex­pan­sion. La lit­téra­ture généti­ci­enne étrangère est pleine d’ar­ti­cles recon­nais­sant ouverte­ment l’en­seigne­ment de Malthus… Procé­dant de là, les écrivail­lons étrangers récla­ment la réduc­tion de la natal­ité dans l’Inde, à Por­to-Rico et autres pays semi-colo­ni­aux et colo­ni­aux. Ils man­i­fes­tent un intérêt sus­pect à l’é­tat de la natal­ité chez nous et chez tous les peu­ples slaves…»

Voilà qui est clair. La Russie, qui tend à élim­in­er les Occi­den­taux de toutes les con­trées de l’Asie, a tout intérêt à ce qu’une pop­u­la­tion surabon­dante y offre à sa pro­pa­gande le champ facile du paupérisme. Et il est bien, pour la cul­ture du chau­vin­isme slave, qu’une ému­la­tion des progéni­teurs russ­es et tartares résulte de la crainte que leurs géni­toires parais­sent inspir­er à l’adversaire.

Science ou politique ?

Que tout cela soit de la poli­tique et de la com­péti­tion inter­na­tionale, on le veut bien. On veut bien aus­si qu’on y réponde ou qu’on attaque, de l’autre côté, par des moyens qui ne pèchent pas non plus par excès de noblesse ni de droi­ture. Mais qu’on ne nous dise pas que la pen­sée est libre en U.R.S.S., à moins qu’elle n’y jouisse, c’est le cas de le dire, d’une lib­erté sco­las­tique. Alors nous deman­derons où Karl Marx a écrit que l’é­man­ci­pa­tion des peu­ples devait se faire selon les règles de la théocratie et les méth­odes de la con­gré­ga­tion de l’Index.

Ch.-Aug. Bon­temps


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom