La Presse Anarchiste

Réflexions en zigzag

Défense de l’Homme.Un bien beau titre.

Une louable entreprise.

Et qui s’im­po­sait dans les cir­con­stances présentes.

L’homme est bien malade, en effet. Dans un état désespéré.

Depuis dix ans, nous avons assisté, à la faveur — si j’ose dire ! — des événe­ments, à la morte lente de l’individu.

Depuis dix ans, l’homme a per­du tous les jours un peu de lui-même, de sa con­science, de son courage, de son orgueil.

Parce que ses con­di­tions de vie matérielle sont dev­enues de plus en plus dif­fi­ciles, sa con­science est peu à peu descen­due dans son intestin.

Parce que la guerre et ses hor­reurs mul­ti­pliées ont, en fin de compte, brisé ses nerfs et sa sen­si­bil­ité, il a per­du la fac­ulté de s’indign­er, comme de s’en­t­hou­si­as­mer, et n’of­fre plus de réac­tions, sen­si­bles au dynamomètre, devant les pires atten­tats con­tre le droit et la jus­tice et con­tre lui-même.

Parce que la toute-puis­sance des États, dev­enue partout total­i­taire ! — mais oui ! ― a broyé, lam­iné l’in­di­vidu pour en faire un type stan­dard, il n’y a plus de per­son­nal­ité humaine, mais un chep­tel humain, un immense trou­peau de bêtes humaines désor­mais domestiquées.

Parce que, depuis 1939, la grande peur s’est éten­due sur le monde, il n’y a plus que lâcheté, men­songe et égoïsme.

― O ―

Ce n’est pas tout à fait la faute de l’homme. La grande respon­s­able, bien sûr, c’est la guerre.

Depuis qu’elle est descen­due sur nous, elle ne nous a plus quit­tés. Elle est là, tou­jours présente, dans tous nos actes.

Les oblig­a­tions de la Défense nationale, comme on dit, ont per­mis toutes les vio­la­tions de la pen­sée. On a mis la lib­erté en cave. Et comme la sit­u­a­tion se pro­longeait, on l’y a lais­sé s’anémi­er et on l’y a oubliée. Peut-être est-elle morte ?

Mais per­son­ne ne s’en soucie. Ce qui était pro­vi­soire est désor­mais per­ma­nent. Nos jeunes généra­tions qui ont à peine con­nu la lib­erté ne souf­frent pas d’en être privées. Pour­tant, on s’est bat­tu pour elle. Autre­fois, on a fait pour elle des révolutions.

Mais parce qu’elle n’é­tait plus là, on a vu fleurir toutes les mau­vais­es fées qu’elle tenait en respect.

― O ―

La pen­sée indi­vidu­elle est dev­enue un crime. Défense de dis­cuter ou d’avoir une opin­ion non conformiste.

Autre­fois, on admet­tait tout de même L’op­po­si­tion. On la lais­sait s’exprimer.

Depuis la guerre, l’oc­cu­pa­tion et la libéra­tion, il n’y a eu pour elle aucun réel moyen d’ex­pres­sion. Les occu­pants, puis les « libéra­teurs » ont tout pris. Ils ont monop­o­lisé la pen­sée. Ils ont pen­sé pour nous.

Nous avons été libérés. Mais du jour où les « Frisés » sont par­tis, c’est une autre tyran­nie qui s’est instal­lée. À demeure, cette fois.

― O ―

De quoi nous plaignons-nous ? Pen­dant des années, nous avons réclamé la Révolution.

Elle est venue, la Révo­lu­tion. Le vieux monde est mort.

Les class­es moyennes, les bour­geois — ces enne­mis de classe ! — ne sont plus qu’une curiosité his­torique. On les a étran­glés. Ceux qui ont survécu for­ment la cohorte lam­en­ta­ble des nou­veaux pau­vres. On s’a­chem­ine avec une folle rapid­ité vers l’arase­ment des class­es. Quand nous serons tous au même niveau, ce sera char­mant. C’est ça le pro­grès, parait-il. Et la source de bon­heur ? Du moins, ce sont nos tor­tion­naires qui nous l’affirment.

En réal­ité, de nou­veaux maîtres ont rem­placé ceux d’autre­fois qui, mal­gré tout, restaient assez débon­naires et con­ser­vaient dans leur despo­tisme une allure de grands seigneurs.

Ceux-là sen­tent le par­venu, comme la caque le poisson.

La libéra­tion devait mar­quer le point de départ d’une ère nouvelle.

C’est une ère nou­velle, en effet, qui a commencé.

Les malins ont com­pris tout de suite de quoi il retour­nait. Ils se sont rués sur les places. Écar­tant sou­vent les vrais résis­tants, par­lant haut, tran­chant net, ils ont épuré à tour de bras, décapité les admin­is­tra­tions publiques et les entre­pris­es, expul­sé les pro­fes­sion­nels chevron­nés. À nous, toutes les places ! À nous, la bonne soupe ! On a mis n’im­porte qui, n’im­porte où, pour n’im­porte quoi. Et vogue la galère !

Ça a don­né naturelle­ment ce que ça devait donner !

C’est-à-dire que, main­tenant, nous sommes, fort pro­pre­ment, dans la m…

― O ―

Cor­rup­tion en haut, cor­rup­tion partout.

« Pourquoi pas moi ? » se sont dit à leur tour le paysan, le commerçant.

Les vices ont fleuri, les ver­tus se sont fanées.

Le marché noir est devenu la règle. Le moin­dre com­merçant s’est mis à potass­er le code de la spécu­la­tion. Mer­cure est bien le dieu du com­merce et des voleurs. Rel­a­tive­ment hon­nête avant guerre, ce marc­hand de primeurs est devenu un gang­ster au petit pied. Son père avait mis quar­ante ans pour faire une mod­este for­tune. Lui, en trois ans, a fait sa pelote. Tout en souscrivant large­ment aux œuvres de la résis­tance et en pavoisant osten­si­ble­ment les jours imposés. Ce bouch­er de quarti­er n’ou­vrait son étal que quelques heures par semaine, pour débiter un seul bœuf. Il songe lui aus­si à se retir­er des affaires. Les petits spécu­la­teurs ont poussé comme des champignons. Cette concierge a ven­du de la « bidoche », à temps per­du, ou du char­bon, ou des pommes de terre. Cet employé de chemin de fer a gag­né dix fois plus à faire du troc qu’à servir la Com­pag­nie. Le paysan, trop sou­vent, n’a pas su résis­ter aux ten­ta­tions des écumeurs des cam­pagnes, raflant tout à prix d’or pour affamer les citadins.

À quoi bon con­tin­uer ! La pour­ri­t­ure a gag­né tous les milieux. L’aris­to­cratie des mar­goulins a rem­placé celle de sang bleu.

― O ―

Nous avons con­nu aus­si l’ère de la peur et du mensonge.

Quand Munich écla­ta, en 1938, un grand fris­son d’e­spoir sec­oua les foules. La guerre rec­u­lait. Quand on peut la tenir enchaînée, ne fût-ce que quelques mois, quelques jours, quelques min­utes même, peut-on hésiter ?

Pour­tant, aujour­d’hui, après que la guerre a passé, puis l’oc­cu­pa­tion, puis la Libéra­tion, qui fut quelque temps une sorte de Ter­reur révo­lu­tion­naire expi­atrice, pour céder rapi­de­ment la place à Ther­mi­dor, quels sont ceux qui osent encore recon­naître qu’ils ont été Muni­chois ? Ils ont peur. Parce que les grands moral­istes de la presse libérée des « trusts » con­tin­u­ent de pour­chas­s­er sans pitié les Muni­chois honteux !

Quand l’armistice écla­ta, 90% des Français pour le moins se réjouirent, poussèrent un cri unanime de soulagement.

Aujour­d’hui ? Com­bi­en restent-ils ? Ne répon­dons pas…

Quand Pétain — cette pau­vre baderne — régna, des foules innom­brables lui firent cortège à cha­cune de ses sor­ties tri­om­phales. Son por­trait s’é­ta­lait dans les vit­rines des bou­tiquiers, dans les salons bour­geois et dans les hum­bles. chaumières.

Vint la débâ­cle alle­mande. Les pétain­istes dis­parurent comme par enchante­ment et se muèrent en gaullistes con­va­in­cus et en résis­tants farouch­es. Le por­trait du général rem­plaça celui du maréchal. Et les mêmes foules innom­brables se pressèrent sur le pas­sage du libérateur…

Nous avions prévu que la guerre lais­serait der­rière elle plus de ruines morales que de dévas­ta­tions matérielles.

Nous pen­sions cepen­dant que la pen­sée reprendrait vite ses droits et, après une éclipse inévitable, brillerait de nou­veau dans un ciel désor­mais apaisé.

Nous avons été épou­van­tés de con­stater le peu de solid­ité de nos con­cepts chez ceux-là mêmes, des paci­fistes, pour tout dire, que nous croyions inac­ces­si­bles à l’a­ban­don de leur foi. Pas chez tous, hâtons-nous de le dire, mais enfin…

Était-il donc si dif­fi­cile de rester soi-même ? Mais oui, bien sûr…

― O ―

Répé­tons-le : ce n’est pas tout à fait la faute de l’homme lui-même, mais de la guerre, cette abom­inable destruc­trice des corps, des maisons, des biens, mais surtout des valeurs spirituelles.

L’homme n’a que trop d’ex­cus­es. Si l’on veut songer à ce qu’a été son exis­tence depuis 1939, à peu près sous toutes les lat­i­tudes ! On a fait si bon marché de la vie humaine ! Les bom­barde­ments des civils, l’oc­cu­pa­tion, les pri­va­tions, les dénon­ci­a­tions. Les nazis se sont déshon­orés à tout jamais par leurs crimes innom­brables et les hor­reurs des camps de con­cen­tra­tion. Mais les excès de la Libéra­tion n’ont pas servi sa cause. Mais la destruc­tion des villes japon­ais­es par la bombe atom­ique, ç’a été la per­fec­tion dans l’abom­i­na­tion. Mais, plus de trois ans après la fin des hos­til­ités, il y a encore des mil­liers de pris­on­niers qui, depuis dix ans, n’ont pas revu leur foy­er, leur femme, leurs enfants !

Et que la con­science humaine, devant de tels faits qui con­damnent sans appel une civil­i­sa­tion, n’ait même plus la force de s’indign­er, de se révolter, c’est la preuve qu’elle n’ex­iste plus !

Arrê­tons là ces réflex­ions dés­abusées. Il y aurait trop à dire.

Hélas ! Où est le temps où nous tra­vail­lions avec allé­gresse à l’avène­ment de jours meilleurs, à l’af­fran­chisse­ment de l’homme, à la dis­pari­tion de toutes les injus­tices, au tri­om­phe de la con­science sur toutes les formes de dom­i­na­tion, à la péren­nité de la paix !

Aujour­d’hui, l’avenir est bouché devant nous. Com­bi­en sommes-nous encore qui con­tin­uons à nour­rir ce rêve ?

Nous sommes si faibles, si désem­parés, et nous remuons devant un foy­er sans chaleur, dans la dépres­sion de la soli­tude, la mai­gre flamme de nos sou­venirs que ne peut même plus ali­menter le récon­fort de nos espoirs.

Cepen­dant, comp­tons-nous quand même. Apprenons à nous con­naître et à nous retrou­ver. Restons dignes de tous ceux qui nous ont précédés et qui nous ont enseigné que, sans les chimères méta­physiques aux­quelles ils ont cru — et nous après eux — il n’y a pas de rai­son de vivre.

Nous mar­chons à tâtons dans la nuit : qu’au moins Défense de l’Homme nous apporte un peu de lumière et de consolation.

Robert Tourly


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