La Presse Anarchiste

Jules Vallès « collaborateur » en 1870

En août 1870, Val­lès ne partageait point l’en­t­hou­si­asme d’une pop­u­lace en délire qui, trompée par ses maîtres d’un jour, croy­ait dur et ferme à la vic­toire, alors que l’en­ne­mi foulait le sol du pays. Il ne se fai­sait aucune illu­sion à ce sujet, sachant com­bi­en les bobards les plus invraisem­blables sont accueil­lis les yeux fer­més par des gens qui pren­nent leurs désirs pour des réal­ités. L’e­sprit cri­tique leur fai­sait défaut, cet esprit cri­tique dont tous les écrits du maître pam­phlé­taire étaient imprégnés. Com­bat­tre l’opin­ion publique, cette reine du monde, telle était la tâche qu’il s’é­tait assignée en ces jours som­bres de l’an­née terrible.

Anti­mil­i­tariste cent pour cent, con­temp­teur-né des « saignées purifi­ca­tri­ces » chères à Joseph de Maistre et à Mgr Bau­drillart, il pou­vait alors pass­er pour défaitiste, être qual­i­fié de traître et de « col­lab­o­ra­teur », lui dont le patri­o­tisme n’avait jamais été que l’amour de la paix. Navré plus que tout autre de voir le pays des Droits de l’Homme tombé si bas, par la faute de ses dirigeants comme par celle de ses dirigés, il souhaitait de toute son âme son redresse­ment à brève échéance. Il se révoltait à l’idée que ce pays aurait bien du mal à se relever tant que l’e­sprit de revanche sévi­rait par­mi ses conci­toyens, divisés par la haine et les pas­sions par­ti­sanes. Con­statant que de chaque côté des fron­tières la guerre avait été voulue, d’une part par les maîtres de l’heure, dans l’e­spoir de main­tenir les peu­ples dans la servi­tude, d’autre part, par les esclaves, dans celui de bris­er leurs chaînes, il s’af­fir­mait plus que jamais le réfrac­taire qui se refuse à hurler avec les loups. Rien ne lui répug­nait plus que l’élo­quence foraine d’un Gam­bet­ta, incar­nant le politi­cien pro­fes­sion­nel qui spécule sur le patri­o­tisme des foules. En pleine mêlée sociale, tout en planant au-dessus d’elle, puisqu’il se refu­sait à par­ticiper à la psy­chose col­lec­tive, il eût voulu que la même énergie, déployée par le peu­ple pour faire son mal­heur, fût employée par lui à faire son bon­heur. Ce qui sem­blait une utopie, ce peu­ple, avide de repré­sailles, n’ayant pas encore assez souf­fert et s’ap­prê­tant à « remet­tre ça ». Maîtres de la rue, les brail­lards fai­saient un mau­vais par­ti aux hommes libres, qui, tel Val­lès, n’ap­plaud­is­saient point à leurs rodomon­tades de Gri­bouilles qui, se jetant à l’eau de peur de se mouiller, se noy­aient imman­quable­ment. Tout paci­fiste étant mal vu par ces faux résis­tants, Val­lès, qui ne craig­nait point de man­i­fester tout haut dans la rue ses sen­ti­ments, man­qua d’être lynché par une meute hurlante de man­i­fes­tants que ses pro­pos avaient heurtés. Il était à ce moment à peu près seul de son avis. Il pou­vait faire cette con­stata­tion qu’à vouloir le bon­heur du peu­ple on ne récolte que de l’in­grat­i­tude, quand ce n’est point s’ex­pos­er à la mort. Surtout quand on lui dit ses vérités, ce que le peu­ple n’aime guère.

Il faut voir avec quelle verve il fustige la bêtise humaine. Quelle sincérité dans sa révolte ! Quels accents de colère qu’il ne peut réprimer ! Il s’in­surge con­tre ceux qu’il appelle « les barbes de 48 », ces soi-dis­ant « esprits avancés » qui trait­ent de « prussiens » — le mot « boche » n’avait pas encore été inven­té — ceux qui ne pensent pas comme eux. Il s’in­surge con­tre l’usage immod­éré qui est fait de la Mar­seil­laise, cette Mar­seil­laise que l’on accom­mode à toutes les sauces et qui est dev­enue un vul­gaire can­tique d’É­tat. « C’est, écrit-il dans L’In­surgé, ce livre dans lequel il s’est mis tout entier, le tin­te­ment de la cloche du cou des bes­ti­aux que l’on mène à l’a­bat­toir. » Ils y courent tête bais­sée. Protes­ta­tion d’un indi­vid­u­al­iste qui refuse de suiv­re le trou­peau, lequel suit lui-même aveuglé­ment ses mau­vais bergers.

L’«élite », pour Val­lès, ne vaut pas mieux que le trou­peau. Comme lui, elle ne rêve que plaies et boss­es. Comme lui, la vue du sang la grise. Comme lui, elle crie vengeance. Si elle fait mine de se révolter, c’est afin de mieux se soumet­tre. Elle marche au pas, comme un seul homme, sur un sig­nal ! Ses con­frères de la presse, qui se sen­taient des âmes de héros, n’é­taient rien moins, con­statait-il avec amer­tume, que « des roman­tiques et des cabotins ». Il aurait aus­si bien pu dire : des fan­toches. Le franc-par­ler de l’in­surgé ne ménage per­son­ne, pas même ses amis. Il con­nut alors la tristesse de voir son paci­fisme, qui pour­tant n’avait rien de bêlant, bafoué par ces cheva­liers de l’e­scritoire qui pul­lu­lent dans toutes les guer­res, se bat­tant avec des encriers et des porte-plume con­tre l’en­ne­mi hérédi­taire du moment. La mobil­i­sa­tion qui, à ce que l’on nous assure, n’est point la guerre, avait été, pour ce non-con­formiste impéni­tent, le plus hor­ri­ble spec­ta­cle qu’il ait jamais con­tem­plé de sa vie ! Il avait vu ces foules répon­dre aveuglé­ment à l’or­dre qui leur était don­né et pren­dre d’as­saut les trains, pour rejoin­dre plus vite les champs de mort.

Tan­dis qu’en cette pre­mière quin­zaine du mois août, une fausse dépêche annonçait aux Parisiens que l’en­ne­mi avait été mis hors d’é­tat de nuire, alors qu’il n’en était rien, Val­lès s’in­surgeait con­tre ce men­songe. Humil­ié dans son orgueil, furieux d’avoir été trompé, le « pop­u­laire » rugis­sait plus que de cou­tume, s’en prenant aux paci­fistes, aux­quels il attribuait la défaite. L’ép­ithète d’«espion » s’a­bat­tit comme un fer rouge sur les épaules de Val­lès qui, accusé du même coup de provo­ca­tion à la guerre civile, fut con­duit sous bonne escorte au Dépôt, puis relâché par un bon juge dans un but d’apaisement.

Jules Val­lès croy­ait, aux journées d’août 1870, que le moment était enfin venu, pour l’Em­pire, de ren­dre l’âme. Il comp­tait pour cela sur le soulève­ment du peu­ple, revenu à la rai­son. Son espoir fut déçu. Tant par la mal­adresse des révo­lu­tion­naires que par la veu­lerie de ce peu­ple, le com­plot échoua. Il avait cru pou­voir join­dre la pra­tique à la théorie, les actes aux paroles. La man­i­fes­ta­tion du 14 août, à la Vil­lette, à laque­lle il avait pris part avec plusieurs de ses cama­rades, fit fias­co. Deux d’en­tre eux furent con­damnés à mort et les autres empris­on­nés. Val­lès, qui était sor­ti de la bagarre sain et sauf, plai­da chaleureuse­ment leur cause auprès de Michelet, tan­dis que Gam­bet­ta exigeait pour les coupables un châ­ti­ment exemplaire.

Enfin, l’Em­pire tom­ba le 4 sep­tem­bre, ce qui libéra les enfer­més. Val­lès et ses amis respirèrent, sans pour cela aban­don­ner la lutte con­tre toutes les tyran­nies, mais en ce mois d’août 1870, l’au­teur de l’In­surgé l’avait échap­pé belle !

Gérard de Lacaze-Duthiers


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